• Aucun résultat trouvé

En général, la littérature sur la migration indique une majorité féminine dans la migration rurale-urbaine en Amérique latine. Sylvie Chant15 constate qu’au Costa Rica les femmes sont plus nombreuses dans les flux migratoires ruraux urbains. Janet

13 Ainsi, en 2002, en Suisse, la moitié de la population active féminine se concentre dans cinq métiers : employée de commerce, vendeuse, infirmière, institutrice et nettoyeuse. Cf. ROSENDE M., "Histoire du travail des femmes ou l’utopie de la femme au foyer" in www.espacefemmes.org, juin 2003.

14 Cf. CHENG SHU-JU A., "Labor Migration and International Sexual Division of Labor : A Feminist Perspective" in KELSON G. & DELAET D. (éd.), op. cit., p. 40 et p. 47.

15 Cf. CHANT S., "Migration at the margins : gender, poverty and population movement on the Costa Rican periphery" in CHANT S. (éd.), op. cit., p. 49.

Henshall observe également, dans le cas de migration aux Caraïbes, que depuis 1970, le nombre de femmes qui émigrent de manière indépendante a augmenté et beaucoup d’îles ont maintenant plus de femmes que d’hommes émigrants16. Selon Sylvia Chant et Sarah Radcliffe, des facteurs explicatifs de la migration féminine se trouvent dans une demande relativement élevée pour le travail féminin dans les villes : le service industriel a été une des sources majeures d’emploi pour les émigrantes dans les villes d’Amérique latine17.

Mais il s’agit aussi du secteur urbain informel caractérisé par la présence de nombreuses opportunités de travail pour des femmes marquées par la précarité18. Le travail dans le secteur domestique et dans la prostitution reste toujours possible. En effet, diverses études ont établi des liens entre la migration féminine et le travail domestique19. Selon Katina Pappas-De Luca, cette migration est fréquemment expliquée par les bas niveaux d’éducation de ces femmes (reflétant le difficile accès aux opportunités éducatives) et par les rôles traditionnels de genre qui ne mettent pas l’accent sur l’éducation de la femme. Le travail domestique est considéré comme une tâche qui requiert peu ou pas d’éducation formelle ou d’entraînement, étant donné qu’il est défini comme une extension naturelle des rôles féminins20.

Par ailleurs, la mobilité ou la non mobilité de la population féminine apparaît comme influencée par les constructions sociales et culturelles de genre. Sylvie Chant affirme qu’en Amérique latine, l’attitude générale de proximité et d’affection de la femme vers sa famille ainsi que sa soumission au pouvoir et à la décision de l’homme -en tant que femme ou fille- signifie que les caractéristiques de la famille sont plus décisives pour la mobilité de la femme qu’elles ne le sont chez l’homme. Par exemple, des jeunes

16 Cf. HENSHALL M., "Gender selectivity in Caribbean migration" in CHANT S. (éd.), op. cit., p. 74. Voir également HILL B., "Rural-Urban Migration of Women and their Employment in Towns" in Rural History, volume 5, nº 2, Cambridge University Press, 1994, pp. 185-194.

17 Cf. CHANT S. & RADCLIFFE S., "Migration and development : the importance of gender" in

CHANT S. (éd.), op. cit., pp. 5-7.

18 Cf. UNITED NATIONS, The Migration of Women. Methodological issues in the measurement and

analysis of internal and international migration, International Research and Traininig Institute (INSTRAW), Dominican Republic, 1994, (Box 3), p. 43.

19 Voir par exemple RADCLIFFE S., "Mountains, maidens and migration : Gender and mobility in Peru" in CHANT S. (éd.), op. cit., p. 44.; PAPPAS-DeLUCA K., "Transcending gendered boundaries. Migration for domestic labour in Chile" in HENSHALL MOMSEN J. (éd.), Gender, Migration and Domestic Service, London and N.Y, Éditions Routledge, 1999, pp. 98-113.

femmes célibataires sont fréquemment envoyées par leurs parents pour travailler dans les villes comme employées domestiques ayant pour mission d’envoyer de l’argent. Elles doivent le faire aussi longtemps qu’elles sont célibataires (dans quelques cas, même quand elles sont mariées). Ceci révèle ce que signifie être une « bonne fille » (« good girl ») c’est-à-dire celle qui rend tout ce que ses parents ont fait pour elle, qui fait tout ce que sa mère lui a appris et qui ne manque pas à ses responsabilités21.

