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Une visibilité problématique : entre catégorisation scientifique et crible idéologique

PRATIQUES ORDINAIRES D ’ ELEVES PLURILINGUES

3.1 I NCLUSION ET PLURILINGUISME : DES ENJEUX SOCIOEDUCATIFS MAJEURS

3.1.2 Une visibilité problématique : entre catégorisation scientifique et crible idéologique

Le croisement de plusieurs enquêtes quantitatives permet de donner une idée de l’importance du plurilinguisme dans les classes, et donc de son enjeu didactique. La plupart des données à notre disposition proviennent de sources nationales ou internationales, elles sont construites à des fins scientifiques, mais aussi politiques.

Pour ce qui concerne les EANA, les statistiques de la DEPP (2017) font état de 0,62 %

d’élèves nouvellement arrivés54. Mais ces proportions sont probablement sous-estimées au vu de difficultés avérées à faire remonter les informations du terrain, écart relevé aussi ailleurs dans le quotidien des classes, et récemment dans le rapport EVASCOL (Armagnague-Roucher et Rigoni, 2018 : 57). Dans l’académie de Rouen par exemple, un certain nombre d’indicateurs dont j’ai pu vérifier la fiabilité font état d’un écart inexpliqué avec les données officielles. Selon mes sources, il y aurait sans doute 30 % de plus d’EANA que ce que les statistiques officielles laissent penser, sans compter les élèves qui ont quitté les dispositifs mais qui, dans les faits, auraient besoin d’un accompagnement spécifique. Ils représenteraient donc environ 1 % des élèves scolarisés.

54 Selon la DEPP, ils se répartissent comme suit en 2016 : 7,0 ‰ dans l’élémentaire, 7,4 ‰ dans les collèges et 2,8 ‰ dans les lycées. S’y ajoutent 1 800 jeunes pris en charge par les MLDS. Une analyse statistique de l’évolution n’est pas possible car les modalités de recension ont changé depuis 2015.

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Graphique 2 : EANA recensés sur l’académie de Rouen (2017, données nationales vs données issues du terrain)55

Pour ce qui concerne les élèves plurilingues « ordinaires » en France (EPO_France), il

est encore plus difficile de proposer une estimation consensuelle car les pratiques varient énormément d’un élève à un autre et le sujet reste politiquement sensible. Des enquêtes quantitatives font cependant penser qu’ils sont très nombreux : de 30 à 50 % selon les interprétations que l’on fait des pratiques déclarées mais aussi selon les lieux de scolarisation. Une enquête de 2005 sur le plurilinguisme à Lyon faisait déjà état de 50 % d’élèves se déclarant plurilingues dans les quartiers défavorisés. Ces données ont étonné les chercheurs qui sont restés prudents sur leur interprétation (Akinci et Deruiter, 2005 : 263). Dans l’enquête Lire-écrire (2013), les élèves plurilingues sont présents de façon significative en classe ordinaire (29 %), en particulier dans les classes des 39 établissements en éducation prioritaire : 57,2 % des élèves plurilingues sont scolarisés en éducation prioritaire, toutes ces classes ont au moins un élève plurilingue déclaré56 :

Se confirme le fait que les élèves plurilingues sont nombreux sur tout le territoire français : sans compter les élèves nouvellement arrivés, ils sont ici près de 30 % déclarés par les enseignants à parler au moins une autre langue à la maison […]. Ils

55 MLDS : Mission de Lutte contre le Décrochage Scolaire.

56 Dans la recherche Lire-écrire, il avait été demandé aux enseignants « quelles langues parlent les élèves à la maison ». Ont été différenciés les élèves « qui ne parlent pas le français / qui parlent le français et d’autres langues / qui parlent le français uniquement ». Or cette question faussement simple comporte un biais important pour le sociolinguiste : même s’il semble que les enseignants soient de plus en plus attentifs à la réalité des pratiques plurilingues de leurs élèves, leurs perceptions des pratiques familiales ignorent souvent la diversité des pratiques réelles des élèves (Nante et Trimaille, 2013 ; Kadas, 2017). Après avoir débattu de ces questions au sein de l’équipe, le collectif a confirmé la question. Pour le traitement des données, ma collègue Marie-Odile Maire-Sandoz et moi-même avons décidé d’opter pour la prudence et de parler d’élèves plurilingues au sens large [17*].

