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Paroles de vies plurilingues en français

PROBLEMATISER LA COMPETENCE LINGUISTIQUE DANS LA LANGUE DE L ’AUTRE

2.2.1 Paroles de vies plurilingues en français

La ligne du chemin de fer reliant Djibouti à Addis-Abeba a été construite au début du XXèmesiècle par des ingénieurs français qui ont importé leur langue comme langue de travail et leur savoir-faire technologique. Ce faisant, ils ont aussi institué des rapports coloniaux au sein de l’entreprise : le français a été imposé comme langue professionnelle avec les cadres (français), associé à l’amharique entre les cheminots. Trente ans après le départ des Français et l’éthiopianisation des lignes, après les années de junte marxiste qui ont suivi, la connivence partagée semblait « autoriser » à parler d’un passé qui, parce qu’il était révolu, retrouvait ses fastes et ses ombres. Le français était pour chacun des locuteurs éthiopiens une langue de prestige, qui assure une distinction parce que c’est la langue de l’étranger, de l’étrangeté, de

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l’ailleurs. Mais elle représentait aussi la langue de l’exploitation coloniale. Les rapports qu’ils entretenaient à la France du rail étaient certes ambigus, entre expression d’une poésie du monde imaginée…

« Moi je lis en français, même des romans d’amour, des policiers…en amharigna je n’aime pas : la description n’est pas la même chose, si vous voulez expliquer à quelqu’un c’est joli… l’explication français est plus vaste que l’amharigna. Vous voyez, on emploie parfois un mot en français quand il faut ». [2 : 298]

… et double conflit de loyauté …

« Et puis le train marchait sur notre dos, les Français ramassaient leur argent, ils ne pensaient pas à nous. La ligne du Chemin de Fer, on peut dire que c’est colonisé jusqu’à Djibouti. N’est-ce pas ? Vous fâchez pas hein ? Donc j’ai compris le mot « exploitation » après 8 ou 10 ans, quand j’ai commencé à lire l’histoire. Les Français, même s’ils nous exploitaient, le travail marchait bien. Le malheur ça a été l’éthiopianisation ». [2 : 288]

L’analyse discursive des propos des cheminots avait initié une réflexion sur les interactions bilingues ordinaires que je n’ai pas poursuivie dans ma thèse, mais qui s’est développée au sein de Mixclasis. En 2014 et 2016, j’ai étudié les entretiens avec les partenaires des couples franco-éthiopiens en tant que pratiques rapportées qui définissent des situations-clefs pour les bilingues37. J’ai poursuivi cette étude en 2018, en analysant les entretiens en tant qu’« évènements discursifs » (Mondada, 2001). J’ai dissocié les identités sociales des pratiques et ai procédé à une analyse des identités discursives mises en scène dans les entretiens (Amossy, 2010). Ces couples mixtes et ces cheminots, qui vivent comme une chance leur plurilinguisme, sont des acteurs privilégiés de pratiques sociolinguistiques transformées par la mobilité. Ils mobilisent ce qui apparait de leur point de vue comme des ressources langagières. Dans les discours des conjoints, les langues sont secondes par rapport à l’expérience langagière du vivre ensemble : les dénominations des langues se sont peu à peu effacées dans les entretiens, pour faire place à des récits de moments témoignant d’incompréhensions au sein du couple, ou au contraire d’harmonie. La notion d’altérité entrait au cœur des discours de chacun parce qu’il se sentait tantôt un semblable et tantôt étranger à l’autre, et à soi : « l'autre n'est pas condamné à

37 Du fait des aléas des publications, le texte de 2016, qui essaie de décrire les types d’interactions (plus ou moins conniventes) est antérieur à celui de 2014 (qui analyse comment chacun négocie ses rôles au sein de ces situations interactionnelles).

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rester un étranger, mais peut devenir mon semblable, c'est-à-dire quelqu'un qui, comme moi, dit “ je“ » (Ricœur, 1990).

Les souvenirs des premières années sont bien sûr des situations-clefs : toujours heureux, ils sont associés à la fois à une intercompréhension peu questionnée, et à un langage commun forgé à partir d’une association des répertoires langagiers individuels : chacun mettait un peu de ce qu’il pouvait et le réglage du sens était co-construit au sein de pratiques translingues :

« Je ne parle pas bien anglais / (…) à c’moment-là on habitait euh vers le ouest d’Addis qui s’appelle Aya Ulet donc mes copines elles disent « vous parlez quelle langue ? » notre langue c’était mélangé amharique français et anglais / c’est le Aya Ulet38 language » (Bezawit). [12* : 88]

Mais d’autres situations plus ordinaires sont aussi saillantes parce qu’elles sont récurrentes : au quotidien, l’exolinguisme oblige tous les partenaires (français et éthiopiens) à recourir à des stratégies de communication qui ont la particularité d’être à la fois insécurisantes pour chacun (parce qu’on n’est pas certain de se comprendre) et fortement structurantes pour le couple (parce qu’on cherche ensemble à se comprendre). La notion de seuil de compétence située dans la « langue de l’autre » est apparue comme essentielle pour qualifier les dynamiques interactionnelles :

Un alloglotte peut avoir deux orientations devant la nouvelle langue : il peut viser à une simple compétence communicative minimale, dont la nature et le seuil sont choisis en fonction des besoins du sujet (l’expérience montre que ce seuil peut être situé très bas) ; il peut au contraire viser une adéquation maximale aux normes valorisées par ses interlocuteurs natifs, c’est-à-dire ne pas se contenter d’être compris, mais aussi reconnu et accepté comme membre du même groupe social. C’est dire que, aux deux axes unilingue/bilingue et endolingue/exolingue s’en ajoute un troisième, défini par la variation de la tension à laquelle le sujet soumet sa relation aux normes de L2. (Py,

2004 [1991] : 132).

Un effet social est ressorti des analyses : pour parler des échanges avec les amis et les membres de la famille élargie, les enquêtés associent un seuil minimal de compétence linguistique à des jugements stigmatisants : en deçà d’un certain seuil, ils éprouvent un sentiment de rejet, voire d’exclusion, mais lorsqu’ils estiment

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avoir des savoirs linguistiques suffisants pour « se débrouiller », les enquêtés thématisent davantage les sujets de conversation et thématisent moins les identités [20 : 150].

Ce seuil diffère selon les situations de communication, et selon les interactants. Il semble plus difficile à atteindre avec les interlocuteurs moins proches ou dans les situations conflictuelles, il est plus facile à atteindre lorsqu’il y a connivence, en particulier au sein du couple ; il varie aussi selon les appartenances de chacun [24* : 110]. Ce seuil variable dans la langue de l’autre jouerait donc sur les représentations de chacun, il a à voir avec l’altérité constitutive de toute relation : « lorsque la compétence est minimale, les identités sociales et la culture sont problématisées alors qu’au-delà d’un certain seuil, on centre davantage le propos sur la compétence linguistique » [12 : 95].

2.2.2 La compétence linguistique dans la langue de l’autre : une

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