Cette même chercheuse constate que les décisions des filles qui émigrent seules pour travailler restent fortement influencées par les besoins de leurs familles et que ces filles jouent souvent un rôle très important au niveau des ressources élémentaires des unités familiales ayant des femmes comme cheffes de famille. Les femmes migrantes tendent également à être plus engagées que les hommes dans le maintien des liens avec leurs régions d’origine et leurs familles. Cette importance de la famille pour la vie des femmes est en lien avec l’attachement pragmatique et idéologique de la femme à la sphère domestique et le rôle central qu’elles jouent dans les réseaux de réciprocité et d’échanges entre les amis et la parenté. Les hommes, même s’ils fournissent des revenus importants pour la survie de la famille, restent souvent marginaux au sein des unités domestiques et dans les relations avec le réseau de la famille étendue22.

Katina Pappas-DeLuca affirme que, pour le contexte latino-américain, le fait de travailler dans le secteur domestique est une des rares options non sanctionnées culturellement qu’ont les femmes célibataires de sortir de la maison de leurs parents sans être mariées. La jeune femme célibataire n’est pas considérée comme quelqu’un qui émigre pour son propre compte mais comme celle qui va vivre sous l’autorité d’une nouvelle famille: elle émigre d’un foyer patriarcal (sa famille) vers un autre (celui de son employeur). Le travail domestique donne à la femme un endroit « libre » pour vivre, un revenu et la sécurité d’un travail, tout ce qui améliore les possibilités d’indépendance

20 Cf. PAPPAS-DeLUCA K., "Transcending gendered boundaries. Migration for domestic labour in Chile" in HENSHALL MOMSEN J. (éd.), op. cit., p. 101.

21 Cf. CHANT S., "Migration at the margins : gender, poverty and population movement on the Costa Rican periphery" in CHANT S. (éd.), op. cit., pp. 54-67. Dans le sud de l’Asie, les facteurs culturels comme l’isolement interdit fréquemment des mouvements indépendants de femmes. Quand les femmes du sud de l’Afrique migrent, cela est limité aux relations familiales et maritales : les femmes migrent à cause du mariage dans le foyer de leur mari ou avec leurs enfants pour suivre leur mari dans les villes. Cf. CHANT S. & RADCLIFFE S., "Migration and development : the importance of gender" in CHANT S. (éd.), op. cit., p. 7.

sociale et économique. Le fait d’échapper aux relations sociales patriarcales et au contrôle familial ainsi que le fait de subir une mobilité économique, motivent beaucoup de femmes à émigrer et à rester dans les villes en tant que travailleuses dans des maisons privées23.

Un autre trait caractéristique de la migration latino-américaine des femmes est le nombre, en augmentation, de femmes cheffes des familles24 (qui dans beaucoup de pays représente un quart -ou plus- du total des foyers, comme c’est fréquemment le cas dans les Caraïbes comme à Cuba et en République Dominicaine25). En Amérique latine, cette réalité est souvent associée au machisme qui consiste à obliger la femme (pas seulement la femme « officielle » c’est-à-dire la femme avec laquelle l’homme est marié) à avoir beaucoup d’enfants, que l’homme abandonne, et à laquelle revient la responsabilité de les élever. À la différence de ce système patriarcal, l’homme ne prend pas la responsabilité de son/ses enfants ; il ne reconnaît simplement pas ses descendants dans le système du machisme26. Marcela Chueca affirme qu’au lieu de divorcer ou

23 Cf. PAPPAS-DeLUCA K., "Transcending gendered boundaries. Migration for domestic labour in Chile" in HENSHALL MOMSEN J. (éd.), op. cit., pp. 106-107.

24 Voir OSO L. & CATARINO C., "Femmes chefs de ménage et migration" in BISILLIAT J. (s/s la dir. de), Femmes du Sud, chefs de famille, Paris, Éditions Karthala, 1996, pp. 61-97 ; OSO L., "Les effets de la migration sur le statut socio-économique et sur le rôle des femmes : le cas de l’immigration des femmes de la République Dominicaine vers Madrid" in BISILLIAT J. (s/s la dir. de), Face aux changements les femmes du Sud, Paris, Éditions L’Harmattan, 1997, pp. 87-114.

