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En effet, dès le début du XIXe siècle, le déclin de la ville devient évident et très rapidement cette dernière souffre de la comparaison avec les autres centres industriels. L’annuaire des entreprises locales note déjà en 1828 :

Bristol for centuries ranked as the second city in England in respect of riches, trade and population; but the present extent of its foreign commerce will bear no comparison with that of the port of Liverpool ; and it appears to be exceeded in population by the manufacturing town of Manchester100.

Alors qu’un observateur écrit:

*…+ it appears, that Liverpool had gained greatly upon Bristol and was henceforth to be considered as the second port in Britain and the commercial capital of the west coast101.

Ces deux témoignages indiquent que dans cette première phase de la révolution industrielle, Bristol ne réussit pas à faire face à la concurrence des nouveaux centres industriels et semble avoir du mal à suivre les mutations dont le pays fait l’objet. En effet, alors que les grandes villes du nord se développent et s’industrialisent à grande vitesse et surtout se spécialisent pour la plupart dans un secteur donné, Bristol semble avoir adopté un rythme bien différent.

Les raisons du déclin économique de Bristol ou les phénomènes ayant pu entraver son développement sont nombreux et ont en effet fait l’objet d’analyses variées. Deux facteurs sont souvent avancés par les historiens et les contemporains pour justifier cette apathie. La tradition protectionniste de Bristol, remontant au

100 Mathews’s Annual Directory and Almanack, 1828, p.196.

55 Moyen-âge102, se trouve ainsi souvent mise en cause alors que la corruption des élites est elle aussi dénoncée pour avoir nui au développement économique de la ville. On observe, par exemple, que dès le XVIIIe siècle Defoe émettait des critiques quant au protectionnisme de la corporation :

The greatest inconveniences of Bristol are … the tenacious folly its inhabitants, who by the general infatuation, the pretence of freedoms and privileges, that corporation-tyranny, which prevents the flourishing and increase of many a good town in England, continue obstinately to forbid any, who are not subjects of their city sovereignty (that is to say, freeman) to trade within the chain of their own liberties ; were it not for this, the city of Bristol, would before now, have swelle’d and encreas’d in buildings and inhabitants, perhaps to double the magnitude it was formerly of 103.

Cependant, bien plus que le protectionnisme exercé par la corporation c’est parfois sa corruption104 qui est pointée du doigt. L’ancienne Corporation de Bristol, et depuis le XVIe siècle, la « Society of Merchant Venturers » commandent aux échanges commerciaux et à la politique portuaire. Ollerenshaw explique qu’au début de l’ère victorienne la première Chambre de Commerce du sud-ouest de l’Angleterre est créée dans la cité dans le but de promouvoir et protéger les intérêts des entreprises locales et d’entreprendre une série de mesures afin de reformer la politique portuaire qui depuis longtemps ne servait plus que les intérêts d’une oligarchie corrompue. Cependant, la « Society of Merchants Venturers » se heurte alors aux critiques dénonçant sa tendance à protéger ses propres intérêts mais aussi sa disposition à s’intéresser plus à l’époque à ses devoirs philanthropiques qu’au commerce local105.

L’origine de la richesse de Bristol étant intrinsèquement liée à son port, les premiers signes du déclin de la ville sont avant tout perceptibles dans celui de la détérioration de celui-ci. Vers la fin du XVIIIe siècle, le port et les docks sont devenus

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C’est au Moyen-âge que l’on retrouve les prémices de ce protectionnisme puisque déjà les négociants locaux s’organisent pour protéger leurs intérêts en constituant une guilde. Au départ ces derniers forment la « Fellowship of Merchants » puis sous le règne d’Edouard VI s’insurgent contre ceux qui se réclament négociants sans avoir suivi l’apprentissage réglementaire et exigent que ceux qui ne sont pas contrôlés soient interdits de commercer. Une charte alors accordée par le roi leur permet de faire appliquer ces restrictions et d’exercer un contrôle fort sur le commerce et les échanges. Harold Brown, op cit., p.34.

103

Patrick McGrath, Bristol in the Eighteenth Century, p.18.

104Martin Gorsky, Patterns of Philanthropy, p.24.

56 inadéquats. De par sa configuration et son emplacement, le port est difficilement accessible. La gorge sinueuse de la rivière Avon rend la navigation difficile et périlleuse, et à marée basse, tout à fait impossible106. Cette marée extrêmement puissante empêche les bateaux de naviguer sur l’estuaire et de se rendre au port. Il devient donc impératif de moderniser les docks afin de faciliter le commerce. A la suite de nombreuses querelles décision est prise de construire le « floating harbour » qui permet aux bateaux de rester au port malgré les marées. Ce nouveau port est ouvert en 1810 au terme de six années de travaux et de débats passionnés107. Pour compenser et rembourser la perte financière causée par de tels travaux, on décide d’instaurer une nouvelle taxe, la « high port charge » qui finit de dissuader les navires d’appareiller et de préférer les autres ports, surtout celui de Liverpool. De plus, la multiplication de ces taxes et leur détournement assorti d’une gestion financière peu éclairée finissent par nuire au bon développement du port. Bernard Alford explique ainsi que ces impositions représentent un poids à la croissance du port qui se trouve surtaxé et mal administré. L’argent frauduleux n’est pas, contrairement aux attentes, réinvesti dans le développement du port108.

