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Être légalement inexistant-e

1.2. Partir simplement ?

Comme nous l’avons déjà indiqué, le contexte migratoire de départ se caractérise par une situation marquée par des inégalités sociales, économiques, culturelles, politiques qui affectent d’une manière différente la femme. La femme se retrouve doublement vulnérable en tant que femme et en tant que personne précarisée par le modèle néo- libéral et ses conséquences socio-économiques. Dans ce contexte, l’émigration considérée comme une stratégie de survie rend compte d’une participation active de différents secteurs de la population civile face à l’« indifférence » que certains États latino-américains pratiquent.

L’État face aux diverses contraintes de l’ordre de l’économie mondiale, répond peu aux besoins de la population en appliquant des politiques guère sociales ; en tout cas, les institutions par le biais desquelles ces types d’aides sont données, sont souvent hors de portée de la population ou alors ce sont les personnes les plus débrouillardes qui en bénéficient55. Ainsi, étant donné que les gouvernements du Sud ne sont pas en mesure de répondre aux besoins de la population, celle-ci est poussée à se débrouiller d’une

54 Cf. CARONI M., op. cit. p. 40.

55 À Lima, par exemple, une enquête réalisée en 1993 montrait que seulement 4% de la population pauvre avait connaissance du FONCODES (Fondo Nacional de Compensacion y Desarrollo Social - Institution d’aide aux projet de développement local). Cf. HAAK R., "Politicas sociales en el Perú in Paginas, nº 126, avril 1994, pp. 11-27.

manière informelle afin d’assurer la survie, l’émigration internationale étant une de ces possibilités.

Cela se produit dans un contexte d’accès généralisé aux moyens d’information qui nivelle les attentes en matière de consommation ; ces attentes non satisfaites produisent une importante frustration auprès des couches sociales moyennes urbaines, surtout jeunes (dont le capital scolaire est plus important que celui de la génération précédente), couches de la population touchées par le chômage. À partir de là, il n’est pas étonnant d’imaginer qu’il y ait de plus en plus de personnes prêtes à émigrer pour chercher un futur meilleur56.

À notre avis, la non-présence de l’État dans le contexte latino-américain incite le développement d’une certaine capacité à vivre au jour le jour sans trop planifier le futur. Étant donné l’enjeu de la survie, ces personnes doivent créer des réponses et par conséquence une certaine attitude d’indépendance par rapport aux institutions formelles dont elles n’attendent pas grand chose ainsi qu’une certaine force pour résister et faire face aux différentes situations contraignantes.

Ainsi, le citoyen latino-américain vit déjà, en quelque sorte, dans des situations de semi-légalité où l’informel a une prédominance sur le légal et où il est habitué à vivre sans l’État (qui apparaît, par contre, comme synonyme d’imposition, de déficience, de difficultés, etc.), le citoyen se débrouille tout seul, crée des ressources personnelles et des réseaux informels et développe d’une manière créative des stratégies pour s’en sortir. Nous voulons dire par là que la femme latino-américaine en Suisse amène avec elle différentes forces -ressources-, forgées dans un contexte difficile. Cela facilite, d’une certaine manière, l’émigration/immigration, étant donné que les réseaux - notamment à travers les chaînes migratoires- s’étendent vers d’autres pays (cf. théorie des réseaux chapitre 1, première partie).

Nous estimons que l’immigrée latino-américaine arrive dans le pays de réception avec une ressource préalable mobilisable : la capacité de vivre sans l’État, celle de la débrouillardise ; ressource, qui à notre avis, est importante pour comprendre la clandestinité vécue au quotidien. Sinon, comment comprendre que des centaines des

femmes latino-américaines sans droit au logement, au travail, à la santé, aux assurances sociales, etc. puissent vivre en Suisse ? En effet, ces femmes, déjà dans leur pays d’origine, ont dû s’habituer à vivre au jour le jour sans attendre grand chose de la part de l’État.

