• Aucun résultat trouvé

Trois propositions sociodidactiques actuelles : de l’étude de la variation à l’éducation à la pluralité

P ROBLEMATISATION SOCIODIDACTIQUE : PREMIERS JALONS PRAXEOLOGIQUES POUR UNE DIDACTIQUE ALTERITAIRE

4.3 P ISTES SOCIODIDACTIQUES POUR APPREHENDER LA LANGUE DE SCOLARISATION COMME OBJET , ET COMME PRATIQUE

4.3.2 Trois propositions sociodidactiques actuelles : de l’étude de la variation à l’éducation à la pluralité

Dans les travaux de Marie-claude Penloup et Régine Delamotte-Legrand (Delamotte et Penloup, 2011 ; Penloup, 2015), la sociodidactique documente la diversité des pratiques sociolangagières des enfants/élèves/apprenants en vue d’améliorer l’enseignement de la norme dominante à l’école dans la classe de français. S’adressant aux situations endolingues, leurs propositions se veulent utiles à l’action didactique dans une école qui garde des repères disciplinaires :

Les perspectives de ce travail s'inscrivent dans le champ de la sociodidactique, au sens où semble nécessaire de pointer des savoir-faire (à l'oral et à l'écrit) d'enfants et d'adolescents susceptibles d'être déjà-là au moment où s'engagent les apprentissages. Il s'agit aussi de les faire connaitre et reconnaitre comme utiles à l'intervention didactique. (Delamotte et Penloup, 2011 : 17)

Elles proposent deux orientations praxéologiques possibles : la première concerne l’étude de la variation et des normes par l’analyse de la langue, l’autre s’appuie la conscientisation des normes sociales fondant la variation et contribuant à des pratiques langagières hétérogènes. Pour ce qui concerne la prise en compte de l’écriture électronique en particulier, Marie-claude Penloup propose deux pistes complémentaires : conscientiser les normes propres aux usages numériques des élèves et utiliser ces écrits comme support pour l’apprentissage.

Concrètement, deux niveaux de l’intervention didactique peuvent être envisagés. Le premier consiste à faire prendre conscience des usages et à donner les outils pour les analyser ; le second est de prendre à bras le corps la question de l’orthographe et d’utiliser le français électronique non comme repoussoir mais comme support pour l’apprentissage. (Penloup, 2015 : 221)

Cet entre-deux est exploré en particulier en DFLS et croise l’approche de Marielle Rispail qui préconise de valoriser les identités langagières des élèves et la pluralité de leurs répertoires (Rispail, 2017).

178

En contexte éducatif plurilingue, le translanguaging propose un enseignement des langues de scolarisation fondé sur l’usage de l’ensemble des répertoires des élèves (García, 2009 : 140). Le translanguaging me parait assez proche d’une didactique plurinormaliste transposée aux contexte plurilingues, mais insiste beaucoup sur l’intérêt sociodidactique des pratiques translingues pour développer les compétences dans le langage académique.

La proposition du translanguaging, peu connue en France et dont j’ai esquissé plus haut les fondements théoriques (cf. 1.3.2), se fonde sur quatre constats didactiques : 1) les pratiques plurilingues sont labiles, elles participent des pratiques langagières des élèves, elles développent des compétences de créativité et d’adaptation, 2) l’institution scolaire les ignore (au mieux) ou les réprime (au pire), et donc les inhibe , 3) les enseignants comme les élèves agissent dans la classe en proie à un dilemme normatif qui inhibe les apprentissages ainsi que la relation éducative, ce qui génère, à terme, des difficultés d’apprentissage dans tous les domaines et une perte de repères identitaires, 4) de nombreuses recherches montrent que l’usage simultané de plusieurs langues n’est pas nuisible, mais peut au contraire maximiser le développement de compétences sociolangagières. Par conséquent, la proposition, écologique, est non seulement de favoriser les pratiques translingues dans la classe, mais encore de les mobiliser en vue de développer les savoirs académiques. Les avantages sociocognitifs sont multiples : le

translanguaging favorise un bilinguisme additif, fait des ponts entre l’école et la famille,

permet de travailler dans la classe avec tous les élèves, indépendamment de leur niveau de langue. Ces propositions participent d’une idéologie de la pluralité linguistique, qui s’oppose à celle d’un monolinguisme homogène. Outre ses ancrages dans une théorie linguistique appliquée (Li Wei, 2018), c’est un projet inclusif qui se construit pour les contextes éducatifs plurilingues. Cet empowerment95 cher à la sociolinguistique critique, est en effet un processus qui jugule les effets de la marginalisation, de la discrimination des élèves dits « vulnérables ». Contrairement à la didactique de la variation en France, le translanguaging semble essaimer dans de nombreux contextes scolaires plurilingues (Hélot et O’Laoire, 2011 ; Vogel et Garcia, 2017).