L’inefficacité, l’apathie, l’intérêt du gain, les problèmes techniques liés aux marées, la dépendance au commerce avec l’Irlande et les Caraïbes sont autant de phénomènes qui concourent à la perte de vitesse et de rentabilité du port. D’autre part, la gestion même du port, hostile au libre échange, se révèle être un handicap aux importations et freine la croissance économique. On remarque en effet qu’au début du siècle, les droits prélevés sur les marchandises importées sont deux fois plus élevés que ceux prélevés à Liverpool, et dans le cas du lin atteignent un montant six fois supérieur à ceux de Londres109. Il est ainsi plus avantageux de

106 John Latimer, The Annals of Bristol in the Nineteenth Century, Bath : Kingsmead, 1970, p.358.

107

Ibid. p.396, p.401 ; Patrick McGrath et John Cannon, op cit., p.259.

108

Bernard W.E. Alford in Patrick McGrath et John Cannon, op cit., pp.259-260.

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Les taux prélevés pour le déchargement du sucre et du tabac sont deux fois supérieurs à ceux de Liverpool. Dans les années 1840, sur quarante articles déchargés à Bristol les taxes étaient supérieures à celles de Liverpool de 5s 5d par tonne de marchandise et de 8s par tonne par rapport à Hull. Bryan Little, The City and County of Bristol : a Study in Atlantic Civilisation, Wakefield : S.R, 1967, p.251.

Bernard Alford explique également que les négociants de tabac devaient s’affranchir de 3s par baril de marchandise contre 5d à Liverpool. Bernard Alford in Patrick McGrath et John Cannon, op cit., p.260.

57 décharger une cargaison à Liverpool et de la faire livrer à Bristol par la suite que d’y importer les matières premières directement. La politique économique locale a donc largement desservi les industries de la ville et parfois contribué à leur effondrement. Consciente de ces difficultés, la Society of Merchant Venturers n’en est pas moins très lente à faire face au problème et à réviser ses tarifs. C’est pourquoi, en 1823 lors de sa création, la chambre de commerce décide de reprendre l’affaire en main110 afin de réviser ces taxes et d’encourager le commerce portuaire. On retiendra alors que la gestion inadaptée du port dessert l’économie de Bristol et empêche la ville de tirer profit du vent de libre échange et de l’ère du « laissez faire » si caractéristique de l’époque.

Un autre facteur participe à l’apathie économique caractéristique de ce début de siècle. L’abolition de l’esclavage dans l’empire britannique en 1833 porte un véritable coup aux affaires liées au commerce avec les îles. Les anciennes raffineries qui avaient commencé à décliner à cause de leur incapacité à utiliser de nouvelles machines et du fait de la concurrence étrangère finissent par disparaître111.

Il en est de même pour l’industrie de la laine. On notera que pendant des années, l’ouest de la Grande-Bretagne et Bristol, est un des hauts lieux du travail de la laine importée d’Espagne. Cependant, à cause des taxes d’importation et surtout du nouveau transit via Londres, qui récupère alors les matières premières, cette industrie disparaît progressivement. Ajoutons également que les tisserands locaux sont très lents, voire réticents à l’idée d’introduire des machines dans leur corps de métier. Ils n’adoptent le système d’usine que très tardivement alors que les grandes villes au nord en ont déjà fait leur apanage. On peut d’ailleurs constater qu’à Bristol l’anti-machinisme est plus marqué que dans le nord. Dès les années 1790, de nombreuses émeutes et soulèvements en tout genre mettent en scène cette réticence à l’industrialisation et à l’introduction de machines. Ces industries ne se

110

Bryan Little, op cit., pp.249-250.

111John Latimer, op cit., p.435 ; Donald Jones, Bristol's Sugar Trade and Refining Industry, Bristol: Bristol Branch of the Historical Association, 1996.

