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Bien évidemment, ce sentiment de peur n’est pas seulement lié à un processus d’intériorisation des représentations qui invalident le sujet, il y a également des pressions concrètes (comme par exemple le fait de ne pas avoir payé les dettes contractées dans le pays d’origine afin de réaliser le voyage en Suisse, le fait de retourner « sans rien », le temps qui coule sans avoir quelque chose de concret) qui augmentent davantage la souffrance sociale. Par ailleurs, il y a même une insécurité quant au fait de pouvoir accomplir le projet migratoire, il y même une insécurité de pouvoir dire que le « sacrifice vaut la peine d’être fait : « j’espère que ça vaut la peine.

J’ai une dette qui arrive à 20,000 fr. Tu peux donc t’imaginer avec le salaire que je gagne, j’aurais besoin de travailler beaucoup plus que deux ans ».

Ainsi, le fait de ne pas avoir de papiers situe les personnes dans un état de vulnérabilité et engendre d’ailleurs un sentiment de honte et de souffrance sociale. La clandestinité met le sujet dans une situation d’instabilité, dont l’avenir est incertain et les manières de s’en sortir bien limitées. Puisqu’elles n’ont aucun type de droit (même pas le droit de s’exprimer), elles doivent se battre pour accéder à un travail, à un logement, à la santé, pour parler la langue, etc. Elles ressentent donc d’une manière directe la discrimination : « je sais ce que signifie le fait d’être malade et de ne pas

avoir une assurance, de ne pas pouvoir aller comme une personne normale avec des droits et demander d’être soignée ».

Elles sont limitées dans leur statut social (la perte de statut implique aussi le fait de ne pas avoir la possibilité de faire d’autres types de travail) et dans leurs projets : « là-

bas j’étais .... c’est ça ce que je regrette ». Cela est surtout ressenti par les femmes ayant

une formation supérieure : « .. vivre en étant toujours limitée. L’illégalité te marginalise

par exemple le type de travail : je ne peux pas aspirer à être secrétaire dans une bonne entreprise… ».

En plus, les femmes ayant des enfants dans le pays de réception doivent gérer la transmission de la condition de sans-papiers aux enfants tout en essayant de ne pas perturber leur identité : « s’il s’agit de quelque chose que les enfants doivent savoir

pour qu’ils fassent attention, on leur dit mais on essaie quand même de ne pas leur transmettre nos peurs. Avec mon mari, c’est seulement après quand on est seuls qu’on discute de notre situation… »

Les femmes ayant laissé leurs enfants dans le pays d’origine souffrent également de la réalité de la clandestinité. Le contact avec la famille dans le pays d’origine occupe une place centrale dans la vie de ces femmes: « même si je ne mange pas, je n’arrête

pas d’appeler ma famille chaque week-end ». La nostalgie pour les enfants et pour la

famille est très forte : « je pleure presque tous les jours ». Ceci est complémentaire à la préoccupation d’envoyer de l’argent régulièrement. Pour ces femmes, bien que les besoins économiques soient satisfaits (par l’envoi de l’argent), les besoins émotionnels sont mis entre parenthèses.

En effet, les femmes ayant leurs enfants dans le pays d’origine ressentent une sorte de remords quant au fait d’avoir quitté leur descendance. Ces femmes ont alors tendance à faire venir leurs enfants: « J’ai toujours voulu emmener mon fils avec moi, jusqu'à

maintenant je n’ai pas encore pu le faire mais la majorité de mes amies ont pu le faire. Elles sont ici avec 2 enfants et moi, qui n’en ai qu’un, pourquoi je devrais être la seule qui est sans son fils ? ». Voilà un autre paradoxe de la réalité de la clandestinité

féminine : d’une part il y a des enfants, restés dans le pays d’origine, qui doivent affronter l’absence de leurs mères ; d’autre part, il existe des enfants qui doivent affronter la clandestinité sans en connaître ni comprendre les raisons.

Finalement, les femmes interviewées révèlent aussi l’existence de la dépression ; dans quelques cas ces dépressions sont assez fortes90. Cela est lié à un sentiment de

90 Ainsi, une étude sur les risques de santé mentale et des problèmes des migrants irlandais illégaux aux États-Unis conclut que ces personnes affrontent plus de stress et de problèmes que les personnes ayant un statut légal. Cf. AROIAN K., "Mental Health Risks and Problems encountered by Illegal Immigrants" in Mental Health Nursing, 1993, 14, pp. 379-397. Voir également PADILLA A. & alii, "Coping Responses to Psychosocial Stressors among Mexican and Central American Immigrants" in Journal of Community Psychology, volume 16, October 1988, pp. 418-427 ; SMART J. & SMART D., "Acculturative Stress of Hispanic : Loss and Challenge" in Journal of Counseling & Development, mars/avril 1995, volume 73, pp. 390-396. En Suisse, parmi les facteurs influençant la dépression, nous pouvons mentionner : la difficulté de trouver un travail satisfaisant, l’exploitation de la part des employeurs, l’incertitude par

nostalgie, qui est ressenti très fort surtout dans les premiers temps en Suisse : « je suis

en Suisse depuis 2 mois mais je l’impression que j’y suis déjà depuis 5 mois ... si je me réveillais plus tard, la journée serait plus courte... », « j’avais peur de rester tout près d’une fenêtre, j’avais peur de me lancer.. je n’avais pas envie de manger, je ne faisais que pleurer… ». Mais les dépressions sont aussi en lien avec le statut en Suisse qui

entraîne une forte insécurité psychologique : « tu ne peux pas avoir le sommeil

tranquille, tu ne peux pas travailler tranquillement. Chaque fois que la sonnette ou le téléphone sonnent, je pense que c’est la police, je ne sais pas si je dois répondre ou non. Cela est une vie sans vie ».

