2.2. La définition juridique de la religion 99
2.2.1. La définition juridique de la religion en France : entre objectivité et subjectivité 99
L'analyse du droit à la liberté de religion en France se fait conjointement à la définition juridique de la religion avancée par la CEDH en vertu de l'art. 9 de la CvEDH321. Le Conseil constitutionnel, dans le cadre d'une saisie effectuée en 2004 par le président de la République concernant l'établissement d'une « constitution européenne », mentionne que la liberté de religion doit être interprétée dans « le même sens et la même portée » que celui garanti par l'art. 9 de la CvEDH322. Pour Pierre-Henri Prélot, le Conseil constitutionnel choisit de laisser la liberté de religion dans l'état où il l'interprétait déjà, à savoir les sources conventionnelles
319 Lori BEAMAN, « Defining Religion: The Promise and the Peril of Legal Interpretation », dans Richard MOON (dir.), Law and Religious Pluralism in Canada, Vancouver, UBC Press, 2008, p. 192-‐‑216.
320 Bruce RYDER, « The Canadian Conception of Equal Religious Citizenship », dans Richard MOON (dir.), Law and Religious Pluralism in Canada, Vancouver, UBC Press, 2008, p. 87-‐‑109.
321 En 1973, la France a ratifié la CvEDH. Une décision prise par un tribunal français peut dès lors être portée en appel devant la CEDH afin de vérifier sa conventionnalité avec la CvEDH.
322 CC, Décision n°2004-‐‑505 DC du 19 novembre 2004, Traité établissant une Constitution pour l'ʹEurope. RCC, p. 173; AJDA, 2004, p. 2248, note S. Blondel; JCPA, 2005, 102, note M. Gauthier; D, 2005, p. 100, note D. Chagnollaud; JCPA, 2004, p. 1707, note O. Gohin, D, 2004, p. 3075, note B. Mathieu, AJDA, 2004, p. 2417, note M. Verpeaux.
européennes323. L'analyse conjointe de la liberté de religion (droit français et droit européen) permet de distinguer deux dimensions à une définition juridique de la religion.
La première dimension correspond à une conception individuelle et subjective de la liberté de religion. Dans le premier arrêt concernant la liberté de religion rendu par la CEDH en 1993, l'arrêt Kokkinakis, la définition juridique de la religion qui y est proposée souligne que celle-ci relève d'abord du for intérieur en matière de croyances religieuses et que cette dimension figure parmi les éléments les plus essentiels de l'identité des croyants et de leur conception de la vie324. Pour la Cour, la protection offerte à l'art. 9 représente l'une des assises d'une « société démocratique » au sens de la CvEDH; il en va « du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – consubstantiel à pareille société »325. Cette première dimension subjective de la croyance religieuse vise ainsi l'autonomie du croyant, c'est-à-dire la liberté de changer de religion ou de décider de ne plus en avoir. Cette liberté du « for intérieur », comme le mentionne la CEDH, renvoie au sentiment subjectif de celui qui invoque son droit à la liberté de religion. En vertu de cette conception subjective de la liberté de religion, aussi comprise par la thèse de l'« autoréférenciation », développée notamment par Nicolas Colaianni326, toute
323 P.-‐‑H. PRELOT, préc., note 264, p. 239.
324 CEDH, 25 mai 1993, Kokkinakis c./ Grèce, Req. n°14307/88; Série A, n°260-‐‑A; RUDH, 1993, p. 223, chron. M. Levinet; AJDA, 1994, p. 31, chron. J-‐‑F. Flauss; RTDH, 1994, p. 144, note F. Rigaux; RFDA, 1995, p. 573, note H. Surrel.
325 Id., par. 31.
326 Nicolas COLAIANNI, Confessioni religiose e intese. Contributo all’interpetazione republicana. Frammento per un progetto di manuela, Tripoli, Giappichelli, 1990, p. 89 et suiv.; Cité dans F. MESSNER, P.-‐‑H. PRELOT et J.-‐‑M.
qualification extérieure à celle considérée subjectivement par le croyant est sans effet. Seul le croyant est lui-même en mesure de considérer et d'évaluer sa croyance327.
