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La notion de classe dans l’historiographie britannique

1.1.3.1 La vision marxiste

L’un des plus grands historiens marxistes du siècle victorien demeure Hobsbawn. Dans Worlds of Labour et Labouring Men ce dernier étudie la formation de la classe ouvrière et, s’appuyant sur la conception d’une conscience de classe, vise à mettre en lumière la progressive émergence et constitution d’une classe homogène possédant une culture, une identité, des codes qui lui sont propres. Sa conception de classe fait écho à la définition de Marx précitée. Asa Briggs a lui aussi travaillé dans une perspective marxiste des classes en essayant de localiser et de situer la naissance d’une conscience de classe49 (tout d’abord au sein de la classe bourgeoise puis au sein de la classe ouvrière). Célèbre auteur du non moins célèbre

The Making of the English Working class, Thompson a travaillé sur la période

1780/1832, période qu’il estime être celle pendant laquelle s’est formée la classe ouvrière, grâce au sentiment naissant d’une unité d’intérêts et à la prise de conscience que ses intérêts s’opposaient à ceux de l’élite au pouvoir50. Mais ce qui est intéressant chez Thompson, c’est qu’il ne conçoit pas la classe comme un élément figé ou une catégorie descriptive mais comme un phénomène historique, une dynamique :

By class I understand an historical phenomenon, unifying a number of disparate and seemingly unconnected events, both in the raw material of experience and in consciousness. I emphasize that it is an historical phenomenon. I do not see class as a structure, or even a category, but something which in fact happens in human relationships.51

A ces divers travaux d’inspiration marxiste, s’ajoutent notamment les recherches de Perkin. L’historien a ajouté une autre nuance à la formation des classes, celle d’un attachement à des idéaux : ce qui permet aux individus de se constituer en classe, c’est un attachement à un idéal (c'est-à-dire à des valeurs, des

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Voir Asa Briggs in Ronald Stanley Neale, article déjà cité.

50 Voir Edward Palmer Thompson, oeuvre déjà citée.

32 symboles, des aspirations, des mentalités et des modes de pensée). Le problème de cette théorie, comme nous pouvons l’imaginer c’est qu’elle court le risque d’être absolument invérifiable scientifiquement. Perkin explique que la conscience de classe n’est pas apparue d’un seul coup dans sa forme finale. Au contraire en 1820, les classes sont encore très vagues, elles sont en devenir, leurs limites et la conscience de leur pouvoir sont floues. Or la conscience de classe présuppose que l’on tire un trait, que l’on trace une ligne de démarcation entre les classes52. C'est-à-dire que les conflits d’intérêts entre les groupes font naître la conscience de classe qui elle-même permet d’entériner la division entre les communautés (cela rejoint la théorie de Marx selon laquelle les classes n’existent pas sans conscience). Le revenu lui-même, bien que nécessaire, ne suffit pas à faire naître des antagonismes de classes. Si tel était le cas, les classes seraient aussi vieilles que l’existence du profit et de la rente. Selon Perkin, ce qui est nécessaire pour l’apparition des classes, c’est l’image qu’une classe se fait de sa relation aux autres classes. Cela implique une capacité à se situer dans la structure, dans l’organisation de la société. Il faut également posséder une image consciente de la société idéale au sein de laquelle une classe pourrait trouver sa place (la meilleure place qui soit pour ses intérêts). Il faut donc un idéal, une ambition de créer un nouvel ordre. L’identité se constitue autour d’une image idéale, un idéal que l’on souhaite diffuser et qui s’oppose à celui de l’adversaire. L’idéal va au-delà du simple intérêt pour la domination des ressources. C’est un catalyseur, il permet à une classe de se cristalliser et aux individus d’embrasser de façon sublimée et philosophique leur combat pour la domination des ressources. Perkin procède à la description parfois trop conceptuelle, philosophique des idéaux. Il décrit ainsi un idéal de l’entrepreneur, une sorte de profil type, avec des valeurs qui lui sont attachées, puis l’idéal ouvrier qu’il ne réussit pas à définir totalement car il est trop fragmenté ou encore l’idéal aristocratique53.

52 Harold Perkin, « The Birth of Class » in Ronald Stanley Neale, op cit., p.167.

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1.1.3.2 La vision révisionniste

Selon Neale, la division classique de la société en trois classes n’est pas satisfaisante car leurs limites ont rarement été clairement définies et peu s’accordent sur les critères de classification. La théorie de Neale repose sur l’idée que ce modèle même d’une division tripartite ainsi que les catégories qui en découlent sont inadéquates pour expliquer les relations entre la classe, la conscience de classe et l’idéologie politique. En ce sens il commence à écarter les théories trop déterministes qui faisaient l’amalgame de ces phénomènes et se rapproche des conceptions de Weber. Selon lui, quatre principes doivent être distingués : la stratification sociale, la classe sociale, la conscience de classe et la classe politique. La stratification sociale pourra être déterminée par des critères économiques objectifs et mesurables (type et montant du revenu, occupation) et des phénomènes moins objectifs comme les valeurs, la tradition sociale, le langage.

