• Aucun résultat trouvé

La clandestinité entraîne une situation de dépendance. Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, la vulnérabilité se définit par le fait que l’individu se trouve en quelque sorte démuni pour faire face à n’importe quelle situation qui pourrait le blesser ; il n’est pas « préparé », il n’a pas les ressources adaptées pour se défendre. En effet, les femmes sans-papiers venant d’arriver en Suisse sont moins équipées pour faire face à la clandestinité tant au niveau de la langue (« c’est difficile de trouver un travail si on ne

parle pas la langue ») qu’au niveau relationnel (« ça me terrifie, ça me rend triste le fait de ne pas avoir quelqu’un sur qui compter »). En effet, elles ne connaissent que la personne contact, c’est-à-dire, la personne qui a facilité leur arrivée: « je sais que je peux compter sur mon amie mais quelquefois c’est très difficile avec elle ; même si elle a un caractère très fort, je dois faire avec, je me sens un peu obligée de faire ce qu’elle me demande parce que je suis ici grâce à elle ».

Mais, ces femmes, face à la clandestinité, sont aussi moins équipées au niveau des informations et de la véracité de celle-ci : « j’ai peur, je panique parce qu’on dit qu’on

te renvoie tout de suite ou qu’ils font ce qu’ils veulent avec toi parce qu’ici on ne respecte pas le droit comme il s’agit d’un illégal. Je ne sais pas si c’est vrai ou non »

ainsi qu’au niveau des ressources disponibles et des marges de manœuvre : « je ne sais

pas avec qui je peux parler, à quelle institution m’adresser pour demander de l’aide ou de l’appui.. ». Dans cette première période, elles disposent donc de peu de ressources

sociales, économiques, relationnelles (et autres) pertinentes pour faire face en Suisse et vivre dans la clandestinité.

Étant donné l’inexistence formelle de la femme sans-papiers, le besoin d’une personne légale qui fasse le lien -d’une manière directe ou non- avec la société formelle s’avère indispensable. Le cas le plus évident est celui du logement; la femme sans- papiers ne peut pas y accéder formellement. La procédure pour l’obtention d’un logement en Suisse se passe souvent par une régie, en effet cette dernière demande à la candidate de montrer un certificat de salaire, correspondant généralement à trois loyers,

de présenter une attestation de l’office des poursuites et d’avoir une assurance pour l’appartement. Aucune de ces conditions ne peut pas être remplie par une personne sans-papiers ; étant donné son inexistence légale, elle n’est pas en mesure ni de présenter un certificat de salaire ni d’avoir une attestation de l’office des poursuites.

De ce fait, la présence d’un(e) ami(e), d’une connaissance ou de patrons est importante pour subvenir à ce besoin : l’appartement sera loué au nom de cette personne, suisse ou possédant un permis de séjour. Le fait de vivre avec des amis, eux aussi sans-papiers, mais qui ont eu recours à quelqu’un ayant un statut légal pour la location d’un appartement permet de partager les frais de celui-ci4. Ainsi, une personne sans-papiers plus expérimentée dans l’art de vivre dans la clandestinité peut aussi faire le lien avec la société de réception. Il s’agit d’une personne qui possède certaines notions de français, qui connaît différentes manières de se débrouiller pour se faire soigner, pour trouver du travail, pour apprendre la langue, etc.

Concrètement, ce premier lien est fait par la personne contact étant donné que la nouvelle migrante qui se trouve plus consciemment que jamais -surtout dans un premier temps- en situation de dépendance (« j’essaie de ne pas me disputer avec elle parce que

si je la perds je me sentirais plus mal et toute seule... j’ai supporté des choses que je n’aurais jamais supportées si j’étais dans mon pays »). Mais cette personne contact

joue aussi un rôle important pour introduire la nouvelle arrivée dans le monde de la

clandestinité. Qu’est-ce, au juste, que ce monde de la clandestinité ? Comment la

personne s’y intègre-t-elle ? Comment s’en éloigne-t-elle pour construire sa propre

expérience ?

