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1.5 La force de la religion à Bristol

1.5.5 Le recul de l’Eglise

En 1851, la population de l’Angleterre et du Pays de Galles s’élève à 17 927 609 habitants. Suite au recensement religieux de 1851, on observe les résultats suivants :

Nombre de sièges et nombre d’individus présents aux offices du 30 mars 1851

Nombre de lieux de culte Nombre de sièges Présence matin Après-midi Soir Total Toutes dénominations 34467 9467738 4428338 3030280 2960772

Source : PP 1852-1853 Vol LXXXIX, Census 1851, Religious Worship

En additionnant les chiffres obtenus pour les trois offices, on obtient un total de 10 419 390 pratiquants, c'est-à-dire 58.11% de la population totale de l’Angleterre et du Pays de Galles. Néanmoins, ces chiffres n’indiquent que les résultats réels enregistrés et ne prennent pas en compte la marge des lieux de cultes qui ont renvoyé des statistiques incomplètes ou défectueuses. Dans un

259Philippe Chassaigne, Jacques Carré, Lucienne Germain et Christiane d’Haussy, Religions et

131 deuxième tableau du rapport parlementaire, la place est faite à de telles estimations et offre les chiffres suivants :

Estimations du nombre d’individus présents aux offices du 30 mars 1851

Nb lieux de cultes Nb sièges Présence matin Prés. après-midi Prés. soir Total toutes dénominations 34467 4667482 3184135 3064449

Source : PP 1852-1853 Vol LXXXIX, Census 1851, Religious Worship

Le nombre total de pratiquants s’élève alors à 10 896 066 individus, ce qui représente en effet 60.7% de la population. Si ce chiffre peut aujourd’hui nous sembler élevé, il est tout à fait choquant pour les contemporains de la reine Victoria. Pour apprécier l’ampleur du choc provoqué par la publication de cette étude et les implications qui en découlent, il est nécessaire de rappeler que la désaffection des couches populaires face à la religion n’était pas un phénomène complètement inconnu des églises. Néanmoins, dans les années 1830 et 1840, dans un climat de révolutions européennes, l’Etat et les pouvoirs conservateurs, craignant des soulèvements dans le pays, tentent de donner un nouvel essor et de populariser à nouveau la religion anglicane260. Devant le manque d’enthousiasme rencontré et à la vue des chiffres rapportés par le recensement, les analystes, tout comme le clergé, s’offusquent du manque de spiritualité des classes ouvrières. Les conclusions des sondages sont formelles :

Even in the least unfavourable aspect of the figures…it must be apparent that a sadly formidable portion of the English people are habitual neglecters of the public ordinances or religion261.

260 Hugh McLeod, Religion and the Working Class, p.18.

132 A Bristol, les mots du missionnaire Parsons rappellent cette réalité :

There are thousands in every large town who go by the name of Christian who really not care nought for the city’s sins, or the city’s sorrows, or the city’s woes. There is an ever-widening chasm between those above and those beneath, and over the yawning gulf the dove of sympathy does not fly …What is the result of this neglect- the neglect of the sons of the Church? That not more than five per cent of the working men of this land ever enter a place of worship! The statement made by competent authorities, my experience of five years toil amongst the class referred to teaches me to endorse262.

Le souci de comprendre les raisons pour lesquelles les plus pauvres se détournent souvent du chemin de Dieu est omniprésent dans les différentes enquêtes sociales menées à l’époque. Cependant, bien souvent, il est difficile de cerner avec précision la « condition religieuse » des individus. L’absentéisme le dimanche ne signifie pas nécessairement une absence totale de religiosité, puisque les églises et leurs valeurs sont omniprésentes dans la vie quotidienne des Victoriens. A travers les associations caritatives, culturelles, sportives et éducatives, la grande majorité de la population se retrouve confrontée et en contact direct avec l’Eglise anglicane ou bien les sectes dissidentes. On notera par exemple que la majorité des enfants de classes populaires assistent aux écoles du dimanche durant lesquelles bien souvent on diffuse des préceptes chrétiens et une certaine culture religieuse. La désaffection des lieux de culte le dimanche ne signifie donc pas une indifférence totale ou une méconnaissance de la religion. C’est cette difficulté à connaître et à sonder la prégnance du christianisme dans les mentalités qui transparaît par exemple dans le Report to

Enquire into the Condition of the Bristol Poor publié en 1883 :

There seemed difficulties in any direct investigation into their religious condition…Religious influences, as it has seemed to the informants, often determine the physical and moral conditions of the poor, and even supply the only animating principle of any likely amelioration of their lives and circumstances263.