58 mécanisent que très tardivement, les corps de métiers liés à l’habillement et la couture étant parmi les derniers à adopter le travail en usine. De plus, il est nécessaire de souligner que l’industrie de la laine souffre, comme plusieurs autres secteurs, du manque d’investissements financiers. Les investisseurs semblent incapables d’employer assez de fonds pour réadapter l’industrie aux nouveaux besoins de la production de masse participant donc à sa disparition. Ainsi, les industries déjà implantées à Bristol et qui dans certains cas avaient été florissantes au siècle précédent (on retiendra plus particulièrement les secteurs du verre, du sucre et du savon) périclitent à l’aube de l’époque victorienne à cause de leur lenteur à se mécaniser et à se tourner vers de nouvelles méthodes de production.

On observe chez les entrepreneurs de Bristol une certaine résistance à la modernité112, au changement, et aux nouvelles technologies en général. Les conclusions de Press et Harvey le soulignent:

There was, it is said a failure to invest and to keep up with the times. Many firms and traditional industries died away in consequence, and jobs were lost to other more enterprising manufacturing districts. Furthermore, the majority of surviving industries remained tied to the methods of the workshop rather than the factory. Productivity levels therefore remained low and so did the wages and the living standards of the working classes113.

Il en va de même pour le secteur de la manufacture du coton. Il semblerait une fois de plus que Bristol n’ait pas su exploiter et développer cette industrie. Alors que quantité de matières premières en provenance des Caraïbes trouve son chemin jusqu’à Bristol, la ville se voit dans l’incapacité de tirer profit de son commerce. Au début du XIXe siècle, la plupart des investissements et des capitaux sont employés dans les échanges maritimes, privant ainsi la ville de sa capacité à investir dans les industries qui se développent sur le reste du territoire et notamment dans les filatures de coton. Ce ne fut que lorsqu’une partie de ce capital fut libéré que l’on commença à pouvoir concurrencer le nord et les vastes cotonneries de Manchester qui avait déjà pris énormément d’avance dans ce secteur. Il faut donc attendre 1833 pour voir l’industrie du coton prendre de l’essor. Harvey et Press racontent:

112 Charles Harvey et Jon Press (dir.), op cit., p.216.

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Two years earlier, encouraged by the exciting potentialities of team power a group of local industrialists had formed a company whose purpose was to introduce cotton manufacturing to Bristol on a scale comparable to the Lancashire industry. The Great Western Cotton Works (named after the ship and the railway)…rivalled any in the country in size. … workers from the North West were enlisted to get production off the ground, and very soon the mill employed more than 1500 workers making calico an cotton goods114.

L’incapacité de la ville à tirer profit de ses atouts dépend donc également de l’éthique mercantile locale et de l’esprit d’entreprise de ses élites. Il est alors important de rappeler que l’économie de Bristol repose à l’époque entre les mains d’une oligarchie composée de négociants, de financiers et d’industriels qui se partagent ses différents secteurs. Bernard Alford, dans son article sur le développement industriel de la ville, dénonce ainsi une coterie d’hommes d’affaires liés les uns aux autres par une variété d’intérêts commerciaux, organisés autour des industries telles que le sucre, le cuivre, les chantiers navals et le fer115. Ces derniers dirigent également les banques locales et les réseaux financiers s’assurant ainsi un contrôle absolu de l’économie locale. On les retrouve ainsi également impliqués dans la vie politique et civique de la ville puisqu’ils composent la majorité du conseil municipal. Néanmoins, il semblerait que malgré leur statut et leurs privilèges ils n’aient pas réussi à investir et à se réformer dans cette période de transformation économique que représente la révolution industrielle.

Le manque de ressources naturelles semble également avoir pénalisé la ville de Bristol dans une période où la transition économique va de pair avec l’exploitation des minerais. La région de Bristol ne possède pas suffisamment d’avantages naturels ou géographiques pour que ceux-ci permettent de stimuler une spécialisation industrielle telle que celle observée dans les villes du Nord.116 Bien que jouissant de certaines ressources minières, Bristol n’exporte que peu ou prou sa production et ce pour de nombreuses raisons. S’il semble, au vu de nombreuses études géologiques menées à l’époque, que la ville possède un sous sol

114

Charles E. Harvey et Jon Press, op cit., p.10.

115 Bernard Alford in Patrick McGrath et John Cannon, op cit., pp.252-283.

60 riche en charbon et en houille, celle-ci n’a pas exploité cette denrée. Cette décision s’explique, selon Pugsley, par différents faits117.

