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L' approche politique postule la nécessité de considérer le rôle de l’État au moment d’étudier la migration. Selon cette approche, la migration internationale peut être vue comme une interaction entre les États dans lesquels il y a un transfert de juridiction, de manière à ce que les émigrants internationaux cessent d’être membres d’une société pour devenir membres d’une autre. À ce stade, le droit de rester se confronte au droit de chaque État de restreindre l’entrée aux étrangers.

Il y a donc une tension fondamentale entre les intérêts des individus et ceux des sociétés du pays d’origine et du pays de réception. Dans certains pays, la tolérance vers la migration illégale peut être vue comme une manière de maintenir une séparation entre les migrants internationaux et les membres de la société. Le statut offert à ces migrants assure qu’ils travailleront mais qu’ils ne seront pas incorporés.

Quoi qu’il en soit, l’État et sa politique migratoire exerce une influence sur la mobilité des personnes, sur leur statut légal et leur future émigration ainsi que sur les possibilités d’intégration. En effet, le fait de prendre en considération l’organisation contemporaine du monde (États exclusifs et légalement souverains) est nécessaire pour expliquer la faible mobilité internationale des personnes, à savoir à peu près 2%34. En ce qui concerne notre recherche, l’apport de cette approche politique revient à considérer le rôle de l’État dans la formation de flux migratoires des personnes sans-papiers.

Dans les pays d’émigration, l’existence ou l’absence de politiques migratoires peut ainsi encourager ou décourager l’émigration. D’autre part, la clandestinité en soi met d’une certaine manière en question l’efficacité des sanctions et des lois migratoires restrictives des pays d’immigration. Avec la crise économique du milieu des années 1970, les États européens industrialisés mettent en place des politiques restrictives

34 Étant donné que 98% de la population n’émigre pas, Peter Fischer s’interroge sur les raisons de cette

visant à « stabiliser » les effectifs de migrants et ce notamment par la fermeture officielle des frontières aux nouvelles migrations. Claudio Bolzman affirme ainsi que l’immigration est perçu comme une menace à la souveraineté et à l’identité nationale. Dans cette perspective, les États exercent ainsi leur souveraineté à travers le contrôle des frontières et des flux migratoires35.

Contrairement aux résultats souhaités (ceux de limiter les flux migratoires clandestins), divers événements rendent compte de la continuation des mouvements migratoires36 malgré la fermeture ou l’entrouverture sélective des frontières. Catherine Wihtol de Wenden utilise cette image de la porte entrouverte pour faire référence à l’existence de pratiques (régularisations épisodiques des sans-papiers, quotas dits et non dits, admissions sélectives et discrétionnaires) de la part des États récepteurs qui témoigneraient d’une certaine ouverture des frontières malgré la prétendue fermeté des États industrialisés37. Claudio Bolzman qualifie l’attitude de ces États, en ce qui concerne les migrations irrégulières, de schizophrénique en raison de l’existence d’un côté de tout un arsenal juridique et policier pour fermer les frontières et empêcher l’immigration clandestine et, de l’autre, d’une politique d’apparente indifférence (« fermer les yeux ») à l'égard de certains employeurs qui ont besoin de travailleurs et se servent de ces immigrés sans statut et donc facilement exploitables38.

En Suisse, malgré cette politique restrictive, le nombre de résidents étrangers n’a cessé de croître (16,6% de la population au début des années 1990)39. Il s’y ajoute les saisonniers, les travailleurs temporaires, les fonctionnaires internationaux et les demandeurs d’asile, ce qui représente 20% de la population. La politique des quotas et son durcissement a comme effet pervers d’entraîner l’engagement de travailleurs sans permis, semi-clandestins, cotisant aux assurances sociales et payant des impôts. Il faut

35 Cf. BOLZMAN C., "Migrations, pauvreté et processus d’exclusion. Le rôle des politiques

d’immigration", loc. cit., pp. 226-227.

