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La diversité langagière : une ressource potentielle

PRATIQUES ORDINAIRES D ’ ELEVES PLURILINGUES

3.3.3 La diversité langagière : une ressource potentielle

Ce détour par les paroles des élèves fait poser l’hypothèse que nuisent aux apprentissages les oppositions « unilinguisme vs plurilinguisme » et « français vs autres langues », surtout quand elles se cumulent. C’est en particulier le cas dans les situations où la diglossie est entretenue par les politiques éducatives.

Par le passé, l’école française avait pris une option radicale : ne pas permettre que d’autres langues que le français n’entre à l’école (Cortier et Puren L., 2008). La violence de ce choix d’une posture idéologique unilingue a depuis été largement dénoncée pour son effet dévastateur sur la construction identitaire des élèves. Pourtant, dans certains cas, les usages plurilingues peuvent favoriser les apprentissages malgré des compétences très faibles en français, comme pour 7k, élève saoudien qui apprend l’histoire en anglais avec le soutien de son enseignant (cf. exergue du chapitre 3 ; [25 : 110]). À l’AEFE, si les pratiques translingues ne sont pas partagées, c’est une marque d’incompétence et d’exclusion par les pairs, et on peut penser qu’en ayant lieu de cité dans la classe, elles favorisent l’engagement de tous les élèves. Dans tous les cas, si un seuil minimal n’est pas atteint assez rapidement dans la langue académique, les malentendus deviennent des processus ségrégatifs.

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On peut interpréter ces pratiques d’élèves plurilingues comme un effort pour trouver l’équilibre entre les pôles « unilinguisme vs plurilinguisme » et « français vs autres langues » de façon à apprendre au mieux possible en s’appuyant sur la diversité des situations didactiques. Lorsqu’ils sont accompagnés dans cet effort, ils apprennent et

nous enseignent une altérité renouvelée :

Dans cette orientation, on vit et on apprend dans la diversité, avec et contre elle. Cette diversité, qui se matérialise dans des formes de pluralité et d’hétérogénéité, met en exergue, fondamentalement, la question du rapport à l’altérité. (Castellotti, 2015 : 7) Ces constats sociolinguistiques ont des incidences didactiques, qui peuvent différer selon l’interprétation que l’on fait de la diversité grandissante des pratiques et de leur valeur dans les différents contextes (AEFE vs métropole). En cherchant à se conformer aux attentes de l’école tout en développant des bricolages individuels sur la « brèche de l’entre-langue » (Jullien, 2012 : 63), les élèves se positionnent comme les premiers acteurs de l’inclusion à laquelle l’école est appelée. Peut-être ne sont-ils pas très nombreux à agir ainsi. Mais il me semble qu’ils montrent qu’il est possible d’envisager une sociodidactique capable de problématiser l’écart et le malentendu comme lieu potentiel d’appropriation plutôt que comme preuve d’incommunicabilité.

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ONCLUSION

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La visibilité des élèves plurilingues à l’école française demeure problématique, pour des raisons qui touchent, entre autres, aux représentations des liens potentiels entre plurilinguisme et réussite scolaire. L’invisibilisation se développe au cours du parcours scolaire lorsqu’une idéologie monolingue rend aveugle quant aux compétences bilingues et au capital culturel qu’elles constituent. C’est le cas en métropole, jusqu’à gommer l’existence de passages possibles entre les situations interactionnelles. À l’AEFE, les pratiques sont plus métissées qu’en UPE2A, et bien davantage que dans la classe ordinaire en France. Tous les élèves composent, s’organisent, agissent en fonction de leur interprétation de la situation. Leurs ruses sont des braconnages qui s’actualiseraient en particulier dans les pratiques translingues (dont relèvent les pratiques pluri-littéraciées) qui passent par l’école sans s’y arrêter [19* ; 23* ; 21 ; 22]. Les pratiques translingues largement attestées hors de la classe restent plus confidentielles dans la classe, elles constituent pour les élèves des ressources parmi d’autres, si tant est que les enseignants les y autorisent.

Les notions de stratégies et de tactiques (selon Michel de Certeau) rendent visibles les procédures individuelles des élèves, tâtonnantes, voire cachées, comme des « arts de faire » sociolinguistiques qui peuvent – ou non – contribuer à leur réussite scolaire. Elles peuvent aussi signaler des résistances face à l’institution lorsque le français n’est présenté à l’école que dans une configuration monolingue. Ces interprétations se déclinent différemment selon les contextes sociolinguistiques des pays concernés, mais aussi selon la tonalité socio-économique de l’établissement (voir aussi chapitre 4). Entre résistance et passivité, les élèves s’appuient sur une conscience langagière variationniste : dans la diversité des lieux qui actualisent la langue, les stratégies pour réussir sont des processus d’accommodation aux normes scolaires perçues, les pratiques littéraciées sont particulièrement investies à cet effet [19* : 93].