2.2. Malgré tout des projets

La logique adaptative fait référence à la capacité de l’actrice sociale d’ajuster d’une manière relativement « harmonieuse » son séjour en Suisse et ses objectifs migratoires. Il s’agit ainsi de savoir s’y prendre et de savoir créer et manipuler de nouvelles et anciennes ressources, d’utiliser les possibilités offertes et les contraintes du nouveau cadre d’action et de réadapter finalement ses objectifs à l’intérieur de celui-là tout en gardant une marge de flexibilité. Il s’agit d’un travail de réflexibilité et d’internalisation où la personne, d’une manière créative, réadapte les circonstances contraignantes, essaie d’accomplir ses objectifs et de construire, à la fin, un bilan positif de son expérience.

Cette logique adaptative peut prendre la forme de quatre types des projets : projet

d’études (« même si je n’ai pas encore pu faire mes études, j’ai la satisfaction d’avoir

gagné en expérience de vie, de savoir ce que c’est souffrir, d’avoir aidé mes parents… »), projet imprécis (« de toute façon, quoi qu’il arrive, je suis contente d’être venue en Suisse ; j’y ai beaucoup mûri »), projet économique (« c’est difficile d’être en Suisse surtout sans mon fils mais j’ai la satisfaction de pouvoir lui envoyer de l’argent pour qu’il puisse continuer ses études… ») et projet d’installation (« j’ai ma deuxième vie ici : mon ami, mes amis, mon indépendance… »). La variable temps exerce aussi une

rapport au futur, la vulnérabilité et la peur d’être renvoyée, les restrictions dans de nombreuses sphères d’activités y compris une liberté limitée pour retourner à la maison rendre visite à la famille ou aux amis.

influence ; au fur et à mesure que la personne vit dans le pays d’immigration, y travaille, s’y investit en terme d’énergie, d’amis, de création de sentiments d’appartenances ou autres, une sorte d’installation provisoire ou indirecte commence à s’instaurer.

En comparant les projets initiaux de départ aux projets adaptés au nouveau contexte, les tendances suivantes ont été repérées :

- Les personnes étant arrivées avec un projet économique réalisent en général un projet (économique) qui a tendance à se prolonger dans le temps et pousse à une installation indirecte. Des différences quant aux conditions familiales et à l’âge, laissent entrevoir différentes tendances : tandis que, pour les mères célibataires, le projet tourne vers l’indéterminé (souvent sous la forme d’un projet de mariage exprimé en termes de désir), pour les familles, une installation indirecte se produit (surtout par la présence des enfants) ; finalement, pour les mères ayant des enfants au pays d’origine, il y a la tendance de les faire venir ou retourner au pays une fois les objectifs migratoires accomplis.

- Les personnes étant arrivées avec un projet d’études réalisent « provisoirement » un projet économique (vu les difficultés ou la détérioration des conditions de vie de la famille restée au pays d’origine). Selon la disposition des ressources, ces personnes pourraient reprendre, plus tard, le projet d’études.

- Les personnes étant arrivées avec un projet indéterminé (d’aventure, de découverte ; d’émancipation familiale et sociale ou absence de projet) réalisent un projet d’installation (si les ressources dont elles disposent et leur mobilisation le permettent), un projet imprécis (parfois un projet de mariage qui n’est pas exprimé clairement) ou un projet d’études. C’est parmi ces personnes que la logique de retour peut prendre place.

Nous allons décrire les projets des femmes latino-américaines sans-papiers tel qu’ils sont conçus dans le « maintenant » :

Projet d’études

En réalisant ce type de projet, la quête de la légalité est visée en parallèle : « si on

veut étudier par exemple à l’université, on a besoin de la légalité ». La légalité et les

études donnent la possibilité d’être quelqu’un de reconnu par les autres c’est-à-dire d’avoir des droits et de pouvoir s’exprimer. Ces personnes (jeunes femmes célibataires) ressentent le besoin d’avoir cette reconnaissance légale dans la société suisse étant donné que le projet d’études constitue une expérience importante dans leurs vies. Elles maintiennent une attitude active (dans les limites du possible) afin d’atteindre la légalité : « ce qui m’a fait rester en Suisse, ce sont mes études. Cela m’a toujours

encouragée. Je dois être préparée pour pouvoir m’en aller et c’est ça qui m’a donné de la motivation pour continuer... ».