36 Une pression migratoire persiste, vers l’Europe, les États-Unis, le Canada, l’Australie, le Japon, malgré

les politiques d’accueil restrictives et dissuasives mises en place, du fait des déséquilibres économiques, démographiques, culturels, politiques qui subsistent. Cf. WIHTOL DE WENDEN C., op. cit., pp. 15-16.

37 Cf. Ibid., p.10.

38 Cf. BOLZMAN C., "Migrations, pauvreté et processus d’exclusion. Le rôle des politiques

d’immigration", loc. cit., p. 226.

39 La moyenne du nombre de résidents étrangers en Suisse était de 19,6% en 1997. Voir CHAUDET I. &

alii, Migrations et travail social. Une étude des phénomènes sociaux des personnes de nationalité étrangère en Suisse, Lausanne, Éditions Réalités sociales, 2000, p. 58.

ainsi compter avec plusieurs dizaines de milliers de demandeurs d’asile entrés clandestinement, car ces personnes ont plus de chances de pouvoir rester en Suisse si elles entrent illégalement et demandent l’asile que si elles cherchent à obtenir un permis de travail)40.

Même si les frontières sont clairement « protégées », cette fermeture ne fonctionne pas de manière satisfaisante, car elle est sélective. Au contraire, cette entrouverture alimente des filières de passage liées à la prohibition. C’est ainsi que la politique de fermeture des frontières a pour effet de bloquer sur place les personnes qui auraient préféré pratiquer des allers-retours et éventuellement repartir chez elles41. Ainsi, toutes les mesures qui ont cherché à contenir l’immigration n’ont eu qu’un effet limité et il y a donc un décalage entre les politiques migratoires et la réalité des flux migratoires. Cette fermeture ou entrouverture des frontières, dans tous les cas, est loin de réaliser son objectif d’arrêter ou de contrôler l’immigration.

Mais, comme Claudio Bolzman l’affirme, si ces politiques ne sont pas en mesure de limiter quantitativement l’arrivée de migrants, elles ont un autre effet qui est celui d’influer qualitativement sur le statut de ces derniers. La frontière, dans cette perspective, n’est pas là pour empêcher quelqu’un d’entrer, mais plutôt pour définir comment et sous quelles conditions ce dernier entrera. C’est ainsi que les moyens mis en place dans la lutte contre l’immigration illégale vont paradoxalement être à la base des mécanismes de persistance et de reproduction de la migration clandestine ; autrement dit, les mesures contre la clandestinité entretiennent la clandestinité. Les mesures protectionnistes et de contrôle vont accroître les phénomènes des migrations irrégulières. Il semblerait donc plus pertinent de parler de migration « clandestinisée » plutôt que de migration « clandestine »42 .

Les politiques de contrôle ont ainsi pour effet de développer l’immigration clandestine43 quand l’immigration légale est trop limitée, en obligeant les migrants à

40 Cf. WIHTOL DE WENDEN C., op. cit. p. 54. 41 Ibid., pp. 35-41.

42 Cf. BOLZMAN C., "Migrations, pauvreté et processus d’exclusion. Le rôle des politiques

d’immigration", loc. cit., p. 226.

43 Le groupe de travail sur la clandestinisation du Centre de Contacts Suisses Immigrés à Genève recense

différentes causes de la clandestinité qui montrent les liens directs (même s’ils ne sont pas exclusifs) existant entre la politique suisse et cantonale en matière d’immigration et les situations de clandestinité. À

chercher d’autres statuts que ceux auxquels ils auraient légitimement aspiré. Ainsi, Catherine Withol de Wenden avance que les politiques de contrôle se montrent donc impuissantes à réguler les flux d’entrants, car les autres facteurs d’appel sont plus attractifs que les aspects dissuasifs de ces politiques. Tout cela suggère une certaine

autonomie des flux par rapport aux politiques dissuasives de maîtrise des frontières. La

mobilité se poursuit malgré la généralisation des visas pour les ressortissants des pays « à risque migratoire », la consolidation de la permanence du séjour ainsi qu’un ralentissement des retours apparaissent44.

