• Aucun résultat trouvé

Le paysage linguistique dans un faubourg d’Addis-Abeba (2014)

I DEOLOGIES ET PRATIQUES LANGAGIERES EN CONTEXTE PLURILINGUE : LA VILLE, L’ECOLE

2.1 A DDIS -A BEBA , UN ESPACE URBAIN PLURILINGUE DES S UDS

2.1.3 Le paysage linguistique dans un faubourg d’Addis-Abeba (2014)

À partir d’un corpus d’écrits publics recueillis en aout 2014 avec une approche ethnographique, j’ai étudié les entrelacs plurilingues dans les enseignes publiques d’un tout jeune quartier périphérique, né d’un exode rural perpétuel et d’une densité grandissante des échanges commerciaux. Les paysages linguistiques construisent en effet un lien entre les idéologies langagières (macro) et les pratiques langagières individuelles (ici, les enseignes publiques). Dans ce faubourg périphérique habité par de nouveaux citadins venus de toutes les régions d’Éthiopie, le taux de scolarisation et le taux d’alphabétisation sont très bas : les plus pauvres, très nombreux, ne vont pas à l’école et les classes moyennes, plus rares, préfèrent les écoles du centre. Les panneaux sont peu nombreux mais regroupés de façon anarchique dans les lieux stratégiques du quartier : principalement dans les rues commerçantes (illustrations 1, 3, 4). Ailleurs, peu d’écrits si ce n’est les enseignes gouvernementales sur fond bleu (illustration 2).

73

Illustration 1 : Espace public à Addis-Abeba dans le quartier de Alem Bank

Sefer (2014) : un paysage linguistique peu contrôlé

Si les écrits commerçants sont hétérogènes sur le plan des supports, deux langues sont visibles : l’anglais et l’amharique se côtoient ou se tissent, s’ignorent parfois. D’autres langues éthiopiennes sont parfois écrites, mais de façon marginale. Les très nombreux panneaux bilingues anglais/amharique transforment les normes syntaxiques et lexicales mais chaque langue est graphiquement différenciable, au moins symboliquement.

Les panneaux gouvernementaux répondent à une charte bilingue appliquée pour

toutes les institutions (illustration 2). L’État veut donner un signal de modernité en usant d’une stratégie d’indexicalisation qui met en avant la langue nationale : ici, l’écriture amharique n’a aucune trace d’anglais, alors que l’expression anglaise est « colonisée » par l’amharique : composée d’une translittération (le nom de l’école reste un nom éthiopien non traduit, le décodage suit les règles phonétiques amhariques et non anglaises) et de la traduction de l’expression amharique signifiant « école secondaire ». L’amharique est « importé » dans l’anglais, signe d’une école et d’une identité nationale … plurilingue. L’ordre s’inverse dans les écrits commerciaux.

74

Illustration 2 : Enseigne plurilingue à Addis-Abeba dans le quartier de Alem

Bank Sefer (2014) : panneau gouvernemental

Traduction : École secondaire : « l’Espoir de notre génération »

Amharique: Yetwouled tesfa 2gna deredja temert bet

[Yetwlid] = la génération (generation) [Tesfa ]=

l’espoir (hope)

[2gna deredja ]= secondaire

[temert bet] = maison de l’éducation / école

(school)

> tous les termes sont amhariques Anglais: Yetwlid tesfa secondary school > le nom de l’école est écrit en lettres romaines mais n’est

pas traduit, les règles phonétiques ne sont pas celles de l’anglais mais de l’amharique Les panneaux commerciaux qui valorisent des produits internationaux (illustration

3) adoptent une autre charte : le passage d’une langue à une autre n’est pas fondé sur les règles linguistiques mais sur des règles communicatives, tout aussi symboliques. Les outils numériques permettant de créer facilement des affiches et panneaux à moindre coût, les auteurs des panneaux commerciaux sont généralement de petits commerçants du quartier (pour un restaurant par exemple), ou de grandes filiales qui offrent leurs panneaux (pour une pharmacie pas exemple). L’enseigne ci-dessous (illustration 3) est celle d’une petite boutique qui propose divers services et objets numériques, le lexique technologique est gardé tel quel de l’anglais à l’amharique (« wifi »), mais la syntaxe amharique est appliquée (prépositions). Si tous les termes sont directement pris de l’anglais, la dernière phrase du panneau ci-dessous mêle à nouveau anglais et amharique (« memory ») avec une syntaxe classique.

75

Illustration 3 : Enseigne plurilingue à Addis-Abeba dans le quartier de Alem

Bank Sefer (2014) : panneau commercial

Traduction : Débit 4 G internet

Amharique : é (4eme)n weyfa inte(1er)rnet [a/e] - Foto copi

- Print (au lieu de « etmet »)

- Skaner (scanner, par de mot amharique)

- Soft wér galeri (pas de mot en amharique = logiciels à télécharger; on ne comprend pas si on ne sait pas ce qu’est un téléchargement)

- Mimori lay mouzika metchan (sur une carte mémoire de la musique à télécharger – périphrase amharique, orthographe amharique qui respecte les accords – tout le monde comprend le verbe en amharique).

Anglais : translittération selon les règles phonétiques amhariques, logos internationaux à valeur iconographique

Le deuxième type de panneau commercial n’est pas bilingue, il valorise un produit lié à la culture éthiopienne (illustration 4) : ce panneau artisanal a été fait par un

boucher pour signaler son échoppe (les boucheries seraient l’équivalent de boulangeries dans l’espace urbain français). Un boucher qui utiliserait l’anglais serait en réalité mal perçu car la viande est utilisée pour les plats de fête traditionnels. Par ailleurs, une expression de politesse est incluse (« chers clients ») ; elle personnalise la relation avec un registre soutenu, contrairement au panneau valorisant la technique numérique. Une boucherie est donc associée à une identité éthiopienne traditionnelle dont on est fier, un signe culturel qui ne peut s’exprimer qu’en amharique.