25 María del Carmen Franco affirme que, dans la ville de Havana -Cuba-, les foyers où une femme était cheffe de famille était presque de 50%. Cf. FRANCO M. del C., Migración interna y familia en la Ciudad de la La Habana. 1985-1994, México, Éditions el Colegio de México, 1999, Thesis in Social Sciences with especialization in Population. Voir également CHANT S., "Migration at the margins : gender, poverty and population movement on the Costa Rican periphery" in CHANT S. (éd.), op. cit., p. 53. Sarah Radcliffe affirme que dans les régions rurales au Pérou à peu près un quart des femmes peuvent s’attendre à être mères célibataires au moins une fois dans leur vie. Cf. RADCLIFFE S., "Mountains, maidens and migration : Gender and mobility in Peru" in CHANT S. (éd.), op. cit., p. 47. Violeta Sara- Lafosse indique qu’au Pérou entre 20 et 25% des familles sont tenues par des femmes. Cf. SARA- LAFOSSE V., "Machismo in Latin America and the Caribbean" in STROMQUIST N.P. (éd.), Women in the Third World: an encyclopedia of contemporary issues, New York, London, Éditions Garland, pp. 107- 114. Par ailleurs, dans certains contextes caractérisés par une instabilité et violence politique, il est bien probable de trouver des femmes cheffes de familles. Dans le cas du Pérou, où il y a plus que 120’000 familles réfugiées, victimes de la violence et de la guerre civile durant les années 1980 et 1990, 70% de ces familles sont dirigées par des femmes. Cf. BLONDET C., "Comentario de Cecilia Blondet" in PORTOCARRERO G. & VALCARCEL M. (éd.), El Perú frente al siglo XXI, Lima, Fondo Editorial Pontificia Universidad Católica del Perú, 1995, pp. 435-440.

26 Différentes thèses attestent que la paternité irresponsable en Amérique Latine et aux Caraïbes a ses origines dans la conquête coloniale (hiérarchies sociales et le déséquilibre entre les hommes espagnols et femmes indigènes). Cf. SARA-LAFOSSE V., loc. cit., pp. 107-114; FULLER N., Dilemas de la femineidad. Mujeres de clase media en el Perú, Lima, Fondo Editorial Pontificia Universidad Católica del Perú, 1993, p. 37.

d’abandonner leurs familles, les hommes forment des familles en parallèle à leur familles de base. Ainsi, ils sont capables d’éviter les charges économiques étant donné qu’il n’y a pas eu de désertion formelle du foyer27.

En outre, selon les images stéréotypées de genre, la maternité représente un aspect important pour les femmes. Légitimées par une idéalisation du rôle de mère, les femmes considèrent cette idéologie comme étant normale. Norma Fuller observe, dans le cas du Pérou, l’influence de l’image de « marianismo » sur les femmes. Cette image, associée à la Vierge Marie, suppose l’existence de certaines caractéristiques chez la femme comme la notion de supériorité morale de la femme, l’hyper-affirmation de la maternité, le refus de la sexualité et l’esprit de sacrifice28.

Cecilia Blondet, en étudiant le processus d’installation des femmes migrantes (provenant des régions rurales du Pérou) dans la ville, constate que la présence des enfants dans la vie de ces femmes permettent de comprendre cette installation. Les enfants jouent un rôle déterminant non seulement dans le développement des racines mais aussi dans la construction d’une identité sociale dans la ville. Le fait de former une famille signifie pour ces femmes le fait d’avoir quelque chose leur appartenant et leur donnant du courage pour s’en sortir. Même si le mariage est un idéal pour ces femmes, le fait d’avoir des enfants est le but ultime de ces unions conjugales. Ainsi, face à la difficulté d’avoir ou de retenir leur partenaire, les femmes acceptent la présence irrégulière ou l’absence du père de la famille (cf. machisme et femmes cheffes de famille dans les pages ci-dessus)29.