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Prenant « au sérieux la logique de cette pensée qui ne se pense pas » (Certeau, 1990 : XLI) j’étudie les pratiques langagières ordinaires en ce qu’elles peuvent résister ou contribuer à des dynamiques langagières plus larges, elles-mêmes inscrites dans des processus inégalitaires. Pour réussir, les élèves doivent créer des équilibres bien fragiles entre un français hétérogène pour apprendre, et un français qui s’impose comme homogène dans les conventions des situations formelles. Entre le faire et le dire, l’école a donné au français sa fonction optimale en tant qu’outil pour une pensée complexe et décontextualisante. C’est un outil de désignation, de dénomination, d’explication, de mise en mot du monde réel par le biais d’une opération de catégorisation, de distanciation du monde. Lorsqu’on traverse les espaces et les langues, on apprend aussi à le faire autrement. N’est-ce pas cet « autrement » qui fait peur quand on ne le connait pas ?

Le parti pris de faire d’abord entendre les paroles des élèves permet de souligner deux risques à mesurer pour trouver une voie alliant perspectives micro- et macro- sur leurs apprentissages scolaires. D’une part, une focalisation sur les inégalités sociales peut entretenir une confusion gênante pour identifier la constellation des gestes didactiques à même de soutenir les apprentissages des élèves au sein d’une classe, quel que soit l’environnement social de l’établissement. D’autre part, une focalisation sur les langues entretient aussi les confusions en obligeant les élèves à trouver seuls leur propre voie pour apprendre, alors que la mission première de l’école est de les former et de les accompagner dans ce parcours. Je considère qu’une didactique du français qui allie les deux options pour identifier la pertinence de certains gestes didactiques peut favoriser l’inclusion de tous les élèves.

Mais on doit faire un constat assez démoralisant : les difficultés mentionnées par les élèves évoquent aussi l’absence probable de certains gestes didactiques, absence dont on connait déjà les effets sur les malentendus socio-scolaires avec tous les élèves. Or ces gestes sont travaillés dès la formation initiale : veiller aux explicitations et aux étayages langagiers, enseigner le décodage de façon systématique, enseigner des stratégies de compréhension, identifier et réduire les cribles phonologiques, utiliser des consignes écrites et des mots-clefs… Je ne parle ici que d’éléments relevant de la didactique du français, que j’ai donc pu identifier à travers les paroles des élèves, mais d’autres

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relèvent très certainement d’autres champs disciplinaires. Toutes doivent être explorées, y compris en mode translingue.

Une première hypothèse est que les formations demeurent insuffisantes. Une autre hypothèse concerne l’interprétation que les élèves plurilingues font d’étayages langagiers qui existeraient effectivement dans les pratiques de classe mais qu’ils ne percevraient pas comme tels81. Je pense que les écarts sont aussi des lieux potentiels d’appropriation, et que les élèves plurilingues ont beaucoup à nous apprendre sur ce point.

L’idéologie scolaire de la « maitrise de la langue » tout comme celle afférant au plurilinguisme un prestige idéal, cristallisent des frontières au risque de masquer des problématiques didactiques déjà documentées ailleurs mais qu’il importe, encore et toujours, de transposer dans les classes. Les tensions didactiques se conjuguent avec des facteurs politiques que la sociolinguistique peut problématiser mais avec laquelle la didactique doit composer. Dans l’entre-deux, l’école doit faire le choix éthique d’une altérité qui sert une éducation inclusive et équitable : « je deviens plus et mieux moi-même au contact des autres et je prends mieux conscience tout à la fois de ma spécificité et de ma pluralité » (Ricœur, 1990 : 30). Plusieurs pistes sont déjà ouvertes par les élèves à cet effet parce qu’ils s’approprient le français aussi ailleurs qu’à l’école et développent un répertoire pluriel.

Depuis plusieurs dizaines d’années, des travaux en didactique veulent s’appuyer sur la réalité des pratiques d’élèves. Dans le chapitre suivant, j’esquisserai des propositions didactiques qui s’en inspirent tout en intégrant la logique d’inclusion au sein des interactions.

81 À partir d’une recherche menée en classe de langue avec de jeunes enfants, Marion Tellier montre par exemple que les implicites culturels des étayages ne sont pas perçus par tous les élèves. Leur maturité et leur âge influe aussi sur ces interprétations (Tellier, 2008).

CHAPITRE4

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ROBLEMATISATION SOCIODIDACTIQUE

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PREMIERS JALONS

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