95 Ce terme renvoie partiellement à la notion d’agentivité en sciences sociales, mais a une dimension critique : l’empowerment est le pouvoir d’agir que l’on acquiert lorsque les conditions y sont favorables. C’est un objectif d’une politique éducative inclusive.

179

La « compétence plurilingue et pluriculturelle » définie par le Conseil de l’Europe (Coste, Moore et Zarate, 1997) participe de cette perception des pratiques langagières plurilingues, mais la notion n’a pas débouché à ma connaissance sur des propositions pédagogiques critiques : les transpositions didactiques restent focalisées sur l’objet d’apprentissage (la langue cible). Il en est de même pour le Carap (Cadre de référence

pour les approches plurielles des langues et des cultures, Candelier et al., 2007), qui a

adopté une approche plus holistique par le biais de quatre approches didactiques « plurielles », mais ne didactise pas non plus les pratiques translingues. Laurent Gajo propose cependant des pistes plus concrètes déclinées dans un contexte d’enseignement bilingue : alterner entre moments contrastifs qui consistent à « mettre en comparaison les langues, à identifier des zones de rupture et de continuité » (langues en mention) et des moments dans lesquels on recourt à plusieurs langues pour agir et réaliser une tâche d’apprentissage (langues en usage). Ces deux moments sont complémentaires ; dans les disciplines dites non linguistiques, leur alternance favorise « un travail sur l’étrangeté de la langue réinvesti dans la construction de savoirs disciplinaires » (Gajo, 2019 : 104).

Pour l’école française, Philippe Blanchet et Stéphanie Clerc-Conan proposent, quant à eux, une didactique des pratiques langagières qui me semble assez proche des choix théoriques qui fondent le translanguaging, mais qui déconstruit les logiques disciplinaires. Par une sociodidactique de la pluralité, ils visent l’appropriation d’un

pouvoir sociolinguistique à interagir, à entrer en relation. Pour ce faire, ils privilégient les situations fortement contextualisées, et refusent celles qui, en décontextualisant la langue, enferment. Autrement dit, les savoirs linguistiques sont appréhendés uniquement par le biais de tâches qui impliquent directement les élèves. Pour ces chercheurs, la démarche s’oppose aux processus hégémoniques d’usages monolingues et mononormatifs du français à l’école. Stéphanie Clerc-Conan a par exemple expérimenté une sociodidactique des pratiques langagières à travers le dispositif Paroles

d’Ecoles, projet d’envergure avec plusieurs enseignants. Au regard des évaluations

qualitatives qui ont été menées, le bilan de l’expérimentation est positif pour les enseignants comme pour les élèves (Clerc Conan et Richerme-Manchet, 2016 : 89). Cette proposition d’une didactique inclusive de la diversité linguistique (Clerc Conan et

180

Richerme-Manchet, 2016 : 45) se construit via des pédagogies de projet, de plus en plus souvent utilisées en lycées professionnels avec des élèves allophones, mais encore très peu connues des chercheurs en sciences du langage, et en didactique du français96. Par exemple, les enseignants du lycée professionnel André Cuzin (Caluire) ont réalisé en 2015 un projet de plusieurs mois avec 24 élèves de 1ère année de CAP. Ce projet artistique autour de l’identité et de la mémoire invitait les élèves « à se raconter au travers de portraits, d’objets et de courtes vidéos en lien avec leur futur métier dans lesquelles ils ont choisi de s’exprimer dans la langue de leur choix afin de valoriser le plurilinguisme des jeunes de la classe » (site Casnav de l’académie de Lyon)97. Tous ont obtenu leur CAP avec succès. Il semble que cette démarche séduise de plus en plus d’enseignants en éducation prioritaire (ce qui a été l’occasion de plusieurs mémoires que j’ai dirigés). Par ailleurs, à l’issue de ParLangues_2, les trois enseignants les plus engagés dans la recherche ont eux aussi créé un projet de ce type dans leur collège, alors que nos travaux collectifs portaient avant tout sur les gestes didactiques disciplinaires. Mais je n’ai pas pu en évaluer les effets sur la progression des élèves : ils restent peu évaluables avec les outils habituellement utilisés en classe. Des initiatives existent aussi dans des contextes dans lesquels le plurilinguisme est déjà l’ordinaire des classes et rejoignent de plus en plus de voix de socio-linguistes-didacticiens (Nocus, Vernaudon et Paja, 2014 ; Hélot et Erfurt, 2016).