On s’interroge ainsi sur l’impact et l’effet produit par les multiples institutions religieuses sur les classes ouvrières :

262 BRL B3167, Records of Mission Work in Bristol, 1883, p.50.

133

How far do all these things, the agencies, the institutions, and the like affect the poor? How far have they effectively reached the masses?...Perhaps it may be true to say that religious influences affect the poor quite as much as they affect any other class of society, except the lower middle class. That the upper classes of society respect more decorously the conventional forms of religion is of course true, but there are reasons for this which are not far to seek. The very leisure, the repute, the respectability of the upper classes are helps to them which the poor lack. That the great mass of irreligious persons are to be found amongst the poor is again true; but then the poor are the great mass of the nation. That irreligion appears more prevalent amongst the poor more gross in its effects and more repulsive in its aspects –this again is indisputable; but, on the other hand, we must remember that the irreligion of the poor is evidenced more “out of doors” than that of the rich, and is thus more vulgar and noticeable”264.

Ces suggestions au sujet de la religiosité des différentes classes sociales laissent entrapercevoir un problème de fond, celui de juger et d’apprécier en toute objectivité l’impact de la religion sur les individus. Si les classes supérieures sont à première vue plus religieuses, c’est en partie parce que leur statut même, leur respectabilité les y incitent. De plus, dans des classes où la discrétion, la retenue, l’idée de « keeping oneself to oneself » et où la préservation des apparences dictent la vie sociale, il est bien plus rare d’afficher un certain désintérêt pour la religion, et encore plus pour un observateur de s’en rendre compte. En revanche, en ce qui concerne les pauvres, la désaffection religieuse est d’autant plus identifiable et sujette à de nombreuses réprobations qu’elle est plus visible et observable dans leurs habitudes et vie quotidienne.

Certains phénomènes peuvent en partie expliquer cette désaffection grandissante de la population vis-à-vis de la religion. L’essor démographique et la transformation radicale du paysage social sont des pistes non négligeables. De 1801 à 1851 la population de la Grande-Bretagne double quasiment passant ainsi de onze millions à vingt-et-un millions dont la moitié vivent en zone urbaine. Cela a nécessairement un impact sur les habitudes de culte. Un évêque note à la fin du siècle :

*…+ it is easy to see how the artisan and labourer fresh from the country villages where, at least, they might find room, and often sought it in the house of God, should gradually lose the habit of worship and devotion, where there was neither place for them to

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worship nor pastor to lead them in the ways of God265.

Alors que certains étaient issus d’un environnement au sein duquel il était normal et traditionnel d’aller à l’église le dimanche, ils perdent cette habitude une fois installés dans une communauté urbaine où il n’est plus dans les coutumes de le faire. Ils abandonnent alors le culte. Ceux, en revanche, nés en ville, ont pu grandir sans aller à l’église. McLeod a également souligné que le système de hiérarchisation des sièges à l’église et l’obligation de payer une taxe pour assister à l’office a conduit à éloigner les plus modestes des églises. En réservant les meilleurs sièges aux nantis et en en privant les pauvres, l’église renvoyait une image peu démocratique et accueillante de la maison de Dieu266. De plus, les sermons sont souvent rédigés dans une langue élitiste avec des valeurs élitistes, on comprend mieux la désaffection des classes populaires puisque les pauvres sont marginalisés jusqu’au sein de l’église267. Les conclusions du recensement sont d’ailleurs édifiantes :

One chief cause of the dislike which the labouring population entertain for religion services is thought to be the maintenance of those distinctions by which they are separated as a class from the class above them. Working men, it is contended cannot enter our religious structures without having pressed upon their notice some memento of inferiority. The existence of pews and the position of the free seats are, it is said, alone sufficient to deter them from our churches; and religion has thus come to be regarded as a purely middle class propriety or luxury268.

Parallèlement, on assiste à un véritable effort des classes moyennes de se dissocier et distinguer à tout prix de ce qu’ils considèrent comme « rough », et préfèrent assister à des offices réservés à leurs pairs. Ces attitudes sont perçues par les classes ouvrières comme des humiliations et ont pu elles aussi les éloigner de l’église. Ajoutons à cela un discours religieux peu indulgent selon lequel Dieu accorde la richesse aux méritants et toujours selon lequel les pauvres sont responsables de leur condition269. Tout cela nourrit un sentiment d’injustice

265

Kenneth Stanley Inglis, Churches and the Working Classes in Victorian England, London : Routledge & K. Paul, 1963, p.4.