L’extrait de témoignage suivant, celui de Li, une femme chinoise sans-papiers en France, peut être à cet égard illustratif. Elle nous renseigne sur les stratégies forgées dans le contexte de la Chine maoïste où toute initiative individuelle était strictement interdite ; c’est bien dans ce contexte que Li a puisé son art de la clandestinité. : « Dans ma famille, on a toujours fait du commerce. Quand j’étais enfant, ma mère vendait du vin de riz. Elle partait à la campagne avec, posé sur l’épaule, un bâton de bambou aux extrémités duquel étaient suspendus deux récipients de vin (…) Li rit : Justement : elle devait se cacher, comme moi ! »57.

Le contexte latino-américain, où une sorte de semi-légalité cohabite avec la légalité, amène beaucoup de femmes latino-américaines -qui entament leur processus migratoire- à minimiser la clandestinité. Il nous semble que l’aspect de la clandestinité -en tant que réalité à vivre- n’occupe pas une place très importante lors de la décision d’émigrer. La notion de clandestin, illégal et sans-papiers reste vide et sans signification concrète comme cette femme nous le dit : « cela n’était pas du tout important parce que je ne

savais pas que le fait d’avoir des papiers était tellement important, qu’on avait besoin d’un certificat pour pouvoir travailler, pour gagner librement… je pensais que, comme dans nos pays, même comme à New York, les personnes travaillent même s’ils n’ont pas de papier. Ce n’est pas si dangereux comme ici, cela je ne le savais pas, je ne comptais pas sur ça … ».

L’existence d’une relation préalable de la migrante avec des membres de la famille ou des connaissances résidant en Suisse est également un élément important qui facilite l’émigration et le choix du pays de destination. Cette personne « contact » donne des informations à la migrante potentielle (et éventuellement de l’argent) pour réaliser le voyage58. Même si dans une certaine mesure, cette personne avertit la nouvelle arrivée

57 Extrait d’entretien cité par PORQUET J.L., op. cit., p. 41.

58 Cf. VAN BROECK A.M., "Les immigrés latino-américains sans documents" in LEMAN J. (éd.), Sans

documents. Les immigrés de l’ombre. Latino-américains, polonais et nigériens clandestins, Bruxelles, Éditions De Boeck & Larcier, 1995, pp. 42-45 ; CHAVEZ L.R., Shadowed lives. Undocumented

du statut légal qu’elle aura et du type de travail qu’elle réalisera, cette information occupe une place marginale dans la décision face aux autres aspects tel que le mythe de l’« Eldorado » qui influence encore l’imaginaire par rapport à la réussite du migrant à l’étranger59.

Cette relativisation produit, à la fois, le désir d’émigrer chez ceux qui sont restés : « … tout le monde dit qu’ici c’est le bonheur, c’est la joie », « en Suisse la vie est jolie,

on gagne beaucoup d’argent, il y a de l’argent partout, il y a des postes de travail partout... »60. Cette image est alimentée par les signes extérieurs de réussite comme l’envoi d’argent, de cadeaux, de photos, etc. Ainsi, l’Europe est représentée comme symbole de « modernité », « progrès », « bonheur »; l’image de l’Europe est ainsi idéalisée et valorisée. Dans ce sens, le fait de venir en Europe est vu d’une manière positive ; la famille dans le pays d’origine verrait ainsi dans cet acte une manière d’augmenter son statut. Par ailleurs, les difficultés subies dans le pays d’immigration ne sont pas racontées clairement soit pour ne pas inquiéter la famille soit pour ne pas devenir source de honte.

