2.3. La limitation de la liberté de religion 107
2.3.4. Le maintien relatif d'une interprétation large et libérale en droit québécois 123
En 2009, dans l'arrêt Huttérites, la Cour suprême du Canada est plus attentive à une approche limitative de la liberté de religion, s'intéressant à certaines considérations sociétales et aux questions relatives à la sécurité juridique410. La Cour considère en effet que « l'intégrité d'une politique publique » peut constituer en soi, sans avoir nécessairement de justification empirique, une mesure légitime et justifiée afin de refuser de consentir à un accommodement raisonnable411. En 2003, la province de l'Alberta adopte un nouveau règlement qui universalise la photo obligatoire nécessaire à l'obtention d'un permis de conduire. Son objectif est de lutter contre le risque de fraude dans cette province où le permis de conduire est utilisé comme principale pièce d'identité. Or, les membres de la colonie des frères huttérites, regroupement religieux comptant environ 300 membres en Alberta, contestent ce règlement sur la base d'une croyance religieuse sincère, soit le refus de se laisser photographier412. Ils proposent alors qu'on leur accorde un accommodement raisonnable : leur délivrer un permis de conduire sans la photo, avec la mention « Non valide comme pièce d'identité ».
409 Guy CARCASSONNE, « Débat autour de la décision du Conseil constitutionnel n° 2010-‐‑613 DC du 7 octobre 2010 », D 2011.51 et suiv.
410 Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, [2009] 2 R.C.S. No 567 (CSC 37). 411 Id., par. 570.
412 « Les membres de la colonie huttérite Wilson ont un mode de vie rural et communautaire et ils exercent diverses activités commerciales. Ils refusent, pour des motifs religieux, de se laisser photographier [...] Les membres de la colonie Wilson, comme de nombreux autres huttérites, croient que le deuxième commandement leur interdit de se faire photographier volontairement. Il s’agit d’une croyance sincère ». Id., par. 2 et 7.
Pour la Cour, on ne peut consentir à cet accommodement raisonnable, car l'objectif même de la mesure gouvernementale, soit la lutte contre la fraude et la lutte contre le risque de fraude, empêche de délivrer ne serait-ce qu'un seul permis de conduire sans la photographie. Pour elle, « le seul moyen de réduire le plus possible ce risque est la photo obligatoire »413. En demandant la délivrance de permis de conduire sans photographie, même en petit nombre, les plaignants demandent en fait au gouvernement de « transiger grandement » à son objectif. Il s'agit de protéger l'intégrité de la politique publique, dans ce cas la poursuite du risque zéro en matière de fraude et de vol d'identité. En se basant sur le test d'Oakes, la photo obligatoire et universelle sur la pièce d'identité représente ainsi une mesure ayant un objectif légitime (la lutte contre le risque de fraude est une préoccupation réelle et urgente) et a un lien rationnel avec l'objectif poursuivi (l'obligation universelle). La solution proposée par les huttérites atteint certes moins directement leur liberté de religion, mais elle contribue selon la Cour à faire dévier le gouvernement de son but de lutte au risque zéro. La mesure proposée et le refus de consentir à l'accommodement raisonnable atteignent donc minimalement la liberté de religion des plaignants en ce sens que toutes les autres solutions envisagées ne sont pas satisfaisantes.
Pour la juge en chef écrivant l'opinion majoritaire, les tribunaux inférieurs abordant différemment la question de l'atteinte minimale prévue au test d'Oakes s'inspirent à tort de l'analyse effectuée dans Multani. Selon elle, il faut maintenir la distinction entre une analyse fondée sur la notion d'accommodement raisonnable, qui devrait être appliquée uniquement lorsqu'une pratique administrative est en cause et appelle à une réponse individualisée, et une
analyse fondée sur l'atteinte minimale, où un acte gouvernemental est attaqué414. Pour la juge en chef, l'atteinte minimale et l'accommodement raisonnable « sont distincts sur le plan conceptuel » : le premier renvoie à des mesures d'application générale qui ne sont pas par nature adaptées aux besoins particuliers de chacun, contrairement au second, pour lequel il s'agit d'un processus dynamique entre deux parties fondé sur les droits de la personne et dans le cadre du fonctionnement d'un établissement public ou privé415. La Cour juge dès lors que les effets bénéfiques de la mesure gouvernementale sont proportionnels aux effets préjudiciables sur la liberté de religion des plaignants. L'acte gouvernemental ne les contraint pas à se faire photographier : il a principalement pour effet préjudiciable d'empêcher les huttérites de conduire un véhicule, ce qui n'est pas, pour la Cour, un « droit, mais un privilège »416.
