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Les valeurs victoriennes ou le reflet du protestantisme

1.5 La force de la religion à Bristol

1.5.1 Les valeurs victoriennes ou le reflet du protestantisme

Afin d’apprécier la résonance de la religion au siècle victorien et la manière dont elle formate les mentalités et influe sur les rapports sociaux, il est essentiel de comprendre les représentations et les valeurs véhiculées par le protestantisme. Max Weber dans son remarquable travail d’étude sur les liens entre l’ascétisme protestant et le capitalisme231 met en lumière les préceptes d’un dogme qui élève le travail en vertu et condamne l’oisiveté. Il explique également de quelle manière les attachements à une doctrine calviniste ou luthérienne peuvent façonner la perception que les individus ont de l’ordre social. Pour comprendre l’impact de la pensée religieuse sur la vie économique et sociale, il faut se pencher sur les écritures qui forment le corps des doctrines qui ont dirigé la vie des individus jusqu’au XIXe siècle.

231 Marx Weber, « Protestant Asceticism and the Spirit of Capitalism » in Marx Weber, op cit., pp.138-172.

118 Dans le luthérisme, par exemple, à chaque homme correspond une station : « the calling ». Tout individu a une fonction propre qui lui est assignée, un rôle particulier au sein de la société, rôle auquel il doit se conformer, sans se plaindre et sans essayer de changer sa situation puisqu’elle relève de l’ordre divin et de la volonté céleste. Cette organisation ne saurait être contredite ou contestée. Dieu a assigné une place à chacun, et il n’est pas du devoir de l’homme de remettre cet ordre en cause. La distribution inégale des biens matériels est donc le reflet d’une volonté divine. Le puritanisme luthérien diffuse ainsi l’idée d’une acceptation de l’ordre établi et de soumission à celui-ci. Notons, comme l’a fait remarquer Robert Hole, qu’au XVIIIe siècle, les écrits du philosophe Burke sont empreints des mêmes théories232. Selon ce dernier, l’homme dispose d’une place dans la société qu’il lui faut accepter et embrasser car mettre en doute la hiérarchie sociale et économique serait mettre en doute la sagesse de Dieu. De plus, les obligations liées à un rang ou à une place précise au sein de la hiérarchie sociale ne peuvent être ignorées. Tout comme la naissance dans une famille dicte à l’individu des obligations envers ses parents, la naissance dans une communauté implique des devoirs sociaux et politiques attachés à l’appartenance à cette communauté233. Cette vision de l’ordre social, commandé par Dieu, est acceptée et prêchée à la fois par les anglicans et les non-conformistes. La relation d’interdépendance économique et morale entre les riches et les pauvres est souvent reprise dans les sermons puisque les pauvres permettent aux riches de pratiquer la charité par exemple et que ces premiers peuvent ainsi faire l’expérience de la soumission, du labeur et de la satisfaction dans l’ascétisme234.

Ce déterminisme aura bien sûr des conséquences sur les rapports sociaux et nous fournit une première piste de réponse pour justifier les points de vue de nombreux victoriens qui voient dans la pauvreté des classes populaires un phénomène certes déplorable mais naturel. Par ailleurs, bien souvent, le discours

232 Robert Hole, Pulpits, Politics and Public Order in England, 1760-1832, Cambridge : Cambridge University Press, 2004, p.131.

233 Ibid., p.126.

119 des classes supérieures envisage la misère des pauvres comme le résultat de leur incapacité à se tempérer et à vivre de manière respectable. Hole dans son analyse du lien entre la religion, la politique et l’ordre social souligne ce type de réflexion chez Burke et chez Gisborne:

[Burke] argued in his Thoughts on Scarcity that, while charity to the poor was an important duty for individual Christians, it was vital to resist the idea that either the government or the rich could give the poor the necessaries which providence withheld from them. Thomas Gisborne drew the age old distinction between Christ’s poor and the Devil’s. The virtuous and industrious should be encouraged and helped; the profligate and idle discountenanced and reformed235.

Responsables de leur propre condition, les pauvres reçoivent une aide caritative pour soulager leur quotidien mais ne trouvent pas chez les classes supérieures une volonté de réforme sociale, de transformation fondamentale de l’ordre politique, économique ou social qui viserait à réorganiser le monde dans lequel ils vivent. On peut également supposer que le discours déterministe ainsi diffusé par les congrégations religieuses et la constante justification des inégalités sur terre aient encouragé les classes plus modestes à accepter leur sort. D’ailleurs la célèbre thèse d’Elie Halévy repose sur cette idée que la religion ou plus exactement le méthodisme est responsable de l’absence de révolution sociale et de révolte chez les ouvriers au XIXe siècle au Royaume-Uni. Edward Palmer Thompson et Hobsbawm ont plus ou moins repris la théorie d’Halévy et comme Marx ont souligné que les sentiments religieux produisent un effet soporifique et anesthésient les sensibilités des individus quant à la misère de leur condition et permettent ainsi aux injustices de perdurer et d’être acceptées sans qu’une révolution éclate236.