Cependant, cette dimension subjective doit se doubler d'une dimension objective, notamment pour assurer un certain contrôle objectif de la sincérité de la croyance328. Le juriste ne saurait se satisfaire de la « simple déclaration des membres d'un groupe qui aspire à être considéré ou non comme une confession religieuse »329. Sur le plan juridique, il est donc indispensable de procéder à une vérification de ces aspects subjectifs invoqués dans le cadre d'une croyance religieuse330. Le Conseil d'État définit, dans son avis du 24 octobre 1997, le culte comme étant un ensemble de célébrations organisées par plusieurs personnes en vue d'accomplir certains rites ou certaines pratiques331. L'élément objectif est important, car il reconnait le lien entre le croyant et la communauté de croyance332. Il en est de même pour la CEDH, l'existence de convictions religieuses se traduisant par des paroles, par des actes et par une « manifestation de la religion » qui doivent être identifiables333. La présence de dogmes, de rites et d'une
327 Cet argument a été repris en partie lors d'ʹun arrêt récent de la CEDH, l'ʹarrêt S.A.S c./ France, au par. 56 : « L'ʹon ne saurait exiger de la réquérante, ni qu'ʹelle prouve qu'ʹelle est musulmane pratiquante, ni qu'ʹelle démontre que c'ʹest sa foi qui lui dicte de porter le voile intégral. Ses déclarations suffisent à cet égard, dès lors qu'ʹil ne fait pas de doute qu'ʹil s'ʹagit là pour certaines musulmanes d'ʹune manière de vivre leur religion et que l'ʹon peut y voir une "ʺpratique"ʺ au sens de l'ʹart. 9 (1) de la CvEDH. La circonstance que cette pratique est minoritaire est sans effet sur sa qualification juridique ».
328 Jean-‐‑Marie WOEHRLING, « Définition juridique de la religion », dans Francis MESSNER, Pierre-‐‑Henri PRELOT et Jean-‐‑Marie WOEHRLING (dir.), Traité de droit français des religions, Paris, LexisNexis, 2013 à la
page 48. 329 Id. 330 Id.
331 CE, avis du 24 octobre 1997, Association local pour le culte des témoins de Jéhovah de Riom, Rec,, p. 372; RFDA, 1998, p. 61, J. Arrighi; p. 69, note G. Gonzalez.
332 Jacques ROBERT, « La liberté religieuse », (1994) 46-‐‑2 Revue Internationale de droit comparé 629-‐‑644, 639. 333 CEDH, 25 mai 1993, Kokkinakis... Voir également J.-‐‑M. WOEHRLING, préc., note 328 aux pages 48-‐‑49.
morale constitue d'ailleurs un « code de comportement » à caractère englobant pour le croyant334.
En ce sens, la définition juridique de la religion en droit français ne vise pas à délimiter la religion dans son essence même, mais plutôt à mettre en œuvre une notion opérationnelle et pratique en vue d'y rattacher certaines considérations juridiques. Il est important de souligner que, malgré ces considérations conceptuelles, le droit français ne connaît aucune définition légale de ce qu'est ontologiquement une religion. Lorsque la Cour d'appel de Lyon s'aventure en 1997 à donner une définition ontologique de la religion, elle est sévèrement censurée par la Cour de cassation335. On ne trouve d'ailleurs pas, dans la décision Kokkinakis, de définition juridique précise de ce qu'est une religion. Ce qui est défini, c'est plutôt le droit à la liberté de religion, non la religion en tant que telle.
2.2.2. La définition juridique de la religion au Québec : la sincérité de la croyance
En droit québécois, dans l'arrêt Big M, la Cour suprême du Canada s'intéresse surtout au concept de liberté pour interpréter le droit à la liberté de religion. Dans un arrêt plus récent, l'arrêt Amselem, en 2004, la Cour se penche cette fois sur le concept de religion afin d'approfondir l'interprétation de cette liberté fondamentale336. Elle propose directement et clairement une définition ontologique de la religion :
334 Id. à la page 45.
335 CA, Lyon, 28 juillet 1997, Ministère public c./ Veau; JCPG 1998, II, 100025, note M.-‐‑R. Renard; Cass. crim., 30 juin 1999, n°98-‐‑80.501.
336 Dans cet arrêt, il s’agissait de savoir si un règlement incorporé dans une déclaration de copropriété, qui interdisait d’installer des décorations sur les balcons, d’y apporter des modifications ou d’y faire des constructions, portait atteinte à la liberté de religion des appelants garantie par la Charte québécoise, qui désiraient construire une « souccah » personnelle et temporaire sur leur balcon. Les appelants, des Juifs
Essentiellement, la religion s'ʹentend de profondes croyances ou convictions volontaires, qui se rattachent à la foi spirituelle de l'ʹindividu et qui sont intégralement liées à la façon dont celui-‐‑ci se définit et s'ʹépanouit spirituellement, et les pratiques de cette religion permettent à l'ʹindividu de communiquer avec l'ʹêtre divin ou avec le sujet ou l'ʹobjet de cette foi spirituelle337.