Les classes sociales, en revanche, sont des groupes de conflit qui surgissent au sein d’une structure de l’autorité. La formation d’une classe sociale a toujours à voir avec la croissance d’une sensation d’identité collective des intérêts des individus, en opposition à d’autres. Neale opère donc une distinction entre la stratification sociale, objective, empiriquement observable et la classe sociale, qui est fondée sur le conflit et les antagonismes d’intérêts. En ce qui concerne la conscience de classe, il explique qu’une conscience ouvrière ne doit pas être automatiquement qualifiée de prolétaire. Cet argument rejoint effectivement les conceptions wébériennes54. Cette remise en question du déterminisme parfois trop marqué chez les marxistes est caractéristique des révisionnistes. Parmi eux, Stedman Jones fait partie des historiens britanniques qui se sont affiliés au tournant linguistique.

Dans son célèbre Languages of Class Stedman Jones remet en question l’histoire sociale traditionnelle et l’utilisation de ce qu’il appelle les «

54 Ronald Stanley Neale, « Class and Class-Consciousness in Early Nineteenth-Century England : three classes or five ? » in Ronald Stanley Neale, op cit., p.148.

34 penser » empruntés à la sociologie. Il explique qu’en Grande-Bretagne le mot « classe » a agi comme un point d’intersection entre les différents discours (des discours qui parfois s’opposent, se juxtaposent ou divergent) que sont les discours politiques, économiques, religieux ou culturels55. Le travail de Stedman Jones sur les langages de classes soutient qu’il existe plusieurs langages, plusieurs discours de classes car la classe peut faire référence à de multiples réalités. Si le signifiant reste le même, le signifié, lui, change. Selon lui, lorsqu’on étudie la notion de classe, il faut repérer dans le discours quel découpage, quelle définition on donne à ce mot, à ce moment là, dans ce texte précis. Il y a donc nécessairement plusieurs réalités, ou référents. Il insiste également sur le fait qu’il ne faille pas croire que ces différentes définitions de classe aient un point de référence commun dans une réalité sociale : ce serait encore une fois une vision trop déterministe. Plus tard, dans son étude, il cherchera à expliquer le langage de classe à travers le discours politique, c'est-à-dire comment au sein d’un discours politique apparaît un message, et comment ce message va rassembler et fédérer des individus qui à partir de ce moment pourront être envisagés comme faisant partie d’une même classe. C’est le discours qui rassemble, qui précède.

Avec ce type d’étude, on est bien loin de la conception marxiste de la classe sociale. Chez Stedman Jones comme chez Joyce, les classes sont déconstruites, elles ne sont plus une réalité concrète, ce ne sont plus des entités réelles dont la base économique détermine les attitudes, les valeurs, les relations aux autres classes et les comportements politiques. Les classes sont observables dans le discours, médiateur d’un message qui va aider les individus à se constituer en communautés. Plus récemment, Patrick Joyce a travaillé dans la lignée de Stedman Jones et dans

Visions of the People il critique les tendances classiques à accorder trop

d’importance au terme de « classe ». Toute l’histoire des ouvriers a été perçue à travers le prisme de la classe, et cette dernière a longtemps été considérée comme l’expression politique et culturelle la plus importante du changement industriel56.

55 Gareth Stedman Jones, op cit., pp.2-24.

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Cependant, comme il le fait justement remarquer, il ne faut pas se hâter de conclure que les institutions sont le miroir de la société et que les organisations de classes (du type syndicats ou associations mutualistes) sont représentatives de la classe ouvrière dans sa totalité. Leurs discours

35 Cependant, ces lectures de l’histoire n’ont pas pris en compte la manière dont l’ordre social et la structure hiérarchique étaient compris. Dans son ouvrage, l’historien se concentre donc sur le langage comme représentation, comme indication de la perception de l’ordre social. Il y traite des identités sociales et des discours qui expriment et mettent en scène l’ordre social. Selon lui, le terme de « conscience de classe » est tout à fait démodé. Cela suggère une vision de classe uniforme, aux habitudes, traits et actions homogènes. Or, cette conception monolithique de la conscience n’est pas acceptable. Il existe au contraire différents discours chez les ouvriers, discours qui s’opposent et se contredisent. La classe ne doit plus être perçue comme une réalité objective mais comme une construction sociale créée par différents acteurs historiques57. L’expérience ne génère pas la conscience de classe et ne génère pas non plus un discours, mais au contraire est constituée par celui-ci. La pluralité des discours et des identités doit être le nouvel objet d’étude de l’historien.

Ce bref tour d’horizon de l’historiographie sociale britannique nous mène tout naturellement à nous interroger également sur les notions et sur les concepts clés utilisés au fil des décennies par les chercheurs, pour expliquer les relations sociales. Le chapitre qui suit propose donc de définir les notions qui seront fondamentales à notre étude.