Pour d’autres femmes latino-américaines, le statut de sans-papiers, dans la mesure où il se concevait comme momentané (les personnes s’attendent à obtenir un permis facilement) n’a pas pris beaucoup d’importance au moment de la décision : « j’ai

toujours été consciente que quand on va dans un autre pays, il y a toujours la persécution… à la télé on le voit, il y a des programmes … je ne suis pas venue avec les yeux fermés, je suis venue préparée psychologiquement, je savais à quoi j’allais m’exposer, je savais ce que j’allais vivre mais je n’aurais pas pensé que c’était si compliqué d’obtenir des papiers après ».

immigrants in American society, Texas, Éditions Harcourt Brace, 2ème édition, 1998, pp. 137-138 ;

PORQUET J.L., op. cit., p. 29 et p. 251 ; SCHWAB M., L’intégration non intégrée. Analyse de l’installation durable des migrants sans documents, Faculté des Lettres de l’Université de Fribourg (Suisse), 2000, Mémoire de licence.

59 À cet égard, une de nos interviewées disait : "…dans mon pays on entend parler de ceci : il y a

beaucoup de gens qui partent parce que la monnaie est très basse dans mon pays alors un franc, un dollar c’est beaucoup … beaucoup de gens dans mon pays pensent qu’en sortant du pays on est bien, on occupe un bon poste, etc. mais ce n’est pas comme ça..".

60 Voir entre autres PORQUET J.L., op. cit., p. 330 ; SIEWIERA B., "Les immigrés polonais sans documents" in LEMAN J. (éd.), op. cit., pp. 80-81 ; NWOLISA E., "Les Nigériens sans documents" in LEMAN J. (éd.), op. cit., p.114.

Il est important de faire remarquer qu’il y a des personnes (quoique minoritaires dans notre étude) qui arrivent effectivement sans savoir le statut qu’elles auront. C’est le cas de beaucoup de celles qui arrivent très jeunes avec leur mère sans être vraiment conscientes de ce qui les attend : « …non, à vrai dire, on ne m’a pas dit que je devais

me cacher, que j’allais avoir peur. Je suis venue accompagner ma mère, c’est seulement après que j’ai compris ce qu’il fallait vivre ici ».

Ainsi, nous pouvons déjà nous rendre compte du chemin de la « découverte » que ces femmes doivent faire une fois arrivées en Suisse par rapport aux notions de légalité/illégalité qui recouvrent des significations différentes dans le pays d’origine et dans le pays de destination : « j’imaginais que vivre sans-papiers était comme vivre

dans mon pays, si je voyais une patrouille pour moi c’était égal et je me disais ‘si on ne se met pas en problèmes, rien ne va arriver’ mais non l’illégalité dans ces pays si ordonnés comme la Suisse a beaucoup de signification ». Mais il s’agit aussi d’une

découverte par rapport aux nouvelles images identitaire que lui renvoie autrui : « c’est

terrible, on vit comme un délinquant » et par rapport à la peur constante et au stress

d’être renvoyée à n’importe quel moment : « ici on travaille et il faut s’enfouir ; dans

mon pays, je voyais que la police poursuivait les délinquants mais c’était parce qu’ils cherchaient des problèmes, mais nous on travaille ! ».

Dans cette étape de l’émigration, il y a donc pour la femme sans-papiers, une sorte de déséquilibre entre le fait de savoir qu’elle allait être sans-papiers et la capacité de savoir qu’elle pourra maîtriser cette situation. Nous pouvons dire que la personne est en quelque sorte « responsable » de ce qui la « pousse » à partir mais pas de ce qui l’attend. En effet, la signification même de clandestinité ou de l’illégalité reste vide. Il s’agit plutôt d’une notion théorique et ce n’est qu’en étant en Suisse que l’immigrée sait ce que signifie le fait d’être une femme sans papier. Le concept de clandestinité peut bien se rapprocher, dans le contexte latino-américain, de celui d’informalité qui est pratique courante dans ce contexte61.