76

Illustration 4 : Enseigne amharophone à Addis-Abeba dans le quartier de

Alem Bank Sefer (2014) : panneau commercial

Traduction: chers clients (les nôtres) un kilo de viande Prix 8(6) birr Amharique : kebran denbegnatchatchen and kilo sega waga 8(6) birr –

Imeur mastawekiya Publicité Imeur

La logique de marchandisation oriente chaque stratégie discursive, avec un objectif

reconnaissable localement : certains panneaux commerçants signalent un respect des traditions (en amharique de prestige) quand d’autres « importent » l’anglais dans l’amharique par un processus d’indexicalisation pour « faire moderne », processus étudié par ailleurs dans d’autres études portant sur les paysages linguistiques urbains en Éthiopie (Lanza et Hiruth Wolde Mariam, 2014 : 503). Monica Heller parle de commodification des langues (ou marchandisation) en considérant les pratiques plurilingues marchandes comme typiques de la post-modernité, notamment au Canada (Heller, 2003). Cette étude de cas menée sur un paysage urbain des Suds montre que de telles pratiques ne sont pas circonscrites aux pays occidentaux. La mobilité des produits et des personnes crée des processus d’indexicalisation qui dépassent les frontières spatiales. Le contraste entre les enseignes publiques (amharique transposé en écriture anglaise) et les enseignes commerciales (anglais transposé en écriture amharique lorsqu’il s’agit de produits « modernes » ou amharique seul lorsque que les échoppes sont traditionnelles) montre que la variation des normes sociolinguistiques n’est pas directement liée

77

au sens des messages et ne signale pas des identités ethniques qui seraient naturalisées.

La part croissante de la littératie dite fonctionnelle dans une société des Suds qui reste pauvre et peu alphabétisée (Romaine, 2008) donne aux écrits publics une valeur iconographique grandissante sur le marché local mondialisé. Des marqueurs identitaires y sont inclus par le gouvernement comme par les individus qui, en cherchant à produire de la richesse, créent des espaces langagiers qui transforment localement les rapports de domination à leur avantage. L’anglais (première langue seconde apprise à l’école) entre dans un processus de marchandisation des langues, pour les individus comme pour l’État : celles-ci sont utilisées, transformées, mêlées, en vue de participer de la valeur marchande des produits vendus ; les normes de prestige des langues locales sont aussi mobilisées à cet effet. Les stratégies langagières produisent indirectement des richesses, et les inégalités y afférant. L’indexicalisation des langues les rend poreuses au sein même de leur système de variation.

Certaines pratiques translingues peuvent s’interpréter comme une forme de

résistance aux injonctions linguistiques gouvernementales (une ethnie, une langue) : parce qu’elles sont issues d’initiatives locales, elles sont hétérogènes et imprédictibles. D’autres pratiques translingues résistent à l’hégémonie de l’anglais « langue étrangère » tout en la signalant comme « langue de l’éducation » : parce qu’elles sont issues d’initiatives gouvernementales, elles sont structurées. On peut supposer qu’elles sont aussi prédictibles, qu’elles participent de l’idéologie plurilingue gouvernementale. Pourtant, selon l’Unesco, les écoles des Suds peinent à alphabétiser même ceux qui sont scolarisés. Les pratiques littéraciées naissent donc aussi hors de l’école. Les mobilités favorisent des écrits translingues très hétérogènes et fort différents de la tradition scolaire. Les écarts entre pratiques littéraciées scolaires et sociales sont à problématiser (cf. chapitre 3).

Les choix translingues sont aussi l’expression de tensions entre ceux qui cherchent à utiliser le langage pour créer une richesse matérielle, et les lettrés qui, eux, considèrent que les écrits commerçants sont truffés de fautes (Lanza et Hiruth

78

Wolde Mariam, 2014). D’un point de vue glottopolitique34, on peut supposer que ce n’est pas la diversité des langues mais la diversité des usagers (leurs langues, leurs références culturelles, leurs savoirs linguistiques, leur pouvoir d’achat) qui génère un type de multilinguisme plutôt qu’un autre. Or ces pratiques sont d’autant plus difficiles à appréhender qu’elles sont instables, contingentes : en 2017, dans ce quartier, l’hégémonie de l’anglais se faisait davantage sentir dans les écrits publics dédiés au commerce.

La notion de « langue », tout comme celle de « pratiques », ne recouvrent que très partiellement les catégorisations mobilisées par les acteurs, les désignations peuvent être utilisées pour renforcer un pouvoir, c’est aussi le cas des pratiques qui mobilisent ou ignorent les catégorisations des langues. La rapidité extrême avec laquelle les pratiques plurilingues évoluent révèle des flux, des dynamiques articulant les différents niveaux de pratiques, ce que les enquêtes quantitatives sont peu propices à faire surgir. Elles peuvent même faire penser qu’elles sont inexistantes.

Le parcours scientifique n’est pas linéaire : j’ai appréhendé ces questions sur le mode ethnographique de façon intuitive dans ma toute première recherche qui a porté sur les discours de cheminots éthiopiens francophones [2], puis de façon plus construite bien après avoir quitté l’Éthiopie, à travers les discours et pratiques langagières de couples mixtes franco-éthiopiens [12* ; 20 ; 24*].

Outline

Documents relatifs