0 500 1000 1500

Elémentaire Second degré et MLDS

Total académie chiffres nationaux

Total académie données de terrain

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sont aussi plus souvent scolarisés dans des établissements relevant de l’éducation prioritaire, dans des conditions socioéconomiques peu favorables. Ces conditions les rendent plus fragiles que les élèves plurilingues scolarisés ailleurs. [17* : 75]

D’autres données issues de mes recherches qualitatives confirment ces résultats et font même penser que la proportion augmente. En effet, dans quatre classes ordinaires situées dans des établissements ayant une classe d’accueil des élèves plurilingues, au moins 50 % des élèves déclarent utiliser plusieurs langues en famille (données 2014 et 2016). Dans l’étude ParLangues_3 (2018) portant sur une classe ordinaire de 23 élèves de troisième (éducation prioritaire), 62 % ont plusieurs langues à leur répertoire, dans des configurations très variables, et seuls 8 élèves se déclarent monolingues (cf. 3.2.1). En croisant ces données avec plusieurs enquêtes sociodémographiques (enquêtes de l’INED et de l’INSEE : EHF - « Histoires familiales » en 1999, ToE - « Trajectoires et Origines » en 2008 ; enquêtes de l’OCDE pour PISA et du Conseil de l’Europe – Eurydice), j’estime à au moins 30 % la proportion d’élèves ordinaires vivant en plurilinguisme, quelles que soient les modalités avec lesquelles les langues se conjuguent. Un écart manifeste existe entre les classes en éducation prioritaire et les autres (10 % hors

éducation prioritaire et au moins 50 % en éducation prioritaire). Les questions

didactiques soulevées par les apprentissages de ces élèves doivent donc prendre acte des effets de la ségrégation sociale qui, en concentrant une population dans un espace marqué par les inégalités socio-économiques, génère son assignation à cet espace et favorise des rapports de domination à leurs dépens (Bertucci, 2013) : la ségrégation « segmente la population d’élèves de manière à mettre à part une catégorie d’enfants en les affectant dans des classes où une carrière scolaire inférieure les attend » (Lorcerie, 2003 : 181).

L’étude menée à partir des données Lire-écrire montre que les élèves plurilingues en milieu ordinaire semblent mieux réussir que dans les établissements relevant de l’éducation prioritaire, et les élèves défavorisés sont d’autant plus vulnérables qu’aucune adaptation des enseignements n’est faite pour ce qui concerne la langue de scolarisation [17*]. Ce facteur se conjugue avec la minoration sociolinguistique des langues de la migration en France. Il n’est raisonnablement pas possible de penser que ce plurilinguisme reste hors de la classe si ce n’est du fait de processus hégémoniques

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intériorisés très tôt par les élèves. Marie-Odile Maire-Sandoz et moi-même concluions en 2015 que le contexte d’éducation prioritaire est un facteur de contraste entre les classes plus fort que le plurilinguisme des élèves, alors même que ces élèves y sont à la fois plus identifiés par les maitres, plus nombreux et plus fragiles. Au-delà des questions de formations des maitres, émergent ici très fortement les risques liés à une confusion entre inégalités sociales et ressources linguistiques potentielles pour apprendre. En effet, si les deux dimensions sont corrélées, elles ne sont ni identiques ni directement dépendantes l’une de l’autre [17* : 64].

Le plurilinguisme ordinaire est aujourd’hui un phénomène principalement urbain57, inégalement représenté sur les territoires, qui mobilise la pluralité des langues selon des critères fonctionnels et symboliques, et de façon très hétérogène selon les familles (Leconte, 2016). Cependant, les études traitent essentiellement des langues parlées en en famille et non des pratiques effectives des élèves, qui ne sont ni tout à fait celles de leur famille, ni tout à fait celles de la classe. Au vu du peu d’études existantes et des difficultés méthodologiques à élaborer ces connaissances, je pense aujourd’hui qu’il n’est pas possible d’utiliser des méthodologies quantitatives pour appréhender un phénomène qui varie grandement selon les familles, mais aussi au cours du temps pour un même élève. D’autres méthodologies seraient encore à inventer à des fins sociodidactiques pour approcher ce que l’on pourrait peut-être appeler les « plurilinguismes ordinaires des élèves »58 ; quelle que soit l’hypothèse de travail, des recherches sont encore à mener. C’est aussi le cas pour les élèves de l’AEFE, dont les profils langagiers, très divers, sont encore très mal connus.

57 Les premières analyses des questionnaires remplis par les 449 élèves participant au projet Ambition et

ruralité nuancent cependant cette opposition communément admise : alors qu’aucun de ces

établissements ne relève de l’éducation prioritaire, plus de 23 % des élèves déclarent parler au moins une autre langue que le français, 33 % déclarent qu’un de leur parent au moins parle au moins une autre langue « couramment ». Ces données varient grandement d’un établissement à un autre, mes analyses se poursuivent.

