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Une fois arrivée dans le pays de réception, la femme latino-américaine doit affronter la nouvelle réalité de la migration clandestine. Outre le fait qu’elle se voit attribuer des images stigmatisantes quant au fait d’occuper illégalement le territoire helvétique, elle doit affronter des changements au niveau de sa vie. Son mode de vie passé, celui qu’elle avait dans son pays d’origine -où les choses allaient de soi- se voit bouleversé par le processus migratoire. Elle doit créer un nouveau mode de vie en Suisse en tant que clandestine. Cela suppose, d’une part, le fait de satisfaire les différents besoins élémentaires : santé, éducation, logement et travail et d’autre part, la mise en place de différents comportements afin d’assurer la survie mais aussi la prolongation de son séjour ce qui est indispensable pour l’accomplissement de ses objectifs migratoires. L’enjeu est celui de construire une certaine « stabilité » -même provisoire- malgré la clandestinité.

Nous pensons que ce processus de « stabilisation » passe par le fait de connaître le

monde de la clandestinité, de s’y introduire et de reproduire dans la vie de tous les jours

des pratiques sociales propres au monde de la clandestinité. De ce fait, nous pouvons comparer le défi que l’immigrée sans-papiers doit affronter avec celui du retraité. Nous pouvons dire, à l’instar de Christian Lalive d’Epinay, que ces deux personnes sont tout à coup « maîtres » de leur temps1, le retraité par la retraite et l’immigrée par le processus migratoire. Ainsi, le retraité et l’immigrée se trouvent face au défi de s’approprier le

temps, de l’organiser. En effet, pour la plupart des personnes âgées ainsi que pour les

immigrées, la vie a subi une révolution provoquée par un événement majeur, respectivement la retraite et l’émigration. Ces personnes doivent donc réaménager

leurs vies à partir de la création des routines les plus élémentaires.

1 Cf. LALIVE DEPINAY C., Entre retraite et vieillesse, Lausanne, Éditions Réalités sociales, 1996, p. 15.

La création des routines nous semble jouer un rôle très important étant donné que ce sont les pratiques de routinisation qui constituent le processus constamment répété d’appropriation du temps et de l’espace. Ceci est particulièrement important dans le cas des sans-papiers pour qui, le routinier implique le fait de réduire la sphère de l’inconnu et de l’imprévisible. L’enjeu pour ces femmes, est de réduire les possibilités d’être interceptées par la police, de subir un contrôle policier ou de se retrouver dans des situations où elles devraient dévoiler leurs identités. Selon Christian Lalive d’Epinay, le routinier se présente comme répétitif, prévu, sécurité, maîtrisé, etc. et l’événement (dans ce cas-là un contrôle policier) comme unique, imprévu, menaçant, non-maîtrisé, etc2. La production et la reproduction de routines (de rituels, d’étiquettes, etc.) conduisent donc à l’établissement d’une quotidienneté.

Comment donc construire une quotidienneté ? Face à la clandestinité et à ce que cela signifie, faire face implique la création de conditions pour survivre dans ce nouveau contexte et pour satisfaire ainsi des besoins élémentaires comme le fait de se nourrir, de se loger, de se soigner, etc. En même temps, faire face englobe les possibilités de

reproduire3 les conditions de clandestinité au jour le jour et d’assurer ainsi une certaine « prolongation dans l’instabilité ». C’est à travers un nouveau mode de vie résistant aux nouvelles vicissitudes, aux nouveaux défis et aux nouveaux enjeux que ces femmes construisent des conditions de passage d’une vie anormale à une vie normale.

De ce fait, nous avons divisé cette troisième partie en deux chapitres. Le premier

chapitre porte sur le monde de la clandestinité. Nous voulons « identifier » ce que

signifie la clandestinité -le processus de clandestinisation-. Pour cela, il convient d’ « entrer » par les discours des femmes sans-papiers, dans ce monde souterrain et d’analyser les éléments qui le composent. En effet, les femmes sans-papiers doivent

connaître le monde de la clandestinité, en apprendre les règles; répéter, développer, reproduire et transmettre différents types de comportements. Ceci fait partie des outils

nécessaires pour « maîtriser » l’art de vivre dans la clandestinité. Au fur et à mesure que

2 Cf. LALIVE DEPINAY C., op. cit., p. 199.

3 Dans le sens de Daniel Bertaux (cf. "reproduction anthroponomique"). Cf. BERTAUX D., "Vie quotidienne ou modes de vie?" in Revue suisse de sociologie, nº 1, 1983, pp. 72-73 ; BERTAUX D., Les Récits de vie, Paris, Éditions Nathan, 1997, p. 39.

ce processus s’opère, les femmes sans-papiers créent/adaptent/ré-adaptent et mobilisent des ressources parallèlement et progressivement afin de mettre sur place différentes stratégies visant la reproduction des conditions de vie en tant que sans-papiers.

Les femmes latino-américaines sans-papiers apprennent ainsi à partir de leurs propres expériences et de celles des autres et donnent sens à leur séjour en Suisse. Mais l’acquisition de l’art de vivre dans la clandestinité, la mobilisation de ressources et la mise en place de stratégies pour assurer leur présence sur le territoire helvétique vont interagir entre elles pour donner lieu à la création de nouveaux modes de vie qui seront l’objet de notre deuxième chapitre. Ces femmes vont donc organiser leur vie quotidienne à travers une pluralité de modes de vie en essayant tout d’abord de « stabiliser » certaines conditions de survie notamment à travers l’obtention d’un travail. La manière dont ces femmes pourront assurer la survie, adapter leurs projets migratoires aux conditions actuelles, disposer -mais surtout- mobiliser des ressources, vont déterminer des différences quant aux logiques d’action de ces femmes. Nous avons identifié trois logiques d’action : logique d’épargne, logique intellectuelle et logique adaptative. Chacune d’entre elles donne lieu à une pluralité de modes de vie. Ceci sera également l’objet de ce chapitre. Les caractéristiques personnelles et socio-économiques (âge, scolarité, état civil, présence d’enfants) des femmes ont été considérées pour construire cette typologie.

Chapitre 1