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T ROIS PARADIGMES DE RECHERCHE POUR PROBLEMATISER L ’EFFICACITE ET L’EQUITE DANS LES PRATIQUES ENSEIGNANTES

P RATIQUES ENSEIGNANTES INCLUSIVES ET PROPOSITIONS POUR UNE DIDACTIQUE ALTERITAIRE : PERSPECTIVES POUR DES RECHERCHES

5.1 T ROIS PARADIGMES DE RECHERCHE POUR PROBLEMATISER L ’EFFICACITE ET L’EQUITE DANS LES PRATIQUES ENSEIGNANTES

Pour décrire et interpréter les pratiques langagières dans les classes plurilingues françaises, relevant le plus souvent de l’éducation prioritaire, il est tentant de préférer à une idéologie normative (celle de l’école et des données « probantes », objectives) une idéologie de la pluralité (celle des pratiques et des données « saillantes », interprétatives). Mais il s’agit en premier lieu de définir ce que l’on peut entendre par « efficacité » dans le champ des recherches en éducation car la notion instruit des choix politiques : la tentation est de confondre « ce qui fait preuve » indépendamment des contextes scolaires, et ce qui est fiable et plausible dans un contexte donné. On voit ici poindre une opposition entre recherches quantitatives et qualitatives, instrumentalisée parfois par des décisions ministérielles qui nous influencent tous : chercheurs, décideurs, praticiens… et élèves.

Après avoir montré comment j’ai peu à peu construit mon questionnement sur les pratiques enseignantes (5.1.1), j’emprunterai à Jean-Pierre Astolfi (1993) une

organisation qui s’appuie sur les visées des différents travaux qui touchent à l’efficacité et à l’équité dans les pratiques des enseignants. Les travaux sur « l’effet-maitre » recherchent des invariants, et des probabilités d’efficacité (perspective nomothétique : recherche de régularités) (5.1.2). Or un consensus existe dans ce paradigme sur

l’importance de l’explicitation pour un enseignement efficace, l’explicitation visant à réduire tout malentendu potentiel quant aux objectifs et aux connaissances en jeu dans l’enseignement / apprentissage. Le concept socioconstructiviste d’étayage (Bruner, 1983) permet cependant de s’intéresser conjointement aux notions d’altérité et d’explicitation dans les interactions didactiques (et tout particulièrement en contexte plurilingue). L’explicitation peut être envisagée comme une pratique culturellement située, propre à l’école (5.1.3). Les recherches qui se veulent pragmatiques (perspective expérimentale : recherche de faisabilité) essayent quant à elles d’expérimenter des

pratiques de façon réaliste, singulière, en les confrontant au réel (5.1.4). D’autres

travaux explorent des interprétations plurielles pour une situation singulière, en cherchant à dégager des critères de plausibilité (perspective herméneutique : recherche de significativité). Ces trois pôles ne s’excluent pas toujours, mais les orientations

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varient selon les méthodologies adoptées, et les types de résultats produits. Le développement plus ou moins important d’un pôle ou d’un autre a un effet idéologique à éclaircir. En effet, tout choix théorique vise à montrer un pan d’une réalité et, dans le même temps, occulte ce qui n’est pas au centre de la focale. Je cherche à en tenir compte dans mes propres travaux, en adoptant une démarche complémentariste

(5.1.5).

5.1.1 Une problématisation progressive des « bonnes » pratiques enseignantes

Trop proche des enseignants au début de mon parcours scientifique, je n’ai problématisé la notion de pratiques didactiques inclusives qu’après un long travail de distanciation critique, ce que je dois en premier lieu à la recherche Lire-écrire. En effet, bien que j’aie tenté de construire une grille d’analyse des pratiques didactiques au sein de classes UPE2A dans ma toute première recherche en France (Plurilanguescol), je n’ai pu le faire qu’à partir de séances singulières [1 com] : je n’étais pas arrivée à distinguer les motivations des enseignants, que je connaissais, des pratiques, que j’observais. Je ne savais comment interpréter les pratiques en termes scientifiques. Cette difficulté a aussi à voir avec les biais de l’implication ethnographique.

Il me semble qu’elle s’est peu à peu résolue grâce à la double expérience de formatrice-chercheure, d’enseignant-chercheur. L’articulation des deux dimensions professionnelles au sein d’une ESPE est souvent inconfortable, mais dans mon parcours scientifique, elle a été aussi inspirante. Je souligne cependant que cela n’a pu se faire qu’en articulation étroite avec les missions d’enseignement et de direction de mémoire que j’assure aussi au sein du département des sciences du langage, double implication essentielle pour moi, et qui a été possible grâce aux liens entretenus entre l’ESPE et le département par le biais du laboratoire DYLIS. Ma collaboration avec le centre Alain Savary de l’Institut Français d’Éducation (IFE) a tenu aussi une place essentielle.

Nouvellement arrivée à l’ESPE, j’ai eu la chance de pouvoir me joindre à l’équipe de Roland Goigoux dès les premiers séminaires organisés à l’IFE. En cherchant à Évaluer

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(sous-titre du projet, dir. Roland Goigoux99) la phase collective de Lire-écrire s’inscrivait dans le paradigme des recherches nomothétiques, « centrées sur l’établissement d’invariants, de règles » (Astolfi, 1993 : 6).