266 Philippe Chassaigne, Jacques Carré, Lucienne Germain et Christiane d’Haussy, op cit., p.90.

267

Hugh McLeod, Religion and the Working Class, p.58.

268 PP 1852-1853 Vol LXXXIX, Census 1851, Religious Worship.

135 qui éloigne une partie des gens des communautés religieuses. Enfin notons qu’en période de dépression économique, comme le remarque McLeod, les pauvres n’ont pas les moyens de payer pour assister à la messe ou à l’office ou de s’habiller correctement pour l’occasion et évitent alors les lieux de culte270.

Si les statistiques pures laissent transparaître l’image d’une société victorienne se détachant peu à peu de la culture religieuse, les courants qui animent les églises montrent au contraire une volonté affirmée de la part des différentes instances religieuses de renforcer leur présence. Inglis notera ainsi qu’à partir de la seconde moitié du siècle, l’Eglise anglicane commence à se soucier un peu plus des classes inférieures et à récuser le discours selon lequel les pauvres sont responsables de leur misère271. Pendant longtemps on a en effet cherché à sauver les âmes des pauvres sans pour autant se soucier de leur condition physique ni de leur environnement :

For most of the nineteenth century, Englishmen looked at poverty and found it morally tolerable because their eyes were trained by evangelical religion and political economy. A preacher could spend his life surrounded by the squalor of a manufacturing town without feeling any twinge of socially radical sentiment, when he believed that many poor people were suffering for their own sins, and that the plight of the rest was the result of spiritual ordinances which would be impious to question and of economic laws which it was foolish to resist272.

Dans la deuxième moitié du siècle, on observe un véritable changement avec l’avènement d’un discours beaucoup plus humaniste et diplomatique273. C’est ainsi que si l’on étudie le discours des missionnaires à Bristol, on note une prise de conscience du clergé des conditions de vie et des véritables besoins spirituels et matériels des classes les plus modestes. Dans l’annuaire de 1874, les objectifs de la « Bristol Domestic Mission » sont décrits en les termes suivants : « For visiting the poor at their habitations and affording them temporal and

270 Ibid., p.62.

271

Kenneth Stanley Inglis, op cit., p.22.

272 Ibid., pp.250-251.

136 spiritual aid »274. Dans le rapport annuel des progrès et actions de la mission, le missionnaire John Shearman explique que les principaux devoirs de cette mission sont les visites à domicile, la distribution de brochures275, l’organisation de cours du soir, de conférences mais aussi de permettre à ceux qui le désirent de placer de l’argent dans une caisse d’épargne créée par la mission276. On semble bien loin déjà de la simple mission d’évangélisation et d’enseignement religieux. Selon Shearman c’est ce travail d’accompagnement qui permet de ramener les hommes à Dieu :

The seed of good doctrine and example, of timely warning or advice, if scattered in faith, with no timid or sparing hand, must and will bring forth fruit » report domestic city mission277.

En comparant deux rapports publiés respectivement en 1843 et 1858, il apparaît que les deux missionnaires, le Révérend Bailey et le missionnaire Shearman mettent tous deux l’accent sur l’accueil bienveillant qui leur est fait lors de leurs visites, même lors de rencontres avec les familles les plus démunies :

During the time I have been engaged I have visited rather more than two hundred families. I have met some who have sunk from a state of comparative opulence, and enduring the privations of hopeless poverty and disease. My visits have in most instances been thankfully received; and, though I have met with individuals in what may be considered the lowest state of moral degradation, I have not met with a single example of rudeness, though I have in some instances refused relief when it has been asked …If I cannot boast of numbers reclaimed, I can feel that some regard me as a friend who would aid them to the best of his power, which is no slight advantage and may be prosecuted to future good278.

Il semblerait donc à la lecture de tels témoignages que les classes populaires même les plus basses, celles que l’on suspecte d’être totalement indifférentes à la spiritualité et à la religion, sont loin de rejeter et refuser la présence et les visites des missionnaires. En faisant l’effort d’aller à la rencontre

274

Mathew’s Annual Bristol Directory, 1874, p. 357.

275

BRL B7060, Lewin’s Mead Domestic Mission Society, Reports 1841-1859. Rapport de 1843, p.7.

276 BRL B7060, Lewin’s Mead Domestic Mission Society, Reports 1841-1859, rapport de 1858, p.3.

277

Ibid., p.4.

