0.2. L'apport interdisciplinaire du droit et de la sociologie 16
0.2.2. Dépasser l'aporie entre les approches interne et externe : pour une étude du droit
Les juristes et les sociologues peuvent alors s'intéresser au droit en tant qu'objet de connaissance. La sociologie du droit (ou sociologie juridique) se situe ainsi au carrefour des deux disciplines, souvent envisagées comme étant mutuellement exclusives51. Il s'agit d'une sous-discipline pouvant être pratiquée tant par les juristes que les sociologues. Cependant, la dichotomie entre les approches interne et externe définies ci-dessus contribue encore aujourd'hui à un combat pour la légitimité du savoir52. Selon Pierre Bourdieu, les critères de scientificité valorisés et défendus par les juristes ou les sociologues peuvent varier et ainsi
49 P. L. BERGER, préc., note 47, p. 52.
50 Claude DUBAR, « Le pluralisme en sociologie: fondements, limites, enjeux », Socio-‐‑logos 2006.1, en ligne : <https://socio-‐‑logos.revues.org/20 (page consultée le 13 juin 2016)>.
51 À ce sujet, on peut consulter notamment Max WEBER, Sociologie du droit, Paris, Presses universitaires de France, 2007; Jean CARBONNIER, Flexible droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur, Paris, Libraire
générale de droit et de jurisprudence, 1988; Id.; Guy ROCHER, Études de sociologie du droit et de l’éthique,
Montréal, Éditions Thémis, 1996.
52 Voir à ce sujet Mathieu ALBERT, « La définition des critères de scientificité: un débat philosophique et sociologique », (2013) Hors Série-‐‑15 Recherches Qualitatives 55-‐‑59.
alimenter ces points de vue jugés alors antagonistes53. Pour les uns, une étude sur le droit doit passer par une connaissance approfondie des dynamiques internes du droit, où celui-ci est parfois présenté comme un système auto-poïétique54 ; pour les autres, toute prétention de connaissance ne saurait se passer d'une méthodologie empirique55.
Pourtant, les juristes et les sociologues peuvent avoir des objectifs communs56. Une des préoccupations des chercheurs de ces deux disciplines est justement cet intérêt pour le dépassement de l'aporie entre les perspectives interne et externe lorsqu'il est question d'étudier le droit en société57. Il s'agit alors non pas seulement d'étudier l'interaction entre le droit et la société, mais d'amorcer les réflexions à partir de celle-ci. Selon Jacques Commaille, le dépassement de la « frontière » disciplinaire entre l'interne et l'externe contribue à reformuler les questions jusque-là posées sur une conception dichotomique entre une sociologie du droit menée par les juristes ou une sociologie du droit menée par les sociologues, en passant du « pourquoi » au « comment »58.
53 Pierre BOURDIEU, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique », (1986) 64 Actes de la recherche en sciences sociales 3-‐‑19.
54 Sur la théorie systémique, on peut consulter Niklas LUHMANN, Systèmes sociaux. Esquisse d’une théorie générale, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010; Niklas LUHMANN, Law as a social system, Oxford,
Oxford socio-‐‑legal studies, 2004; Gunther TEUBNER, Le droit, un système auto-‐‑poïétique, Paris, PUF, 1993.
55 Selon Jean-‐‑François Gaudreault-‐‑DesBiens, on peut noter la présence d’un «antijuridisme rampant» qui marque les sciences sociales et au premier chef la sociologie. Jean-‐‑François GAUDREAULT-‐‑DESBIENS,
« Libres propos sur l’essai juridique et l’élargissement souhaitabe de la catégorie “doctrine” en droit », dans Karim BENYEKHLEF (dir.), Le texte mis à nu, Montréal, Thémis, 2009 à la page 148.
56 Nous avons discuté plus en détail de cet aspect ailleurs. Voir Bertrand LAVOIE, « Écueils et objectifs partagés entre juristes et sociologues: Réflexions sur le dialogue interdisciplinaire entre le droit et la sociologie », (2014) 29-‐‑1 Canadian Journal of Law and Society / Revue canadienne de droit et société 93-‐‑101. 57 Voir à ce sujet Jean-‐‑Guy BELLEY, « Une métaphore chimique pour le droit », dans Jean-‐‑Guy BELLEY (dir.),
Le droit soluble: contributions québécoise à l’étude de l’internormativité, Paris, LGDJ, 1996; Antoine BAILLEUX et
François OST, « Droit, contexte et interdisciplinarité: refondation d’une démarche », (2013) 70-‐‑1 Revue interdisciplinaire d’études juridiques 25-‐‑44.
58 Jacques COMMAILLE, « Les nouveaux enjeux épistémologiques de la mise en contexte du droit », (2013) 70-‐‑1 Revue interdisciplinaire d’études juridiques 62-‐‑69.
Par exemple, au lieu de se poser la question classique en sociologie du droit, soit « Le droit est-il un reflet ou une source des changements sociaux ?», on peut se poser la question suivante : « Comment le droit est-il utilisé afin de promouvoir ou de freiner les changements sociaux ? ». Il s'agit ainsi de s'intéresser à la mobilisation du droit par les acteurs sociaux, à l'appréciation personnelle et aux actions prises en fonction de la représentation que ces acteurs en ont. À ce titre, les études sur la conscience du droit peuvent nous être utiles. Développé au cours des années 1980 et 1990, le concept de conscience du droit renvoie à la compréhension de celui-ci avancée par les acteurs sociaux au quotidien59.
Plusieurs études ont, dans cette perspective, démontré l'importance de la conscience du droit sur le comportement ainsi que sur les actions prises par des individus vis-à-vis d'un ou de plusieurs aspects du droit de l'État, que ce soit en famille, en société ou au travail60. On parle en ce sens du droit dans la société61. Il s'agit de proposer une étude descriptive qui ne s'inscrit pas dans l'horizon normatif, constitutif d'une théorie du droit62. Sur le plan épistémologique, de telles études ont notamment pour but d'atténuer, sans les abolir, les différences
59 Jérôme PELISSE, « A-‐‑t-‐‑on conscience du droit? Autour des Legal Consciousness Studies », (2005) 59-‐‑2 Genèses 114-‐‑130.
60 Voir notamment Patricia EWICK et Susan S. SILBEY, The Common Place of Law. Stories from Everyday Life, Chicago, University of Chicago Press, 1998; Susan S. SILBEY et Patricia EWICK, « Devant la loi: la
construction sociale du juridique », dans KOURILSKY-‐‑AUGEVEN (dir.), Socialisation juridique et conscience du droit: attitudes individuelles, modèles culturels et changement social, Paris, LGDJ, 1997, p. 3357; Dave COWAN,
« Legal Consciousness: Some Observations », (2004) 67-‐‑6 Modern Law Review 928-‐‑958; Simon HALLIDAY et
Bronwen MORGAN, « I Fought the Law and the Law Won? Legal Consciousness and the Critical
Imagination », (2013) 66 Current Legal Problems 1-‐‑32. 61 (Brian Z.) TAMANAHA, préc., note 40.
disciplinaires entre le droit et la sociologie63. Sur le plan méthodologique, cela peut consister à s'intéresser, dans un premier temps, au droit positif, pour voir ensuite comment celui-ci, ou certains aspects de celui-ci, sont appropriés et mobilisés par des individus, que ce soit en famille, en public ou au travail.