Tout d’abord, les gisements de la région ne sont pas assez profonds pour être exploités profitablement. Le bassin houiller est extrêmement tortueux, ce qui rend son exploitation difficile. De ces deux phénomènes en découle en troisième à savoir la création d’une vaste quantité de déchets dont il est difficile de se débarrasser. Il faut en effet creuser simultanément dans plusieurs directions pour n’exploiter à terme que de minces filons ce qui engendre en parallèle un amas de déchets considérable : pour 100 tonnes de charbon, on produit également 70 tonnes de déchets. Ajoutons à cela que l’exploitation minière souffre d’un manque indéniable de financements et d’investissements de capitaux et que, conscients de la nature spéculative de cette industrie et de ses nombreux désavantages, peu d’entrepreneurs semblent s’y être intéressés. De plus, ou peut être à cause de tout cela, l’utilisation d’un équipement et d’une machinerie aptes à l’exploitation et permettant une augmentation du rendement est très tardive. Alors que les grandes régions minières ont déjà investi dans les pompes et les machines, Bristol conserve un système d’exploitation plus traditionnel, vétuste et moins productif. Par ailleurs, le charbon de la région n’étant pas de grande qualité (on l’utilise essentiellement pour le chauffage domestique), il n’est pas surprenant de constater que Bristol ne réussit jamais à s’imposer parmi les grands centres miniers. Enfin, la ville souffre de la concurrence du pays de Galles, grande région minière dont l’excellent charbon peut être produit à moindre coût que celui de Bristol118.

La combinaison de ces éléments nous permet ainsi d’apporter un autre élément de réponse au déclin progressif de l’économie locale. En ce début de XIXe siècle, le sort de Bristol se distingue très nettement de celui des villes du Lancashire et du Yorkshire. On peut effectivement souligner qu’en règle générale, l’industrialisation, le développement commercial, la mécanisation et tous ces phénomènes conséquents à la révolution industrielle n’affectent pas Bristol avant

117 Alfred Pugsley, op cit., chapitre IV, pp.1-4.

61 1833-1835, alors qu’à cette même époque, la plupart des autres villes ont déjà effectué leur transformation et entrent dans une nouvelle phase de développement industriel. Les villes du nord du pays, ayant déjà réussi à établir leur supériorité dans plusieurs domaines spécialisés, sont alors bien trop puissantes pour pouvoir se sentir menacées par Bristol.

De 1840 à 1860 l’économie stagne, la ville ne réussit pas à tirer profit de la révolution industrielle, elle est plus lente à accepter les transformations technologiques et à s’adapter aux nouvelles formes de production et à la nouvelle demande119. A cette époque la pauvreté est importante à Bristol. Le taux de mortalité élevé (31/1000), troisième du pays et le centre ville insalubre120 contribuent à donner l’image d’une ville qui n’arrive pas à se réinventer et à se moderniser. La concurrence bien vite écrasante de villes telles que Manchester et surtout Liverpool ajoute à la détresse économique de Bristol.

Au regard de ces différents éléments, il apparaît très clairement qu’en cette première partie du XIXe siècle, l’expérience de la révolution industrielle à Bristol prend une forme atypique. Cette dernière rencontre de véritables difficultés à s’industrialiser et à s’inscrire dans la tendance nationale. Cette phase, si elle ne peut être qualifiée de déclin absolu, sera tout au moins considérée par les analystes comme une phase de stagnation.

Cependant, si au début de l’ère victorienne, Bristol ne réussit pas à conserver le statut privilégié qui la caractérise au XVIIIe siècle, elle voit dans la seconde moitié du XIXe siècle son économie se redresser et s’inscrire dans un nouveau dynamisme. Ce sont ce revirement de situation et ce contraste marqué entre les deux moitiés du siècle qui ont conduit les historiens à présenter des conclusions mitigées et hésitantes quant au développement économique de Bristol.

119 Martin Gorsky, Patterns of Philanthropy, p.26.

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Patrick McGrath et John Cannon, op cit., p.254 ; Ian Archer, Spencer Jordan & Keith Ramsey,

Abstract of Bristol Historical Statistics, Part 4, Health statistics 1838-1995, Bristol : Bristol Historical

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1.2.4 Renaissance

C’est en effet au milieu des années 1860, en pleine période de croissance mid-victorienne, que l’économie prend un nouvel essor. A partir de 1848, on observe une amélioration de la politique portuaire. Par la suite, la création de nouveaux docks et la délocalisation des infrastructures et de l’équipement favorisent une augmentation des échanges et du commerce. Ainsi en 1877, sont créés les « Avonmouth docks » puis en 1879 ceux de Portishead. En 1884, une politique de regroupement et de fédération permet de rassembler tous les docks sous une même autorité. De telles réformes sont symptomatiques d’une volonté affirmée d’encourager la croissance et le développement des échanges. On peut, grâce à ces nouveaux ports, accueillir des cargos de plus grande contenance et accroître les importations. Néanmoins, bien que cette nouvelle politique portuaire permette d’augmenter les échanges commerciaux, elle est bien loin de suffire à expliquer le renouveau économique dont Bristol fait l’objet.

Ce qui distingue en réalité cette seconde moitié du siècle de la torpeur passée, c’est avant tout l’affirmation et l’expansion de certaines industries et plus spécifiquement celles de la chaussure, du tabac, du chocolat et de l’imprimerie.