278 BRL B7060, rapport de 1843, p.7. Les conclusions sont identiques dans le rapport de 1858, voir p.4.

137 des plus démunis, de ceux qui ne vont probablement pas à l’église ou à la chapelle, les missionnaires réussissent tout de même à mettre en contact ces populations avec une culture religieuse. L’absentéisme d’une large portion de la à l’office population a dominical ne doit pas systématiquement mener à la conclusion que cette population n’est pas religieuse. En effet, l’enquête sociale menée à Bristol en 1883 rappelle au lecteur que les raisons pour lesquelles les pauvres sont souvent absents des lieux de culte sont directement liées à leur condition économique mais aussi à la façon dont ils perçoivent les églises ou les chapelles. Bien souvent ces institutions sont associées à des représentations d’un ordre social au sein duquel ils se sentent dépréciés (cela avait déjà été suggéré dans le recensement de 1851 et se retrouve également dans l’enquête menée sur Bristol en 1883) :

Religion thus appears to the poor in large cities a class badge, and that too of a class with which they have no sympathy, and the temptation at once rises to keep themselves aloof from the religion of that class279.

Ce sentiment de frustration semble également provenir du fait que les instances religieuses s’imposent aux plus démunis sans jamais les intégrer véritablement. Il existe une dynamique de diffusion verticale des valeurs mais pas de réciprocité :

There is growing in them a deep, settled, though at present vaguely defined, feeling of resentment, that they are often over-looked in the management of, and as an element in, the constitution of various churches280.

Les classes populaires privées du droit de participer activement et non pas seulement passivement, comme une armée de fidèles à sauver, au fonctionnement et à l’organisation de la vie religieuse, sont placées nécessairement dans une position d’infériorité, de dépendance et d’assujettissement qui engendre un sentiment de méfiance mais aussi de désintérêt. La connotation sociale, si fortement ancrée dans la religion, représente un frein à sa diffusion. On notera à cet exemple un argument souvent

279 Report to Inquire into the Condition of the Bristol Poor, p.192.

138 rapporté par les pauvres, celui de leur réticence à assister à l’office dominical s’ils n’ont pas de vêtements décents à porter. Traditionnellement, la présence à l’église le dimanche est associée à un signe de respectabilité, les familles doivent porter leurs plus beaux vêtements. Bien souvent les vêtements du dimanche sont placés chez le préteur sur gages pendant la semaine et on les rachète pour la messe ou l’office avant de les remettre chez le préteur pour la semaine suivante.

Again, another reason why religion makes little effective way amongst many poor is their poverty. They have been, perhaps religious in better days; but bad times have come and work has become slack. They have no decent clothes or if they have they may be in pawn. They do not like to go to churches and chapels in their tattered working gear. They seem forced to give up habits of worship281.

Cet argument avancé est bien sur lié au problème le plus fondamental des classes populaires, celui de la pauvreté. Comme nous l’avons fait remarquer précédemment l’attitude de l’église vis à vis de la condition des pauvres change progressivement. Lors de son rapport annuel sur les progrès de sa mission le révérend Bailey rappelle que la pauvreté est souvent indépendante des actions et des attitudes des individus :

I mention these things to check that sweeping condemnation of the poor in which some are apt to indulge, who suppose that poverty is entirely the fault of the sufferer282.

De même pour Shearman qui, en 1858, n’hésite pas à expliciter clairement les répercussions qu’une crise économique ou qu’un hiver rigoureux peuvent engendrer sur la vie des classes populaires.

The last Anniversary left us standing in mid-autumn, when the paralyzing effects of the American monetary difficulties were beginning to be felt here. Trade in many departments began to collapse; firm after firm closed, like leaves of the sensitive plant. Autumns are always accompanied by a shortness of work for the operatives of every city, but the last one brought with it times of difficulty more severe than usual283.

281

Ibid., p.194.

282 BRL B7060, rapport de 1843. p.3.

139 Les discours des missionnaires à l’époque se font donc écho ; tous décrivent les mêmes situations et tirent des conclusions identiques. Tous notent en effet que c’est l’environnement lui-même qui éloigne les individus de la religion, leur condition les empêchant de pouvoir considérer et se soucier d’autre chose que de leur survie284. Les rapports des missionnaires dépeignent et dénoncent la pauvreté dont ils sont les témoins quotidiens. C’est tout d’abord la perte d’un emploi ou la maladie qui le plus souvent plongent les familles dans la