• Aucun résultat trouvé

L’actrice sociale est appelée, selon François Dubet, à construire son expérience sociale tout en lui donnant du sens. C’est leur propre expérience que les individus décrivent à distance, critiquent, jugent en faisant appel à des normes plus ou moins latentes mobilisées à l’occasion. C’est dans les histoires de vie que les femmes latino- américaines construisent leurs discours tout en prenant de la distance. Il ne suffirait que de poser la question concernant leur séjour en Suisse à ces femmes pour qu’elles

116 Vincent de Gaulejac et Isabelle Taboada-Leonetti notent l’importance de ce critère étant donné que les

immigrés, en ayant un système de référence tout autre que celui de la France, semblent moins vulnérables face à l’assignation identitaire : "(…) le mépris de la société française à leur égard, s’il les touchait, n’altérait pas leur identité profonde (…) Le séjour en France n’était qu’une parenthèse dans leur trajectoire, qu’ils maîtrisent, puisqu’ils pouvaient, en principe, y mettre fin à leur gré" (p.75) "Cette sociabilité particulière des étrangers contribue à les préserver de la désinsertion individuelle et de la déchéance" (p.75). DE GAULEJAC V. & TABOADA-LEONETTI I., op. cit., pp. 74-75.

commencent à expliquer et argumenter leur parcours migratoire tout en relevant des critères de justice, d’authenticité et de vérité, afin de donner du sens à leur expérience118.

Quels sont les éléments mobilisés par les femmes sans-papiers afin de donner du sens à leurs expériences migratoires en tant que femme sans-papiers? D’une part, l’identité de la femme latino-américaine sans-papiers (mère de famille, fille, secrétaire, étudiante ou autre) définie à partir de certains rôles qu’elle exerçait dans son pays d’origine (ou qu’elle exerce encore d’une manière indirecte) est non seulement ignorée mais également dévalorisée par le regard d’autrui. D’autre part, ces femmes se voient attribuer une identité négative (profiteuse, chômeuse et délinquante). Nous pensons que c’est à travers la mise en place de diverses stratégies que ces femmes essaieront de contourner cette identité attribuée afin de ne pas se laisser culpabiliser ou paralyser.

Toutefois, nous croyons que l’utilisation de stratégies identitaires ne se suffit pas à elle-même. Ces femmes doivent être convaincues ou se convaincre continuellement du bien-fondé de cette expérience qui vaut la peine d’être vécue, qui sert à quelque chose. Nous allons donc essayer de cerner le « sens » qui sert de source et de point de repère à l’expérience migratoire. Où ces femmes trouvent-elles du sens ? Qu’est-ce qui devient source de sens ? Vaut-il la peine de rester en Suisse ? Quels sont les éléments qui donnent du sens à ce séjour illégitime en Suisse ?

Ainsi, il nous semble que, d’une part, le fait d’attribuer un sens au séjour en Suisse en tant que femme clandestine permet aux femmes de se donner une légitimité à leurs propres yeux et aux yeux des autres et que, d’autre part, ce sens permet de rétablir cette négation de leur identité afin de restaurer leur sentiment de « continuité », de « cohérence interne ». Nous pensons que nous pouvons trouver des éléments de réponse dans les projets migratoires de ces femmes. Certes, ces derniers peuvent servir de points de repères pour se situer par rapport à leur passé, pour donner du sens à leur présent et pour se projeter par rapport à leur futur puisqu’ils évoquent leur histoire personnelle, leurs rêves, leurs aspirations, leurs parcours et leurs projets de vie future. Ainsi, comme Pierre Tap le souligne, la personne est d’abord inséparable d’un présent ; en tant que sujet-acteur, elle fait des choix selon les nécessités de l’action en cours. Mais, elle est

aussi un passé, autrement dit une histoire d’enracinement et de continuité identitaire, qui sert de base pour la conscientisation, le questionnement critique et la prise en compte des ressemblances et des différences. Et la personne est la réalisation de possibles c’est- à-dire l’organisation de temporalités nouvelles119.

Nous caractérisons le projet migratoire en reprenant la définition de Isabelle Taboada-Leonetti, qui considère ce dernier comme la résultante de deux facteurs: les contraintes qui poussent le départ du futur migrant pour échapper à une situation sociale et économique insatisfaisante, et l’existence des conditions favorables dans une autre région pour pouvoir satisfaire ses besoins et aspirations120. Ces derniers seront déterminés par ce que la personne cherche à trouver dans une autre société, et qui n'a pas été trouvé dans la société d'origine. Les projets sont une manière de combler l'écart actuel des choses et la conception qu'on s'en fait; ce processus d'équilibrage et de déséquilibrage peut continuer tant qu'un projet réalisé fait place à d'autres projets.

Ainsi, en tant que fil conducteur de l’expérience migratoire, les projets pourraient bien représenter également une source de sens de l’expérience migratoire, à laquelle ces personnes pourront faire référence pour légitimer leur expérience à leurs propres yeux comme aux yeux des autres.

Par ailleurs, l’expérience d’ « être quelque part » (« estar en algún lugar ») en tant qu’organisme immergé dans un entourage proche est une base fondamentale dans la vie des personnes. C’est ainsi que l’immigrée se trouve face à la nécessité pratique d’habiter dans le pays de réception. Et de ce fait, de s’y ancrer, d’y reconstruire un système de relations, un territoire et une forme d’appartenance. La migration se confronte, dans cette perspective à une exigence de sédentarité121. Nous pensons donc que, d’une certaine manière, le mode de vie (marqué par les routines, par l’investissement des énergies mais aussi par la vie en famille, par la vie sociale) apparaît aussi comme producteur de sens.

119TAP P., "Socialisation et construction de l’identité personnelle" in MALEWSKA-PEYRE H. & TAP

P. (s/s la dir. de), La socialisation de l’enfant à l’adolescence, Paris, Éditions PUF, 1991, pp. 54-55.

120 Cf. TABOADA-LEONETTI I., "Le projet de migration. La nature du projet de migration et ses liens

avec l’adaptation" in L’année sociologique, volume 26, 1975, p. 109.

121 Voir à cet égard ALAIMO A., "Le projet migratoire entre nomadisme et sédentarité" in CENTLIVRES P. & GIROD I. (s/s la dir. de), Les défis migratoires. Colloque CLUSE, Neuchâtel 1998, Zurich, Éditions Seismo, 2000, pp. 211-216.

Ainsi, le fait de donner du sens au quotidien est un travail constant qui se construit petit à petit par le réseau d’amis que la personne commence à côtoyer, par le sentiment d’indépendance qu’elle commence à acquérir, par le fait de pouvoir donner un « meilleur futur » aux enfants, etc. Nous pensons qu’au fur et à mesure que ces personnes sentent qu’elles accomplissent leurs projets migratoires (leur projets de vie), qu’elles gagnent une place dans le quotidien (un mode de vie résistant aux incertitudes) et qu’elles peuvent se projeter dans le futur (même si cette projection n’est pas réaliste ou faisable), l’expérience peut « valoir la peine d’être vécue » et être chargée de sens.

D’ailleurs, il nous semble important de dégager l’univers de croyances et de

comparaisons entre le « ici » et le « là-bas » que les femmes latino-américaines font

pour comprendre cette expérience chargée de sens. Comment perçoivent-elles leur séjour en Suisse ? Comment perçoivent-elles leur propre changement en tant que femme et par rapport au passé ? Comment se perçoivent-elles ? Quelle est la perception qu’elles ont en tant que femmes ? Ceci nous permettra de mieux comprendre le « choix » de rester en Suisse et leur propre expérience de « réussite » malgré la clandestinité.