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La sociodidactique : émergence d’un regard transdisciplinaire

P ROBLEMATISATION SOCIODIDACTIQUE : PREMIERS JALONS PRAXEOLOGIQUES POUR UNE DIDACTIQUE ALTERITAIRE

4.2 R ETROSPECTIVE SOCIODIDACTIQUE : PROBLEMATISER LA DIVERSITE DES PRATIQUES LANGAGIERES A DES FINS DIDACTIQUES

4.2.1 La sociodidactique : émergence d’un regard transdisciplinaire

Les didactiques du français, des langues, du plurilinguisme sont jeunes : elles se sont toutes constituées en France à partir des années soixante-dix, elles ont toutes cherché à construire leur légitimité institutionnelle et épistémologique, elles ont toutes trois pour objet – entre autres – l’enseignement / apprentissage de savoirs et savoir-faire linguistiques et sociolinguistiques. On a relevé à plusieurs reprises l’existence d’une porosité entre les questionnements soulevés dans ces trois domaines didactiques, qui se sont parfois positionnés assez difficilement les uns par rapport aux autres. Les catégorisations relèvent de débats marqués historiquement mais leurs frontières sont aussi mouvantes dans la mesure où elles se constituent en fonction de leurs objets. Historiquement, elles doivent leur visibilité à la constitution des formations universitaires qui préparent à des professions et des missions éducatives indépendantes. La didactique du français langue maternelle (désormais DFLM) s’est peu à peu constituée en discipline à partir des années soixante-dix, suite au plan de rénovation de l’enseignement du français. Les travaux sur le langage en tant que lieu sensible pour les questions d’échec scolaire se sont assez vite développés ; les premiers résultats sont apparus dans les années 1980 suite à l’instauration du collège unique en 1975, sur fond d’échec scolaire, dans une société qui commençait déjà à se questionner sur les situations de contact de langues avec des locuteurs migrants. Une didactique du français langue étrangères (désormais DFLE) se développait dans le même temps en se centrant sur l’étude d’un bilinguisme fonctionnel qui mettait à mal l’idéologie monolingue ; la didactique du plurilinguisme se forgeait au Conseil de l’Europe pour contribuer à une politique linguistique européenne pro-plurilingue, elle se mêlait peu à peu aux débats sur le français. Au même moment, la sociolinguistique française se constituait comme une sociolinguistique sociale qui luttait contre l’usage d’une langue unique en tant qu’instrument de domination. Elle s’ouvrait peu à peu à une anthropologie linguistique venue d’outre-mer et montrait que l’articulation entre langage et société est incontournable pour étudier le langage, et pour comprendre la société.

Ces champs diffèrent cependant sur plusieurs plans. La DFLM s’intéresse aux situations d’enseignement/apprentissage au sein d’une discipline qu’est le « français » ou « les Lettres », une matière scolaire qui s’est historiquement constituée à partir d’un agrégat

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de savoirs ne renvoyant pas aux mêmes champs scientifiques ; la première justification institutionnelle de la DFLM n’est donc pas seulement un objet de savoir, c’est l’école, les discours qui la constituent, et les contextes didactiques dont elle s’occupe (Reuter, 2003). La discipline « français » assure la cohésion sociale et scolaire (légitimité d’une langue et d’une culture partagée), ainsi que des savoir-faire pour de nouveaux apprentissages. Le plurilinguisme n’est inclus dans les questionnements que de façon timide, il ne le sera que par le prisme de la migration. La France a aussi choisi d’enseigner des compétences métalinguistiques en tant que cas particulier de compétences métacognitives. Ce travail sur « la langue » pourrait se faire ailleurs, autrement88.

La DFLE s’est constituée en dehors de l’école, elle s’occupe d’enseignement / apprentissage d’un objet constitué qui est une langue-cible pour des apprenants. Elle nait en réponse à des besoins concrets de communication, pour des adultes principalement. Les sciences du langage sont son principal adossement. Pour l’école, y a été associée une éducation interculturelle et citoyenne par le biais des « approches didactiques plurielles » diffusées au sein du Conseil de l’Europe, un courant distinct des autres didactiques des langues (Candelier et al., 2007). Ce courant propose une autre manière de s’approprier la pluralité des normes langagières, sans se substituer à l’apprentissage des « langues » comme systèmes. Michel Candelier et ses collaborateurs différencient, en effet, les activités didactiques relevant d’une approche « plurielle » (avec plusieurs langues) de celles relevant d’une approche « singulière » (avec une seule langue). Les approches plurielles favorisent les transferts linguistiques et les compétences métalinguistiques, ainsi que l’ouverture à la diversité culturelle et langagière. C’est ainsi que s’est développé le courant de l’Éveil aux langues (originellement forgé en Grande Bretagne sous l’intitulé « Language Awarness » par Hawkins en 1984) : par l’exposition à une pluralité de langues dans la classe, l’objectif de cette approche pédagogique inclusive est de développer une conscience linguistique et citoyenne en ouvrant à la diversité des langues et des cultures. Les pédagogies de l’Éveil aux langues en particulier ont été évaluées et jugées efficaces pour les élèves plurilingues (Armand, 2016 ; Candelier, Ionnanitou, Omer & Vasseur, 2008) mais elles

