1.2. Une accélération de l'attention portée au hijab depuis le début des années 2000 56
1.1.2. Le hijab au sein des établissements scolaires en France et au Québec 56
1.1.2.1. L'approche permissive du Conseil d'État en 1989 57
En France, les premières décisions prises concernant le port de signes religieux dans les établissements scolaires à la fin des années 1980 sont en faveur d'une interprétation libérale et permissive. La première décision juridique reliée à une « affaire des foulards »172 est prise par le Conseil d'État dans son avis du 27 novembre 1989173. Après une controverse publique reliée à l'expulsion de trois élèves d'un collège public au motif qu'elles portaient le hijab, le ministre de l'Éducation de l'époque, Lionel Jospin, refuse de passer une loi et préfère alors saisir le Conseil d'État afin d'obtenir des clarifications juridiques sur la compatibilité entre le respect du principe de laïcité et le port de signes religieux.
Dans son avis du 27 octobre 1989, le Conseil d'État conclut que le principe de laïcité ne constitue pas un obstacle au port du foulard islamique par les élèves fréquentant les établissements publics préuniversitaires174. Le juge administratif reconnaît d'abord que le
171 Cécile LABORDE, Critical Republicanism. The Hijab Controversy and Political Philosophy, Oxford, OUP, 2008; Voir également John R. BOWEN, « Why did the French Rally to a Law Against Scarves in Schools? »,
(2008) 68-‐‑1 Droit et Société 33-‐‑52; John R. BOWEN, « Recognising Islam in France after 9/11 », (2009) 35-‐‑3 Journal of Ethnic and Migration Studies 439-‐‑452.
172 Une présentation de l'ʹhistorique de l'ʹaffaire des foulards est détaillée dans l'ʹAnnexe A : L'ʹ« affaire des foulards » (1989-‐‑2004).
173 CE, 27 octobre 1989, Avis «Port du foulard islamique», préc., note 66. 174 Id.
principe de laïcité impose « la liberté de conscience des élèves » et comporte pour ceux-ci « le droit d'exprimer et de manifester leurs croyances religieuses à l'intérieur des établissements scolaires, dans le respect du pluralisme et de la liberté d'autrui »175. Le Conseil confirme alors que « le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n'est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité »176. En précisant que le port de signes religieux n'est pas « par lui-même » incompatible avec le respect de la laïcité, le Conseil souligne qu'un signe religieux ne peut avoir par essence, ou intrinsèquement, une signification incompatible avec les exigences découlant de la neutralité religieuse de l'État. Ce n'est pas le signe en lui-même qui peut poser problème par rapport à la neutralité religieuse de l'école, mais bien le fait de le porter dans des conditions qui « compromettraient [la] santé ou [la] sécurité, perturberai[en]t le déroulement des activités d'enseignement et le rôle éducatif des enseignants, enfin troubleraient l'ordre dans l'établissement ou le fonctionnement normal du service public »177.
Le Conseil précise par là qu'il est possible de limiter le port de signes religieux pour des raisons matérielles telles que la santé, la sécurité ou le bon fonctionnement de l'établissement. Si le caractère ostentatoire ou revendicatif d'un signe religieux qui « constituerait un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande » trouble l'ordre au sein de l'établissement, il est alors possible de l'interdire. Ainsi, selon cet avis, la laïcité n'est pas une justification raisonnable à l'interdiction du port de signes religieux178. Le juge administratif
175 Id. 176 Id. 177 Id.
178 Pour Jean Rivero, « par lui-‐‑même, il [le port du signe] ne peut guère constituer un acte de prosélytisme si celui qui l’arbore ne tient pas des propos par lesquels il invite ses camarades à suivre son exemple et à se
précise alors qu'il appartient aux autorités détentrices du pouvoir disciplinaire « d'apprécier, sous le contrôle du juge administratif » si le port par un élève d'un signe religieux constitue une faute au regard des conditions posées dans l'avis. Il s'agit ainsi d'une approche au cas par cas basée sur des critères pragmatiques.
Trois ans plus tard, dans sa décision du 2 novembre 1992, le Conseil d'État rappelle cette approche libérale, statuant au contentieux en annulant un règlement intérieur interdisant uniformément le port de signes religieux dans un établissement scolaire179. Dans ses conclusions, le commissaire du gouvernement, David Kessler, résume la décision en mentionnant que « l'enseignement est laïque, non parce qu'il interdit l'expression des différentes fois, mais au contraire parce qu'il les tolère toutes ». Cependant, cette décision ne satisfait pas le législateur, qui décide d'adopter une circulaire le 20 septembre 1994, écrite par François Bayrou, alors ministre de l'Éducation nationale, autorisant l'interdiction de tous les signes religieux dans les établissements scolaires180. Selon cette circulaire, les signes religieux sont « en eux-mêmes, des éléments de prosélytisme »181. En effet, on peut y lire que « les signes et les tenues qui sont interdits sont ceux dont le port conduit à se faire immédiatement reconnaître par son appartenance religieuse tels que le voile islamique, quel que soit le nom qu'on lui donne, la kippa ou une croix de dimension manifestement excessive »182.
convertir à sa foi ». Jean RIVERO, « note sous CE, Ass. Avis n°346.893, 27 novembre 1989, Port des signes
d’appartenance religieuse dans les établissements d’enseignement public », RFDA 1990, 1.
179 CE, 2 novembre 1992, Kherouaa et autres, Rec., p. 389, RFDA, 1993, p. 112, conclu. D. Kessler, D., 1993, p. 108, note G. Koubi, AJDA, 1992, p. 790, chron. C. Maugüé et R. Schwartz; RDP, 1993, p. 220, note P. Sabourin; JCPG, 1993, II, 21998, note P. Tedeschi.
180 Circulaire du 20 septembre 1994, relative au port de signes ostentatoires dans les établissements scolaires, BOEN, n°35, 29 septembre 1994.
181 Ibid. 182 Ibid.
Cependant, la légalité de la circulaire est remise en question par une association en vue de son annulation, mais le Conseil d'État s'y oppose en précisant que la circulaire « ne contient, par elle-même, aucune disposition directement opposable aux administrés »183. Bien que la valeur juridique d'une circulaire soit relative184, son adoption est tout de même médiatisée et contribue à maintenir le débat public sur la question du port de signes religieux185. Par ailleurs, sept ans après la publication de son avis, dans sa décision du 27 novembre 1996, le Conseil d'État rappelle à nouveau son cadre juridique en confirmant l'illégalité de l'interdiction uniforme et principielle du port de signes religieux dans les établissements scolaires186.