Pour certains, cet arrêt Huttérites représente une approche plus limitative au regard de la liberté de religion en mettant à distance l'accommodement raisonnable et certaines considérations d'ordre empirique417. Pour la juge Abella, dissidente dans le jugement, cette distinction abstraite entre « pratique administrative » et « acte gouvernemental », où s'appliquerait l'accommodement raisonnable dans le premier cas, risque vraisemblablement de
414 Id., par. 66; Pour José Woehrling, il est possible de tracer un parallèle entre cette réticence de la juge en chef relativement à l’accommodement raisonnable et les répercussions sociales importantes de l’arrêt Multani au Québec, bien qu’il soit impossible de démontrer clairement une relation de cause à effet. José WOEHRLING, « L’arrêt Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony (2009) -‐‑ Quand la Cour suprême
s’efforce de restreindre les accommodements en matière religieuse », dans Mario NORMANDIN (dir.), Proportionnalité et accommodements. Actes des conférences 2010 de la section droit constitutionnel et droits de la personne de l’ABC-‐‑Québec, Cowansville, Édition Yvon Blais, 2010 à la page 119.
415 Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, préc., note 410, par. 68. 416 Id., par. 98.
417 La juge Abella, dissidente, a souligné avec insistance le fait qu’il existe près de 700 000 Albertains qui n’ont pas de permis de conduire. Pour elle, il semble difficile de concevoir le fait que d’un côté moins de 300 huttérites demandant un permis de conduire sans photographie constitue une atteinte à l’intégrité de la politique publique alors que d’un autre côté 700 000 n’ont pas de permis de conduire du tout. Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, préc., note 410; Voir aussi J. WOEHRLING, préc., note 414.
réduire la pleine portée du droit à la liberté de religion418. La mise de côté de considérations empiriques à l'appui d'une reconnaissance pour l'État de ne pas accommoder une petite minorité représente pour certains une remise en question de l'interprétation large et libérale pourtant caractéristique du droit québécois et canadien419.
Plus récemment, en 2012, la Cour a statué sur la possibilité de demander à une témoin de retirer son signe religieux recouvrant le visage (le niqab) afin de respecter le droit à un procès juste et équitable d'un accusé, notamment en garantissant la possibilité d'évaluer la crédibilité de son témoignage420. La Cour avait donc à analyser deux catégories de droits garantis par la
Charte canadienne, soit la liberté de religion de la présumée victime (art. 2a)) et le droit des
accusés à un procès juste et équitable, protégé par l'art. 7 et l'art 11d)421. La crédibilité du témoignage de N.S. était alors remise en question, étant donné que l'on ne pouvait voir son visage. Il s'agissait pour la Cour de tenter de concilier les droits en conflits. Cet arrêt N.S. semble d'ailleurs représentatif du paysage constitutionnel actuel, en mutation concernant la
418 Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, préc., note 410, par. 98.
419 José WOEHRLING, « Quand la Cour suprême s’applique à restreindre la portée de la liberté de religion: l’arrêt Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony », (2011) 45 Revue juridique Thémis 11-‐‑41; Richard MOON, « Accommodation Without Compromise: Comment on Alberta v. Hutterian Brethren of Wilson
Colony », (2010) 51-‐‑2d SCLR 95-‐‑130, 130; Nathalie DES ROSIERS, « Freedom of Religion at the Supreme
Court in 2009: Multiculturalism at the Crossroads? », (2010) 51-‐‑2d SCLR 73-‐‑94; Janet Epp BUCKINGHAM,
« Drivers Needed: Tough Choices from Alberta v. Wilson Colony of Hutterian Brethren », (2009) 109 Constitutional Forum Constitutionnel 109-‐‑118.
420 R. c. N.S., [2012] 3 R.C.S. No 726 (CSC 72). Cette affaire résulte d’abord d’un autre procès portant sur une agression sexuelle, qui a été interrompu et envoyé devant la Cour suprême, étant donné que la personne qui témoignait désirait faire son témoignage avec un niqab. Il s’agit d’une femme (N.S.), qui était appelée à témoigner dans un procès où deux accusés faisaient face à des chefs d’accusation d’agression sexuelle envers elle. Les deux accusés (cousin et oncle de la présumée victime) ont demandé une ordonnance obligeant N.S. à enlever son niqab pour faire sa déposition. N.S a affirmé que sa croyance religieuse l’obligeait à porter le niqab en public. Ce procès en première instance a donc été interrompu afin de statuer sur la question du port du niqab lors d’un témoignage.
liberté de religion. Il présente trois opinions assez différentes sur la réponse à donner concernant le port du niqab au tribunal par une témoin.