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paraissent difficiles à mettre en œuvre à l’école française (Troncy, 2014 : 44-45). Les approches plurielles proposées par le Conseil de l’Europe comprennent aussi : des activités favorisant l’intercompréhension entre langues parentes, des activités visant à développer une compétence interculturelle, des activités visant à établir des liens entre un nombre limité de langues, celles dont on recherche l’apprentissage dans un cursus scolaire. Regroupées sous le terme générique de « didactique intégrée des langues », ces dernières s’inspirent de travaux psycholinguistiques appliqués à la didactique (Roulet, 1980) mais ce terme renvoie aujourd’hui plus généralement à des activités s’appuyant sur plusieurs langues pour apprendre la langue de scolarisation, il est parfois synonyme d’approche plurielle, voire d’éveil aux langues (Brohy, 2008). Malgré ce flou terminologique et les difficultés pédagogiques que cela génère selon moi en formation aujourd’hui, l’Éveil aux langues, la didactique intégrée des langues, et plus généralement les approches plurielles, sont les premières propositions didactiques qui cherchent à conjuguer langue de scolarisation et langues des élèves à l’école française. Ces démarches mobilisent explicitement des savoirs linguistiques en vue de pratiques langagières qui forment à l’altérité :

Il y a éveil aux langues lorsqu’une part des activités porte sur des langues que l’école n’a pas l’ambition d’enseigner. Cela ne signifie pas que la démarche porte uniquement sur ces langues. Elle inclut également la langue de l’école et toute langue autre en cours d’apprentissage. Mais elle ne se limite pas à ces langues «apprises». Elle intègre toutes sortes d’autres variétés linguistiques, de la famille, de l’environnement et du monde, sans être exclusive d’aucun ordre. (Candelier et. al., 2008 : 6)

Aujourd’hui, certains didacticiens des langues associent langue en usage (« languaging », Lüdi, 2011) et langue en mention (Gajo, 2019 : 98). D’autres parlent quant à eux « d’enseignement intégré du français » pour étudier conjointement la transversalité entre les disciplines, le plurilinguisme de la classe et les liens entre compétences orales et écrites (Simard, Dufays, Dolz, & Garcia-Debanc, 2010).

Il me semble cependant qu’un changement de paradigme s’était déjà opéré à partir des années 90 en France et il a amorcé les premières pistes sociodidactiques en DDL et DFLM : l’objet n’était déjà plus la stabilité des langues mais l’hétérogénéité des pratiques. Louise Dabène a montré l’intérêt d’un lien explicite entre sociolinguistique et didactique (Dabène L., 1994), Michel Dabène a intégré le terme sociodidactique dans le

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champ de la didactique du français (Dabène M., 1996). Elle voulait par-là signifier l’importance d’une didactique transversale de la variation qui a pour tâche de « proposer une norme, inévitable car socialement et scolairement indispensable, tout en gérant la diversité des répertoires individuels ou collectifs » (Dabène L., 1994 : 172) ; lui posait les prémices d’une construction sociodidactique de l’écriture prenant en compte l’écriture « ordinaire » des adultes (et plus tard des collégiens) pour favoriser l’acculturation scripturale des apprenants (Dabène M., 1996). Même si, de son côté, la didactique du français cherchait sa légitimité dans la constitution d’une discipline scolaire et la didactique des langues au niveau européen, Michel et Louise Dabène revendiquaient chacun la nécessité d’élaborer une didactique davantage adossée à la sociolinguistique, tant à l’oral qu’à l’écrit89. Deux pistes étaient ouvertes : les pratiques d’écriture en DFLM et le plurilinguisme en DDL. Marie-claude Penloup a poursuivi ses travaux sur l’écriture, Marielle Rispail sur le plurilinguisme.

Marielle Rispail, à la croisée des chemins plurilingues, a en effet développé à son tour une didactique plus sociale, qu’elle a définie au fur et à mesure des années comme une didactique dont le fil rouge est la « pluralité reconnue, décrite, acceptée, étudiée, encouragée – pluralité des usages langagiers, des contextes, des méthodes de travail, des parcours de vie et d’apprentissage » (Rispail, 2017 : 7). Les prémices de cette orientation se situent à l’interface des préoccupations communes aux didactiques : sa thèse, soutenue en 1998 sous la direction de Louise Dabène, est en effet en consacrée à la didactique de l’oral en contexte plurilingue dans les classes ordinaires. Dès lors, elle nomme sa démarche socio-didactique. Avec Philippe Blanchet et Stéphanie Clerc-Conan, elle plaide pour une sociodidactique « de la pluralité linguistique et culturelle », qui s’enracine dans une didactique plurinormaliste, contre l’hégémonie du français à l’école (Blanchet et Rispail, 2011 ; Blanchet, Clerc-Conan et Rispail, 2014). Mais les propositions sociodidactiques concrètes, toujours contextuelles, sont éloignées des cadres praxéologiques traditionnellement mobilisés dans la classe de français.

89 Depuis différents champs didactiques se sont encore rapprochés ; par exemple, l’Association Internationale pour la Didactique du Français Langue Maternelle (AIRDFLM) devient en 2003 l’AIRDF. L’association s’ouvre ainsi à la diversité des contextes de l’enseignement du français – culturels, géographiques, politiques, sociaux, et à un dialogue scientifique avec les autres associations en didactique des langues.

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Prenant acte de la complexité des interactions didactiques (cf. 4.1), une perspective sociodidactique s’intéresse aux conditions d’une didactisation dans la classe de la diversité des pratiques langagières de tous les élèves. La sociodidactique prend pour objet, avec d’autres, la variation des normes sociolangagières en FLM, mais elle hérite aussi d’une problématisation du plurilinguisme en didactique des langues, ainsi que d’une sociolinguistique scolaire ; elle s’ouvre aujourd’hui à la pluralité des pratiques numériques (Penloup, 2017).

4.2.2 Légitimer la variation et la diversité langagière en classe : un

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