Si l’on se tourne maintenant vers les écrits de Baxter, le pasteur calviniste qui au XVIIe siècle rédige le Christian Directory, véritable théologie de la morale

235 Ibid. p.131.

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Voir Edward Palmer Thompson, The Making of the English Working Class, œuvre déjà citée et Eric John Hobsbawn « Methodism and the Threat of Revolution in Britain » in Eric John Hobsbawn, Labouring Men, pp. 23-33.

120 puritaine237, on retrouve les sources de l’attachement bourgeois victorien aux valeurs de travail, d’effort et de labeur. Les écrits de Baxter érigent le travail en vertu et l’oisiveté en tare en s’inspirant des mots de Saint Paul : « He who would not work, neither should he eat ». Ce dernier définit le travail comme la finalité de la vie terrestre et condamne l’oisiveté, symptomatique de la déchéance et responsable de la perte de l’état de grâce. Là encore se dresse un parallèle édifiant entre les préceptes de ce théologien et les valeurs défendues par la classe bourgeoise émergente qui justifie son statut et sa respectabilité par sa diligence, sa discipline et son travail.

Le puritanisme contribue donc à modeler l’esprit industrieux bourgeois et austère du XIXe siècle. Cependant, il ne faudrait pas conclure que ce rapport à l’effort et au mérite n’ait séduit que les classes moyennes. Ces valeurs sont aussi fortement véhiculées par le méthodisme par exemple, religion qui dans certaines régions, rencontre un fort succès auprès des ouvriers. Chez les méthodistes comme chez les congrégationalistes et les baptistes, on souligne l’égalité naturelle qui existe entre les hommes. Il ne s’agit pas de nier les différences de statut ou de richesse sur terre mais plutôt de dire qu’aux yeux du créateur ces distinctions n’existent pas et que seule compte la foi. Les méthodistes rejettent donc la prédestination et prônent la justification par la foi qui offre une assurance immédiate du salut. Tout homme peut être sauvé par la foi car celle-ci est accessible à tous et qu’il n’existe pas de hiérarchie sociale aux yeux de Dieu, il n’y a pas d’élus, tous les hommes sont égaux. Comme le souligne Alan Gilbert, la plus importante des divisions entre les hommes réside alors entre ceux qui sont véritablement convertis et sont sur le chemin de Dieu et ceux, qui, indépendamment de leur statut, ne sont pas sur ce chemin238. Bien évidemment un tel discours et une telle représentation, trouvent un écho plus puissant parmi les classes qui sont socialement défavorisées. Elles voient en ce discours un

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Richard Baxter, A Christian Directory or a Sum of Practical Theology and Cases of Conscience:

Directing Christians, How to Use their Knowledge and Faith, How to Improve all helps and Means, and to Perform All Duties, How to Overcome Temptations, and to Escape or Mortify Every Sin,

London : Robert White, 1673.

238 Alan Gilbert, Religion andSociety in Industrial England : Church, Chapel and Social Change,

121 message rédempteur et de soutien. C’est pourquoi, au XIXe siècle ce sont les classes ouvrières mais aussi les classes moyennes qui rejoignent les chapelles non-conformistes, à la recherche d’une pensée qui leur accorde une place autre que celle qui leur est faite dans la religion officielle et conservatrice du royaume. Cependant, si le méthodisme rejette la prédestination et permet à tous de croire au salut, la doctrine ne remet pas en cause les différences sociales et la hiérarchisation de la société. John Wesley a ainsi avoué ne pas comprendre pourquoi Dieu accordait richesse, honneur et pouvoir à certains et accablaient d’autres de pauvreté, mais que s’agissant de la volonté divine, il fallait l’accepter239. Il faut donc bien comprendre que le méthodisme, avec sa critique de la prédestination et sa croyance en un salut possible, pouvait fournir un certain réconfort aux plus démunis mais que sa morale sociale différait peu de celle de l’église établie.

Toutes ces valeurs véhiculées par le protestantisme vont imprégner la culture et la mentalité des Victoriens et jouer un rôle important dans l’agencement de la société et la place des individus au sein de cette structure. Il convient de considérer que la position des différentes confessions concernant la place de l’individu dans la société, ou encore son rôle et ses devoirs, influence l’attitude des classes moyennes vis-à-vis des classes ouvrières et commande aussi les réactions de ces dernières face à leur situation et leur rang dans la société. Ces valeurs religieuses incitent les plus fortunés à venir en aide aux plus modestes et à faire preuve de générosité envers elles, mais rappellent aussi aux classes populaires qu’elles doivent accepter leur condition. Hole écrit à ce titre :

Religious arguments could be used both to validate the social order and to teach men in every class the duties necessary to maintain it. It could cement the unity of the community both in a local and national sense, and could impose restraints and sanctions on unregenerate man and so order his social behaviour240.

On peut alors supposer que dans une ville comme Bristol où, comme nous

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John Wesley « Sermons » in John Wesley, The Works of John Wesley, Vol 6, New York : J. Emory & B. Waugh, 1831.

122 allons le démontrer, la religion occupe une place tout à fait essentielle, ces idées aient eu une forte emprise et un impact marqué sur les relations sociales. Pour comprendre la manière dont les valeurs religieuses conditionnent les relations