La recherche Lire-écrire au CP a débuté en 2011100. Formée en premier lieu aux démarches qualitatives, j’y ai découvert la logique des recherches quantitatives. Nos séminaires m’ont incitée à adopter tout d’abord un cadre théorique didactique excluant le « déjà là » des acteurs : l’efficacité des pratiques enseignantes serait évaluable par des indices recueillis au sein de moments didactiques identifiés et descriptibles. Ils ont été corrélés à des tests de performance auprès des élèves en début et en fin d’année. J’ai contribué comme tous à l’élaboration des indicateurs et aux enquêtes de terrain ainsi qu’à leur saisie et leur analyse101. J’ai apprécié l’intérêt d’une distanciation objectivante, mais ai vu les limites d’un positionnement externe au terrain : si des tendances globales peuvent être décrites, l’approche que nous avions adoptée ne permettait pas de comprendre pourquoi les mêmes indicateurs pouvaient donner des effets différents dans les classes.

Avec une approche plus qualitative, j’ai cherché à comprendre en quoi certaines pratiques pouvaient favoriser l’appropriation du français dans les classes multilingues, et si les répertoires sociolangagiers des élèves étaient sollicités à cet effet. J’ai notamment cherché à savoir si des gestes professionnels ajustés au plurilinguisme et à l’apprentissage de la langue de scolarisation étaient perceptibles en classe ordinaire. Les premières études de l’équipe Lire-écrire ont été menées sans tenir compte des critères

99 Roland Goigoux a su fédérer plus de soixante chercheurs de tous horizons, ancrés en sciences du langage mais aussi en sciences de l’éducation.

100 Lors de trois semaines réparties sur l’année, ont été observées (et filmées) les occasions d’apprendre que chaque enseignant rend possibles à travers les tâches qu’il propose à ses élèves. Ces tâches ont été saisies, codées, et intégrées à un modèle d’analyse multivarié qui incluait des tests de performance en lecture et écriture menés en début et en fin d’année. En étaient toutefois exemptés les rares élèves officiellement nouvellement arrivés en France qui ne parlaient pas suffisamment le français pour comprendre les consignes, afin d’éviter de les soumettre à des situations de stress pour des résultats difficiles à paramétrer dans le traitement quantitatif.

101 Groupe « compréhension en lecture » piloté par Marie-France Bishop, groupe « inégalités » piloté par Céline Piquée, et surtout groupe « acculturation à l’écrit » piloté par Catherine Frier. J’ai mené l’enquête

in situ avec la collaboration de Régine Delamotte. Ce double regard a apporté une grande richesse aux

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d’efficacité des classes [17*]. Ensuite, elles ont été guidées par l’objectif de qualifier ces critères [27*], puis de les utiliser pour contraster les classes [32*].

S’est ouvert en 2012 le projet PEON (Pratiques et Enseignement de l’Orthographe en

Normandie, dir. Clara Mortamet, laboratoire DYLIS). Le but premier était de décrire et

interpréter les pratiques enseignantes dans 14 classes ordinaires de CM1, principalement en milieu rural, afin d’en étudier les cadres sociolinguistiques et leur variabilité didactique (étayages principalement). La question des liens entre recherche et pratique se posait à nouveau, cette fois-ci à travers l’enjeu de telles recherches pour la formation [28*]. Je me suis alors engagée dans deux autres recherches plus collaboratives sur le territoire normand : École Apprenante au service de l’élève (2016), et ParLangues_2 (2017)102, en collaboration avec l’IFE. Je co-pilote depuis 2018 deux projets de recherche explicitement collaboratifs (E2PRC_Francisco, avec l’AEFE, et

ViPaJe, avec le service petite enfance de la mairie du Havre).

J’ai parfois mobilisé les pratiques des élèves en contrepoint [16* ; 23* ; 27*], ou me suis intéressée uniquement aux pratiques enseignantes et à leurs implications sociodidactiques [17*; 26 ; 28* ; 32*]. Les publications issues de PEON sont personnelles ([16* ; 28*]) mais ont bénéficié des échanges scientifiques au sein de toute notre équipe rouennaise (Clara Mortamet, Jeanne Gonac’h, Mickael Lenfant, Evelyne Delabarre)103. Toutes les publications issues du projet Lire-écrire ont été écrites à quatre mains au moins, ce qui m’a appris à problématiser les pratiques enseignantes en croisant plusieurs perspectives théoriques. Ces travaux m’ont aussi confrontée à l’exigence d’une écriture collaborative et m’en ont fait découvrir les bénéfices. Ils concernent les gestes d’étayage pour soutenir l’acculturation à l’écrit, en collaboration avec Marianne Tiré et Catherine Frier ([23*]), l’usage des affichages pour l’apprentissage du code dans trois classes contrastées, en collaboration avec Sophie Briquet-Duhazé ([26]), et surtout

102 ParLangues est atypique dans la mesure où les pratiques enseignantes font l’objet de la thèse de Malgorzata Jaskula (en cours). Je ne les ai abordées pour ma part qu’à travers l’accompagnement du protocole recherche-formation que j’ai piloté l’année 2.

103 Evelyne Delabarre et moi-même avons prolongé ce travail hors de l’école [31]. Nous n’avons pas pu vérifier l’hypothèse d’une insécurité orthographique dans les dictées mais l’étude a confirmé que la scolarisation favorise le sentiment d’insécurité.

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