1.1. Le monde de la clandestinité

Nous utilisons cette image pour mettre en avant un processus qui se met en place à partir de la confluence de différents facteurs macro-sociologiques et contextuels qui sont à la base du processus de la clandestinisation. Toutefois, ce processus se reproduit aussi à partir de l’action des immigrées-mêmes. Comment le construisent

/reconstruisent-elles ? Comment lui donnent-elles une continuité ? L’immigrée entre dans un monde, en partie construit / en construction, duquel elle saura s’éloigner et s’approcher dans le but de construire sa propre expérience personnelle.

Ce processus commence déjà dans le pays d’origine où jouent différents facteurs qui minimisent l’importance de la clandestinité. Comment la clandestinité a-t-elle été pensée avant le départ ? Qu’en savaient les femmes interviewées ? Qu’en savent les nouvelles migrantes potentielles ? Pourquoi cet élément n’est-il pas un facteur décourageant au départ (au moins pour certaines personnes) étant donné que, vue de l’extérieur, la clandestinité ne constitue pas un élément attirant. Pourquoi donc, malgré la clandestinité, ces personnes décident-elles de venir en Suisse ?

Pour résumer, il y a, au départ différentes conditions qui favorisent une minimisation des désavantages de la condition clandestine dans la migration: entre autres, la connaissance d’une personne dans le pays de destination, le mythe de l’Eldorado, les représentations différentes de la légalité et de l’illégalité dans les contextes suisse et latino-américain, la croyance selon laquelle il sera facile d’obtenir un permis ou simplement le fait de n’avoir pas une connaissance du nouveau statut (cf. chapitre 1, deuxième partie). Cette minimisation influence le processus migratoire et il nous semble être un élément explicatif de la reproduction de la clandestinisation à partir de l’action des acteurs.

À ce stade, nous voulons entrer plus profondément dans ce que nous appelons le monde de la clandestinité ; pour ceci, nous allons utiliser un extrait de témoignage d’une des femmes interviewées : « être illégale c’est comme être dans une prison de cristal.

Je veux dire que tu peux faire tout ce que tu veux mais en cachette ; tu ne peux pas sortir ; si tu sors, tu le fais avec la peur, en pensant que la police est toujours derrière toi. C’est pour cela que je parle d’une prison en cristal ; une prison de mensonges ; on l’accepte et on se met l’idée qu’on est dans une prison de cristal ; ce n’est pas mauvais non plus mais on l’accepte ».

Ainsi, trois éléments retiendront notre attention : tout d’abord, l’image de la « prison

de cristal », autrement dit, l’invisible ; la coexistence de cette invisibilité délimitant en

même temps des frontières sociales, économiques et psychologiques, etc. avec le visible sera notre premier élément d’analyse. Ensuite, la femme interviewée affirme qu’il est

possible de « faire tout ce qu’on veut » mais sous certaines conditions, à savoir « en cachette », autrement dit avec prudence et en sortant le moins possible. Ce deuxième élément nous amène aux stratégies de survie et de résistance. Finalement, les termes de « mensonges » et celui de secret apparaissent intimement liés au concept de la clandestinité. Le fait de réfléchir sur le rôle du secret à l’intérieur de la clandestinité pourrait donc s’avérer fortement utile.

Dans l’exemple suivant, nous allons retenir encore un terme qui dirigera notre analyse, soit le terme d’« apprendre » : « l’illégalité c’est vivre comme des rats, toujours

caché, toujours dans son trou et très attentif pour sortir… et on apprend à vivre comme ça avec le temps, on n’a besoin que du temps .. Et donc, si on veut être ici, il faut être comme un animal caché parce que si on sort, on court déjà des risques et c’est très triste de ne pas pouvoir dire aux autres gens où on habite, cacher l’adresse parce qu’on ne sait jamais qui est qui, etc ».

Pour la femme interviewée, le fait d’apprendre est très important pour pouvoir vivre dans la clandestinité. Il s’agit d’apprendre l’art de vivre dans la clandestinité, c’est-à- dire d’acquérir les différents instruments, outils et stratégies pour garder/dévoiler le secret, pour faire face aux besoins quotidiens et prolonger son séjour en tant que personne ayant le statut de « clandestinisée ». En effet, le terme « aprender » en espagnol (en français découvrir/ « apprendre ») a une connotation très active et il fait référence à l’action de devenir capable de faire quelque chose5. Il s’agit donc d’apprendre à partir d’autres expériences, des siennes propres, de ses frustrations, d’écouter les autres, leurs conseils, de chercher des informations ou encore de poser des questions.