Cette auteure parle d’industrie des migrations pour mettre en évidence le rôle des intermédiaires recruteurs de main-d’œuvre qui organisent les migrations à travers des réseaux transnationaux échappant au contrôle des États45. Bimal Ghosh, dans le même sens, soutient que le rôle de ces intermédiaires, quelquefois organisés en réseaux de trafiquants d’envergure internationale, est un exemple frappant de la globalisation de la migration irrégulière46.

Nous nous intéressons d’une part à saisir des éléments expliquant ce qui est à la base de la migration clandestine et permettant la production de personnes ayant un statut de sans-papiers ; d’autre part, nous nous intéressons à comprendre l’expérience de la migration clandestine telle qu’elle est vécue et ressentie par les femmes sans-papiers, ce qui constitue la visée principale de cette étude. Ainsi, l’approche politique nous donne des éléments pour comprendre la création du statut de sans-papiers et l’approche du

savoir : la politique de contingentement, l’obtention limitée de nouveaux permis et la période de rupture entre les saisons -3 mois- pour les permis A peuvent jeter de nombreux travailleurs et travailleuses dans la clandestinité ; le retrait d’un permis annuel suite à une précarité particulière (maladie, accident, demande d’assistance) conduit à se retrouver "sans-papiers" ; la perte de permis suite à un divorce, un décès ou à un autre changement dans le mariage est aussi une cause de clandestinisation ; la politique d’asile contribue à rejeter dans la clandestinité de nombreux requérants déboutés. CCSI Genève, Clandestinité, clandestinisation et recherches de solutions humaines et politiques, Document de travail janvier 1998, Polycopié. Consulter également CHAUDET I. & alii, op. cit.,(spécialement les deux premiers chapitres). Ces chercheurs mettent en évidence des liens entre les problèmes sociaux des personnes de nationalité étrangère et leur statut juridique en Suisse.

44 Cf. WIHTOL DE WENDEN C., op. cit., p. 16. Voir également l’étude de SLIMANE L., op. cit., pp.

163-165, qui constate l’inefficacité des sanctions visant à limiter l’expansion de ce phénomène.

45 Cf. Ibid., p. 30. À cet égard, Catherine Wihtol de Wenden fait référence à la thèse de la mondialisation

selon laquelle le pouvoir de l’État concernant la gestion des phénomènes transnationaux devient limité. L’État serait prisonnier de forces transnationales comme l’intégration économique internationale et le multiculturalisme qui menacent sa souveraineté.

marché dual nous permet d’appréhender le rôle de l’économie mondiale en ce qui concerne la main-d’œuvre bon marché dans certains secteurs de l’économie (notamment dans l’économie domestique, l’hôtellerie-restauration, la construction et l’agriculture)47. Ceci nous permet d’esquisser le champ des possibles, à l’intérieur duquel la migrante définit son agir.

Toutefois, il nous faut encore comprendre la présence des femmes migrantes provenant des pays du Sud dans le secteur domestique des pays de Nord. Pour ce faire, nous ferons appel aux théories de genre. Saskia Sassen-Koob48 arrive à la conclusion qu’une polarisation croissante du travail féminin est apparue simultanément avec la féminisation générale du travail (ce dernier se trouvant, dans la majorité des cas, dans le secteur des bas salaires -y compris dans le service domestique-).

La présence des femmes du Sud dans le secteur domestique a permis, d’une certaine manière, à de nombreuses femmes des pays de réception de se décharger de certaines tâches ménagères et de la garde des enfants pour mieux s’investir dans leurs activités professionnelles -conciliation entre la vie privée et la vie professionnelle-49. Ainsi, il convient de parler plutôt d’un transfert du travail reproductif étant donné que c’est dans ce domaine que la femme migrante reste fréquemment cantonnée. Au lieu d’une division sexuelle du travail, il existe ainsi une division internationale de la reproduction du travail. Mais encore, il convient de parler de la variable raciale. Cela implique que la division sexuelle du travail interagit avec la division raciale du travail en assignant certains travaux (souvent peu qualifiés) aux femmes du Sud et d'autres travaux (qualifiés) aux femmes du Nord50. Ces considérations figurent parmi l’approche de genre et sont tout à fait pertinentes pour notre recherche.