En favorisant l’inclusion des élèves, ces pratiques transforment aussi nécessairement l’école et malgré leur intérêt, Philippe Blanchet et Stéphanie Clerc-Conan restent peu optimistes quant à la diffusion de telles démarches à l’école française aujourd’hui :

Un tel contexte n’est pas favorable à la mise en place d’une éducation plurilingue inclusive, bien qu’il la rende d’autant plus nécessaire non seulement pour faire diminuer les forces d’exclusion, mais aussi pour remédier aux échecs des politiques linguistiques éducatives et des politiques générales qui ont dressé et qui vont dresser les gens les uns contre les autres au lieu de faciliter leur vivre ensemble, remède qui du coup pourrait

96 Les chercheurs qui s’intéressent à ces dispositifs utilisent un cadre théorique relevant des sciences de l’éducation, le langage n’y est pas problématisé en tant qu’objet théorique.

97 Ce projet a été présenté dans le cadre d’une formation de formateurs organisée par l’Institut français d’éducation par Marie-Odile Maire-Sandoz et moi-même (« Quelles didactiques pour les élèves allophones ? », avril 2017). Les capsules vidéo sont disponibles en ligne : http://www2.ac-lyon.fr/casnav/spip.php?article85&lang=fr .

181

transformer le regard de celles et ceux qui craignent la diversité, l’altérité, et qui ont besoin d’être rassurés. (Blanchet et Clerc Conan, 2015 : 58).

Il me parait cependant urgent de développer des recherches (sociodidactiques) pour documenter les pratiques, en comprendre les effets sur les élèves, et en montrer les enjeux pour l’école.

Toutes les démarches que j’ai présentées ici me paraissent à même de contribuer à une didactique inclusive du français qui prend acte de la diversité des pratiques langagières des élèves, et des enseignants. Non seulement elles reconnaissent que les élèves ont l’expérience de plusieurs normes langagières, mais elles montrent aussi qu’il est possible de s’appuyer sur la diversité des pratiques langagières pour agir avec la langue de scolarisation. Cependant, elles diffèrent quant à leur inscription dans une logique disciplinaire traditionnelle. En effet, les recherches sociodidactiques de Marie-claude Penloup visent à intégrer ces pratiques au sein de la classe de français telle qu’elle existe aujourd’hui, en les mettant au service d’une attitude de secondarisation en vue de s’approprier la norme dominante. Au sein des classes plurilingues, les chercheurs du translanguaging cherchent au contraire à émanciper les élèves des rapports de domination en leur apprenant à user de l’ensemble de leurs répertoires langagiers pour apprendre du collectif. Mais ils ne s’intéressent pas aux savoirs disciplinaires proprement dits (cf. supra 1.3.2). Par une sociodidactique de la pluralité, Philippe Blanchet et Stéphanie Clerc-Conan invitent non seulement à sortir des cadres disciplinaires, mais préconisent aussi l’appropriation par le biais de projets collaboratifs.

Aucune de ces approches ne peut, à elle seule, favoriser l’inclusion de tous les élèves tant les contextes scolaires diffèrent (je m’arrêterai sur ce que la variabilité nous apprend de « l’effet-maitre » dans le chapitre 5). Pourtant, elles me paraissent toutes pertinentes pour favoriser l’équité car elles ont en commun l’idée que des pratiques contextualisées soutiennent les apprentissages de ceux qui ne parviennent pas à tirer parti d’un enseignement de savoirs décontextualisés pour développer leurs compétences dans la langue de scolarisation. Quelle que soit la variabilité des contextes scolaires, et quelle que soit l’option sociodidactique envisagée, il me parait fondamental d’outiller les élèves pour qu’ils puissent s’approprier les codes et les

182

normes langagières qui leur permettront d’accéder à l’autonomie dans la société qui est déjà la leur. Les savoir-faire ignorés des élèves plurilingues peuvent devenir des ressources pour tous, mais il appartient aussi à l’école d’expliciter les normes de la langue de scolarisation, sous peine de les condamner à subir les effets des inégalités scolaires, et d’en pâtir avec eux.

Une relecture chronologique de mes travaux sociodidactiques depuis 2010 permettra de situer ma proposition au sein des débats. Elle se rapproche de celle de Laurent Gajo pour l’enseignement bilingue, mais je suis convaincue qu’il est possible et souhaitable de la décliner dans des classes officiellement monolingues, dans lesquelles les élèves plurilingues apprennent comme les autres. Mon positionnement a à voir avec une prise de conscience toujours plus grande des liens entre le poids des inégalités sociales et les idéologies langagières qui traversent l’école au sein des pratiques ordinaires, des liens entre la sociolinguistique et la didactique.

Outline

Documents relatifs