61 Par rapport à l’État, consulter entre autres : BRADFORD C. (s/s la dir. de), Redéfinir l’État en

Amérique Latine, Paris, OCDE (Organisation de coopération et de développement économique), 1994, p. 17 ; COUFFIGNAL G. (s/s la dir. de), Réinventer la démocratie le défi latino-américain, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1992, pp. 116-123 ; TOURAINE A., "De l’État mobilisateur à la politique démocratique" in BRADFORD C. (s/s la dir. de), op. cit., p. 55. Par rapport à l’informalité et aux stratégies consulter par exemple : DE SOTO H., L’autre sentier. La révolution

Par ailleurs, le fait d’émigrer signifie aussi un investissement personnel ou familial. Cela présuppose, entre autres, des emprunts, la vente de quelques objets afin d’obtenir de l’argent, des hypothèques ou encore le renoncement au travail. C’est un engagement que la personne fait vis-à-vis d’elle-même, de la famille ou de tierces personnes. Le fait d’émigrer à l’étranger (en Europe et plus spécifiquement en Suisse) pour les Latino- américaines n’est pas un simple voyage ou un voyage aller-retour : la distance géographique, l’utilisation de l’avion comme moyen de transport, le coût du billet d’avion sont, entre autres, des éléments qui montrent l’importance de ce voyage. En conséquence, le fait de rester dans le pays de réception pour 1 ou 2 an(s) au minimum est envisagé dès que la personne a pris la décision d’émigrer.

En outre, cette décision est souvent appuyée par la famille : « Je remercie Dieu de

pouvoir compter sur mon père. Il s’occupe de mes enfants. Cela me soulage beaucoup de pouvoir compter sur mon père ». Cet appui peut être perçu au niveau du soutien

direct ou indirect dans la réalisation du voyage. Comme nous venons de le voir le soutien apparaît dans la prise en charge des enfants (quand la femme qui émigre est mère) ou dans la participation au financement du voyage, dans les expressions de fierté à l’égard d’une fille ou d’une sœur présente dans tel ou tel pays ou à travers différents type d’encouragements et l’acceptation d’envoi d’argent. La personne qui décide de migrer pense qu’elle va réussir, qu’il s’agit d’un projet qui vaut la peine d’être entrepris.

Comme dans le cas de l’immigration algérienne en France où Abdelmalek Sayad parle d’un état de « disposition à l’émigration » pour les Algériens (c’est-à-dire de la transformation, à travers la colonisation, d’émigrés potentiels ou virtuels attendant d’immigrer)62, il convient de parler, pour le contexte latino-américain, du “ racisme- ethnicisme ”. Selon Anibal Quijano, il s’agit d’un complexe social qui entre dans l’histoire du pouvoir à la fin du XVe siècle au moment de la constitution de l’Amérique. Toute relation de pouvoir basée sur le complexe racisme-ethnicisme renvoie à l’origine

informelle dans le tiers monde, Paris, Éditions la Découverte, 1994 ; CAMACHO A., "Informalidad politica. Movimientos sociales y violencia" in Nueva Sociedad, nº 106, 1990, pp. 36-37 ; REVESZ B., "Ciudadanos periféricos y demos dividido" in Revista Andina, nº2, diciembre 1993, pp. 271-289.

62 Cf. SAYAD A., La Double Absence : des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, op. cit., p. 104.

et au caractère colonial63. L’Amérique latine d’aujourd’hui ne s’est pas libérée de cette colonialité du pouvoir au contraire, ce pouvoir a maintenu son caractère colonial dans tous les domaines sauf dans ses relations avec l’extérieur : « L’État, en un sens, s’est décolonisé, mais non la société »64 . Elle implique une inégalité naturelle entre les personnes mais aussi une légitimation des inégalités sociales et l’existence d’inégalités « naturelles », entre « races-ethnies » différentes puisque, par définition, certaines sont « supérieures » à d’autres, « racialement » ou « ethniquement » ou selon ces deux critères65. D’où une certaine disposition à l’émigration, d’où des expressions de fierté d’avoir des membres de la famille dans un pays européen, d’où un encouragement indirect de part de la famille et de l’entourage social.