47 Cf. Collectif de soutien aux sans-papiers de Genève, Proposition du collectif de soutien aux sans- papiers pour une régularisation des travailleuses et travailleurs sans statut légal in Dossier de presse, 27 Août, 2003. Voir aussi PIGUET E. & LOSA S., op. cit., p.79.

48 Cf. SASSEN-KOOB S., "Notes on the incorporation of Third World Women in to Wage-labor through

Immigration and Off-shore production" in International Migration Review, volume 18(4), 1984, pp. 1144-1167.

49 Voir entre autres : DASSETO F., "Mouvements et politiques d’immigration en Europe depuis l’après-

guerre" in DASSETO F. & PIASER A., Migration entre passé et avenir. Flux et politiques migratoires en Europe et en Belgique, Louvain-la-Neuve, Éditions Sybidi Academia, 1992, p. 40 ; CHENG SHU-JU A., "Labor Migration and International Sexual Division of Labor : A Feminist Perspective" in KELSON G. & DELAET D. (éd.), Gender and Immigration, London, Macmillan Press Ltd, 1999, pp. 48-52.

50 Cf. TRUONG T-D, "Gender, International Migration and Social Reproduction: Implications for

1.3. Inclure la spécificité genre

Nous avons choisi d’étudier séparément la migration féminine afin de saisir ses particularités au vu de la position de la femme dans la société. Le contexte et la socialisation auxquels les hommes et femmes ont été soumis va influencer leur manière de se situer face à la vie ainsi que le type d’adaptation dont ils vont faire preuve. C’est un aspect essentiel pour comprendre la logique d’action de nos interlocutrices. Il convient également de considérer que l’identité d’une personne n’est pas innée, mais plutôt qu’elle se construit et se reconstruit à travers les nouvelles expériences de la vie.

Notre recherche, en donnant la parole aux femmes, veut leur accorder une place importante dans le processus migratoire en tant qu'actrice sociale ayant un rôle actif dans la migration. Pour éviter les biais présents dans d’autres études féministes, cette recherche adopte un paradigme compréhensif. Elle privilégie les récits de vie tout en prenant en considération des théories macro-sociologiques pour donner un cadre plus global en caractérisant les conditions de vie dans le pays d’origine et les conditions présentes dans le pays de réception et valider les constatations de terrain. C’est ainsi que les motivations individuelles sont bien sûr considérées, mais elles sont prises dans leur contexte. De même, le vécu actuel, c’est-à-dire la manière dont la femme vit la situation de la migration dans le nouveau contexte, sa position en tant que femme, en tant que membre d’une classe travailleuse, d’un groupe minoritaire (étrangère) et clandestine (sans sécurité, travaillant dans le secteur domestique et sans aucun droit) est aussi pris en compte.

Dans notre recherche, la femme est ainsi considérée comme une actrice socialisée, influencée et enracinée dans une histoire concrète (celle du pays d’origine et celle du pays de réception). Les aspects sociaux, politiques, économiques, culturels, sexistes et propres à l’illégalité constituent des circonstances de cette histoire. Le fait de prendre en compte le contexte signifie donc d’impliquer la perspective de genre, c’est-à-dire la façon dont le contexte modèle différemment la femme et l’homme et rend leurs rôles différents et changeants d’une société à l’autre.

52; CHENG SHU-JU A., "Labor Migration and International Sexual Division of Labor : A Feminist Perspective" in KELSON G. & DELAET D. (éd.), op. cit., p. 53.

La femme n’a pas été considérée comme une catégorie d’analyse propre dans le processus de migration, son rôle n’a été pris en considération que depuis peu. En effet, lorsqu’elles étaient prises en compte dans l’analyse, ces femmes étaient considérées comme des non-migrantes qui attendaient le retour de leur mari dans les sociétés d’origine ou alors comme des éléments passifs qui suivaient simplement les hommes51.