Mayra Buvinic et Gita Rao Gupta relèvent que, sur 64 études menées en différentes parties du monde, deux tiers d’entre elles montrent que les foyers ayant une femme comme cheffe de famille se confrontent davantage à la pauvreté que ceux ayant un

27 Cf. CHUECA M. "Sexualidad, Fecundidad y Familia en Villa El Salvador" in Pontificia Universidad Católica del Perú (éd.), Hogar y Familia en el Perú, Lima, Fondo Editorial de la Pontificia Universidad Católica del Perú, 1985, pp. 93-134.

28 Cette chercheuse constate, entre autres, que cette image a été peu renouvelée parmi les femmes de la classe moyenne du Pérou, notamment en ce qui concerne la maternité, qui occupe toujours une place importante et représente le moyen le plus efficace pour que les femmes acquièrent le statut d’adulte et le chemin le plus légitime vers une reconnaissance sociale Cf. FULLER, N., op. cit., pp. 204-213.

29 Cf. BLONDET C., "Establishing an Identity: Women Settlers in a Poor Lima Neighbourhood" in

JELIN E. (éd.), Women and Social Change in Latin America, Geneva, UNRISD (United Nations Research Institute for Social Development) – London, New Jersey, Éditions Zed Books, 1990, pp. 12-46.

homme comme chef de famille30. Face à cette réalité, il n’est pas difficile d’imaginer à nouveau le nombre croissant de femmes impliquées dans les processus migratoires. Bref, les femmes étant souvent à la tête de leurs familles, elles sont les seules adultes qui peuvent émigrer pour des raisons de travail. Or, tandis que beaucoup de femmes amènent leurs enfants avec elles, plusieurs les laissent à la garde de leur parenté. Le système familial doit être, dans les régions d'origine, une force puissante pour la migration qui est en lien davantage avec la femme qu’avec l’homme, tel que Sylvie Chant et Sarah Radcliffe le soulignent 31.

La migration apparaît ainsi comme l’organisation de stratégies de survie parmi les foyers ayant les plus bas revenus (cf. modèle de la stratégie familiale chapitre …). Les études de cas au Botswanna illustrent bien ce modèle. La migration différenciée par genre apparaît comme étant liée à la ségrégation d’opportunités de salaire (tant au niveau sectoriel que spatial) et à la nature spécifique des requêtes reproductives. De ce fait, les femmes se retrouvent abandonnées dans les régions rurales par leurs maris, qui avaient émigré dans les mines du sud de l’Afrique pour une longue période. Ces femmes, en exerçant des responsabilités de reproduction vis-à-vis de leurs familles, doivent aussi participer à des activités productives de génération de revenus, notamment par leur émigration vers les villes, ce qui fait que les enfants et les vieilles femmes restent dans les régions rurales pour continuer les tâches domestiques. Ces études montrent la manière dont les relations de genre de pouvoir inégal influent sur le fait d’assumer complètement la responsabilité des enfants (ce qui est réalisé par les femmes), la participation masculine devenant minime dans les activités du foyer et dans le processus de décision. Cette situation devient lourde pour les femmes âgées qui restent et veillent à l’économie familiale32.

En résumé, l’émigration des femmes latino-américaines vers l’Europe est en augmentation. Beaucoup d’entre elles migrent d’une manière indépendante, elles sont les premières dans les chaînes migratoires et se retrouvent fréquemment dans une

30 Cf. BOUVINIC M. & RAO GUPTA G., Targeting Poor Woman-Headed Households and Woman-

Maintained Families in Developing Countries : Views on a Policy dilemma, New York, Population Council/International Centre for Research on Women, Working Paper, 1994.

31 Cf. CHANT S. & RADCLIFFE S., "Migration and development : the importance of gender" in

CHANT S. (éd.), op. cit., p. 16. 32 Cf. Ibid., pp. 22-24.

situation plus « stable » que les hommes en terme de travail en raison de leur facilité à trouver du travail dans le secteur domestique (où la grande majorité des immigrées sont employées). Ainsi, comme nous le verrons, la demande pour le travail domestique semble augmenter, spécialement dans les États où la provision publique des services pour la garde des enfants et des vieillards est insuffisante et là où les femmes non migrantes sont entrées en grand nombre dans le secteur formel33.