58 Une piste innovante est ouverte dans la thèse en cours de Deborah Caira, qui étudie les pratiques d’appropriation du français de mamans d’élèves plurilingues turcophones (dir. M.-A. Akinci, et V. Miguel Addisu). Émilie Petitot (2018) a expérimenté des activités plurilingues dans une classe de toute petite section de maternelle scolarisant une forte majorité d’enfants découvrant le français à l’école (ainsi que les familles). Elle montre que le premier effet positif est un sentiment de sécurité chez les enfants, et une meilleure communication avec les parents, ce qui améliore la qualité des apprentissages langagiers en français (Petitot, 2018). Ce mémoire est disponible sur le site Didacfran.

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Pour ce qui concerne les élèves de l’AEFE (EPO_AEFE), les données officielles s’appuient

sur les nationalités déclarées sans tenir compte de la grande diversité des situations familiales, en particulier lorsque les couples sont mixtes. Aucune donnée officielle ne concerne le plurilinguisme des élèves dont l’AEFE suppose qu’il est partagé par toutes les familles : l’AEFE cultive son image de prestige en valorisant un bilinguisme d’élite, pourtant soutenu davantage par les pratiques langagières des élèves que par les curricula (cf. infra 3.2.2). Le dernier rapport d’activité fait état de plus de 85 nationalités sans précisions (AEFE, 2018). Bien que les situations soient contrastées d’un établissement à un autre, on apprend dans un récent rapport sénatorial que 52 % des élèves ont la nationalité du pays d’accueil, 12 % sont français et 35 % sont étrangers de pays tiers (Cazebonne, 2019 : 46). Les données officielles masquent l’ampleur et la

diversité des plurilinguismes parmi les élèves, et que l’on peut identifier à travers des études plus localisées. Le plurilinguisme des élèves à l’AEFE n’est en effet pas circonscrit au critère de nationalité, il ne correspond pas non plus exactement aux pratiques familiales : à Addis-Abeba comme à San Francisco, les 70 % élèves déclarant ne pas parler français avec leurs parents utilisent pourtant aussi cette langue avec les pairs à l’école. En Californie, la plupart des élèves déclarent utiliser l’anglais et le français pour lire et écrire à la maison (SF1 : 93 % ; SF2 : 79 %). Ces données restent encore à affiner car il est très difficile de qualifier les plurilinguismes à travers des questionnaires sociolinguistiques qui ne rendent pas compte des évolutions rapides des pratiques. Au lycée Guebre Mariam, une étude comparée entre 2008 et 2012 montre que certains élèves utilisent de moins en moins le français hors de la classe, même s’ils restent plurilingues [4 ; 15*]. J’estime pour ma part que tous les élèves de l’AEFE sont plurilingues parce qu’ils vivent en plusieurs langues entre l’école et la maison, mais à des degrés variables. Ils seraient au moins 80 % à parler au quotidien plusieurs langues. Le tableau ci-dessous met en regard les proportions des élèves dans les trois contextes que j’explorerai désormais : les dispositifs UPE2A qui scolarisent les « élèves allophones nouvellement arrivés en France » (EANA, 1 % environ de la population scolaire), les

élèves plurilingues scolarisés en classe ordinaires relevant ou non de l’éducation prioritaire (EPO_EP et EPO_hors EP, respectivement 50 % et 10% des élèves de ces

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classes), les élèves plurilingues scolarisés en classe ordinaire à l’AEFE (EPO_AEFE, 80 % au moins des élèves du réseau).

Tableau 4 : Élèves plurilingues dans trois contextes immersifs (% estimé)

Une logique d’inclusion suppose que la diversité des plurilinguismes ouvre à des propositions didactiques contextualisées. Or les estimations montrent, d’une part, la diversité des situations scolaires de ces élèves et, d’autre part, notre ignorance des pratiques didactiques en circulation dans les contextes immersifs.

Nous allons voir que les réponses institutionnelles ne sont pas liées au nombre des élèves et que ces trois contextes scolaires sont contrastés en termes de politique inclusive. Les politiques éducatives varient en effet sur un continuum entre dispositif formel (EANA) et invisibilité (EPO_France hors éducation prioritaire). Dans l’entre-deux, les politiques d’éducation prioritaire associent plurilinguisme et risque d’échec scolaire ; on développe parfois des programmes compensatoires. L’AEFE, quant à elle, n’a pas de réponse institutionnelle claire mais intègre la question dans ses programmes de formation sur presque tous les continents au sein d’une politique managériale.

3.1.3 Trois réponses contrastées de l’institution (EANA, classe ordinaire,

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