Il s'agit là d'une définition juridique de la religion qui est compatible avec une conception personnelle ou subjective de la liberté de religion. L'accent est alors mis sur le choix personnel relié aux croyances religieuses338. Ceux qui invoquent la liberté de religion ne sont pas tenus d'établir une valeur objective aux pratiques reliées à leur croyance religieuse, comme l'existence d'un précepte notamment. L'interprétation du contenu d'une croyance religieuse qui peut être avancée par d'autres croyants, par un représentant religieux ou par un expert, n'est pas appropriée selon la Cour.
Effectuer une distinction entre une croyance religieuse objective, c'est-à-dire établie sur la base d'un précepte ou d'un dogme identifiable, et une croyance religieuse subjective, représente une distinction injustifiée et indûment restrictive339. Pour le juge Iacobucci écrivant l'opinion majoritaire, « l'État n'est pas en mesure d'agir comme arbitre des dogmes religieux, et il ne devrait pas le devenir »340. C'est alors la « sincérité » de la croyance qui doit être démontrée pour la Cour, non sa « validité »341. Dans son appréciation de la sincérité, un
orthodoxes, détenaient, au moment de cette affaire, des appartements dans des immeubles situés à Montréal. Une souccah représente une petite hutte temporaire et close, située à l’extérieur du domicile, considérée comme une obligation imposée par la Bible pendant la fête religieuse juive du Souccoth. La Cour a reconnu qu’il y avait atteinte à la liberté de religion des plaignants qui croyaient sincèrement avoir une obligation religieuse de vivre temporairement dans leur souccah personnelle. Syndicat Northcrest c. Amselem, préc., note 261.
337 Id., par. 40.
338 Richard MOON, « Religious Commitment and Identity: Syndicat Northcrest v. Amselem », (2005) 29 SCLR. 339 Syndicat Northcrest c. Amselem, préc., note 261, par. 67.
340 Id., par. 50. 341 Id., par. 43.
tribunal doit s'assurer que la croyance religieuse invoquée est avancée de bonne foi, qu'elle n’est ni fictive ni arbitraire et ne constitue pas un artifice342. Pour la Cour, la sincérité est une question de fait et repose principalement sur la crédibilité du témoignage, notamment pour savoir si la pratique religieuse en question est en lien avec les autres pratiques du demandeur. Il n'est pas non plus requis d'analyser les pratiques religieuses antérieures du demandeur afin de savoir s'il y a une concordance avec la pratique religieuse en question, car, nous dit la Cour, « tout comme une personne change au fil des ans, ses croyances peuvent aussi changer »343.
L'analyse de la liberté de religion est alors uniquement centrée sur la personne qui invoque une croyance religieuse sincère. Tenter de chercher auprès d'un expert ou d'une autorité en droit religieux une confirmation de la validité de la croyance religieuse, soit exiger la preuve d'une pratique établie, « diminue la liberté même que l'on cherche à protéger »344. Les considérations d'ordre collectif ou social que l'on peut relier à la pratique d'une croyance religieuse sont écartées. Par conséquent, la grille d'analyse adoptée dans l'arrêt Amselem consiste à évaluer la liberté de religion en deux étapes : la personne doit dans un premier temps démontrer qu'elle possède une pratique ou une croyance qui est liée à la religion telle qu'elle le définit elle-même et que cela requiert une conduite particulière ; dans un second temps, elle doit démontrer que
342 Id., par. 52. 343 Id., par. 53.
344 En soutien à cette définition extensive de la liberté de religion, le juge Iacobucci mentionne qu’ « un pays multiethnique et multiculture comme le nôtre, qui souligne et fait connaître ses réalisations en matière de respect de la diversité culturelle et des droits de la personne, ainsi qu’en matière de promotion de la tolérance envers les minorités religieuses et culturelles constitue de bien des manières un exemple pour d’autres sociétés ». Nous soulignons qu’il s’agit là d’une phrase écrite dans le jugement Amselem rendu très exactement le 30 juin 2004. Puisque nous menons notre recherche comparative avec le contexte français, nous ne pouvons nous empêcher de souligner la proximité de cet arrêt avec la loi du 15 mars 2004 en France relative à l’interdiction du port de signes religieux. Id., par. 54 et 87.
cette croyance est sincère. Ce n'est qu'une fois remplies ces deux conditions, nous dit la Cour, que la liberté de religion entre en jeu.
L'arrêt Amselem est majeur pour la liberté de religion en droit québécois et canadien. D'abord, parce qu'il s'agit d'une définition juridique de la religion qui est extensive et audacieuse d'un point de vue conceptuel. C'est une conception religieuse de la liberté de religion, dans le sens où cet arrêt nous prépare à saisir juridiquement la religion « dans ses propres termes »345. La relation entre le droit de l'État et le « religieux », compris comme l'expression de différents phénomènes religieux, est modifiée substantiellement. Celle-ci n'est plus comprise en termes hiérarchiques, laissant place désormais à une conception horizontale. La conception « vivante » de la religion que l'on consacre avec Amselem offre une protection très forte au droit à la liberté de religion.