L'opinion majoritaire, écrite par la juge en chef, tient à rappeler la démarche retenue au Canada pour régler les conflits impliquant la liberté de religion, soit la recherche de solutions d'accommodement dans la mesure du possible, dans le but de respecter la conviction religieuse422. La juge en chef McLachlin soutient que l'on doit rejeter deux positions « extrêmes » consistant soit à répondre que la personne doit toujours retirer son niqab dans une salle d'audience, qui serait alors considérée comme un espace neutre où la religion n'a pas sa place, soit à répondre que la personne doit toujours avoir le droit de témoigner avec son niqab à titre de garantie relative à la liberté de religion423. Pour la juge en chef, une « réponse laïque obligeant les témoins à laisser de côté leur religion de la salle d'audience » est incompatible avec la jurisprudence et la tradition canadienne. Cette tradition, dit-elle, nous sert bien depuis plus d'un demi-siècle : « s'en écarter aurait pour effet d'engager le droit dans une nouvelle voie parsemée de virages et de détours inconnus »424. Cependant, elle reconnaît que le fait qu'un témoin puisse toujours témoigner à visage voilé peut rendre un procès inéquitable, étant donné l'importance accordée à l'évaluation de la crédibilité du témoignage. La réponse à offrir est plutôt la suivante : permettre au témoin de déposer à visage voilé à moins que cela ne porte atteinte de façon injustifiée au droit de l'accusé à un procès juste et équitable425. Il revient alors au juge en présence de prendre la décision de savoir si, oui ou non, il sera possible pour la personne de conserver son niqab durant son témoignage.
422 Id., par. 54. 423 Id., par. 1. 424 Id., par. 54. 425 Id., par. 1.
La juge Abella, dissidente, admet d'entrée de jeu qu'il est préférable de voir plus que moins les expressions faciales des témoins. Cependant, elle souligne qu'il peut arriver que des personnes témoignent sans que l'on voie leur visage, dans les cas de handicaps physiques notamment, ou quand la possibilité de voir leur visage est altérée, durant un témoignage par vidéoconférence, par exemple. Selon elle, on devrait toujours autoriser le port du niqab dans un tribunal. « Je n'arrive pas, dit-elle, à voir pourquoi les femmes qui témoignent en portant le niqab devraient être traitées différemment »426. Le préjudice que l'on cause à une plaignante en l'obligeant à enlever son niqab l'emporte généralement sur toute atteinte à l'équité du procès. Interdire a
priori le port du niqab pourrait avoir pour conséquence de freiner la participation à un
témoignage, ce qui est particulièrement grave dans le cas de femmes s'estimant victimes d'agressions sexuelles427. Pour la juge Abella, une telle interdiction uniforme reviendrait « à poser sur la porte de la salle d'audience une affiche disant : "Les minorités religieuses ne sont pas les bienvenues" »428.
Pour le juge Louis Lebel, dissident en partie, cette affaire introduit de nouvelles interrogations sur le sens du multiculturalisme dans notre environnement démocratique429. « J'estime, dit-il, qu'il faut adopter une règle claire. Le Canada s'est développé et formé autour de valeurs communes, où certaines favorisent l'interaction entre tous les membres de notre société »430. Dans ce contexte, le port du niqab ne devrait pas être permis en raison de son incidence sur les 426 Id., par. 82. 427 Id., par. 94. 428 Id., par. 95. 429 Id., par. 61. 430 Id., par. 71.
droits de la défense431. La Charte canadienne exige certes une ouverture aux nouvelles différences qui apparaissent au Canada, mais aussi « l'acceptation du principe qu'elle reste en contact avec les racines de notre société démocratique contemporaine »432. Revenant sur l'opinion du juge en chef Dickson, qui affirmait que la Constitution et la Charte canadiennes représentent un « arbre vivant » capable de croître et de s'adapter aux changements sociaux, le juge Lebel apporte une précision : « L'"arbre vivant" continue de croître, mais toujours à partir de ses mêmes racines. »433