Cette définition subjective de la religion représente un défi important d'un point de vue juridique. Bien que l'on puisse considérer que cette grille d'analyse est respectueuse de la croyance religieuse, certains soulèvent tout de même les difficultés qu'une telle définition juridique de la religion peut apporter346. En rejetant toute évaluation objective de la croyance religieuse, des questionnements peuvent surgir concernant la présence d'un éventuel témoignage frauduleux. En fondant la grille d'analyse sur la sincérité de la croyance, il devient difficile d'encadrer juridiquement la liberté de religion du point de vue du contenu de la
345 David M. BROWN, « Neutrality of Privilege? A Comment on Religious Freedom », (2005) 29 SCLR 221-‐‑235. 346L. BEAMAN, préc., note 319 à la page 202; Lori G. BEAMAN, « Is Religious Freedom Impossible in Canada? »,
(2010) 8-‐‑2 Law, Culture and the Humanities 266-‐‑284; Anne SARIS, « La mobilisation du droit par les forces
religieuses au Canada et ses fondements », dans Jean BAUBEROT, Micheline MILOT et Philippe PORTIER
(dir.), Laïcité, laïcités. Reconfigurations et nouveaux défis, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2014 à la page 277.
croyance en question. Puisque l'État n'est pas en mesure d'agir comme arbitre d'un contenu religieux, l'analyse reliée à la limitation de la liberté de religion devient en ce sens presque plus importante que celle de la liberté de religion en tant que telle347.
Le fait de ne pas considérer l'aspect social ou collectif du religieux dans une définition juridique de la religion semble difficilement opérationnel. Selon la grille d'Amselem de 2004, on ne prend pas en compte la dimension « communautaire » de la religion, mais, comme l'a montré l'arrêt Bruker en 2007, la Cour ne considère pas explicitement l'aspect communautaire, mais elle est bien obligée d'en tenir compte implicitement348. Dans cette affaire, un mari juif refuse pendant plusieurs années de consentir à accorder le get, le divorce en droit juif, à son épouse, alors que les deux parties ont convenu d'une entente le prévoyant, conclue sous la forme d'un contrat en droit québécois. Le mari invoque sa liberté de religion pour se soustraire aux conséquences juridiques de son refus de se conformer à l'entente. La Cour donne raison à l'épouse en soulignant le caractère arbitraire du refus du mari et son manquement à l'obligation à laquelle il s'est lié dans le contrat. Elle considère également, dans son argumentation, le fait que le refus d'accorder le get entraîne pour la femme juive la perte de la faculté de se remarier un jour et que cela « représente depuis longtemps une source d'inquiétude et de frustration au sein des communautés juives »349. La considération de ce refus du mari, en matière de préjudices reliés à la croyance religieuse de l'épouse, ne peut se faire que parce que les
347 C’est d’ailleurs ce que confirmeront les arrêts suivants Amselem. Plusieurs l’avaient noté, voir R. MOON, préc., note 338; Bruce RYDER, « State Neutrality and Freedom of Conscience and Religion », (2005) 29 SCLR; Benjamin L. BERGER, « Understanding Law and Religion as Culture: Making Room for Meaning in
the Public sphere », (2006) 15-‐‑1 Forum Constitutionnel 15-‐‑22. 348 Bruker c. Marcovitz, [2007] 3 R.C.S. No 607 (CSC 54). 349 Id., par. 6.
conséquences du get sont également considérées par les autres membres de la communauté juive au sein de laquelle l'épouse peut effectuer une nouvelle rencontre.
Cette difficulté liée à la grille d'analyse d'Amselem illustre la présence, en droit constitutionnel canadien, de dynamiques discordantes au regard de la liberté de religion, partagée entre une approche majoritaire relative à une conception subjective et une approche minoritaire attentive à des certains aspects objectifs350. La Cour se ravise d'ailleurs quelque peu dans Loyola en 2015. Elle mentionne en effet que le concept de liberté de religion « vise tant les aspects individuels que les aspects collectifs des convictions religieuses »351. L'arrêt Loyola semble s'éloigner de l'analyse fondée sur l'arrêt Amselem de 2004. La Cour reconnaît en effet que « les aspects individuels et collectifs de la liberté de religion sont indissolublement liés » ; celle-ci ne peut « s'épanouir si les organisations par l'entremise desquelles les individus expriment leurs pratiques religieuses et transmettent leur foi ne bénéficient pas elles aussi d'une telle liberté »352. Il semble bien qu'une dimension collective soit désormais reconnue, bien qu'elle ne figure pas dans la grille d'analyse principale (celle d'Amselem) liée à la liberté de religion.