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Translanguaging et sociolinguistique critique : discussion pour étayer une problématique sociodidactique

VARIATION LINGUISTIQUE COMME OBJET SOCIAL

1.3.2 Translanguaging et sociolinguistique critique : discussion pour étayer une problématique sociodidactique

Le concept de translanguaging (García, 2009 ; Vogel et García, 2017 ; Li Wei, 2018) s’intéresse non pas aux dispositifs, ni aux langues (qui, dans ce paradigme, s’apparentent à des construits socioculturels), mais aux pratiques sociolangagières dans des contextes plurilingues et aux idéologies qui président aux jugements épilinguistiques monolingues et mononormatifs (Li Wei, 2018 : 14)21. Toute conversation est donc susceptible d’être translingue, la variation sociolinguistique étant définitoire de l’interaction. Sara Vogel et Ofelia García (2017 : 9) relèvent cependant que certains chercheurs adoptent une définition stricte du translanguaging : ce sont des pratiques dont le chercheur peut conclure qu’elles ne prennent pas appui sur les frontières de langues (pratiques que j’ai relevées parmi des élèves francophones en Éthiopie, [4]). D’autres chercheurs choisissent une définition plus large en considérant toute interaction exolingue comme un lieu de translanguaging (pratiques plus difficiles à interpréter au sein des discours de couples mixtes ou d’autres élèves francophones en Éthiopie, [4 ; 7* ; 10* ; 12* ; 20 ; 24* ; 30*]). C’est la définition la plus large que j’adopte dans mes travaux.

Ce courant de linguistique appliquée a développé ses premières analyses critiques sur le terrain scolaire : les chercheurs du translanguaging qui s’intéressent à la didactique font des propositions en vue de développer les apprentissages des élèves plurilingues dans la langue de scolarisation avec une double orientation : traiter toutes les langues de la

21 Translanguaging, but more generally that the-more-the-better approaches to multilingualism seem

increasingly over-simplistic and inadequate for the complex linguistic realities of the 21st century. While there has been significant progress in many parts of the world where multilingualism, in the sense of having different languages coexisting alongside each other, is beginning to be acceptable, what remains hugely problematic is the mixing of languages. The myth of a pure form of a language is so deep-rooted that there are many people who, while accepting the existence of different languages, cannot accept the ‘contamination’ of their language by others. (Li, 2018 : 14)

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classe à égalité et les mobiliser comme ressources, s’appuyer sur cette flexibilité pour apprendre chacune des langues du curricula :

En tant que pratique pédagogique, le translanguaging valorise la fluidité langagière des apprenants en vue de favoriser leur engagement et leur compréhension de discours et contenus complexes. Par ailleurs, la pédagogie du translanguaging développe chacune des langues qui font l’objet du curriculum bilingue précisément parce qu’elles constituent le répertoire linguistique des apprenants sur un continuum horizontal, plutôt que comme deux langues différenciées et entretenant des relations de hiérarchisation. (Vogel et García, 2017 : 2) [ma traduction]22

Dans ce paradigme, la notion de langue est un préconstruit culturel qui a un intérêt didactique : prendre pour objet le langage en action plutôt que les savoirs sur les langues reconnait fait émerger la diversité et la dynamique des pratiques langagières des élèves dans l’enseignement et l’apprentissage (cf. infra 4.3 et 5.3). Le

translanguaging rejoint donc toutes les situations plurilingues (éducatives ou non, en

situation de migration ou non). En se constituant comme une linguistique appliquée, ce courant veut proposer une alternative et soutenir les transformations à laquelle l’école du XXIème siècle est appelée par les mutations sociétales :

Ces formes de communication ne sont pas seulement des pratiques servant à étayer l’apprentissage, elles font aussi partie des régimes discursifs avec lesquels les élèves du XXIe siècle doivent se familiariser dans des contextes mondialisés (interactions avec des personnes d’autres cultures, communication via Internet, etc.). (Nussbaum, 2014 : §25)

Ces chercheurs s’appuient sur les constats sociolinguistiques déjà faits par d’autres : imposer une pensée unilingue (quelles que soient les langues) renforce les inégalités en fragilisant les locuteurs plurilingues puisque ces derniers ne peuvent utiliser qu’une part minime de leur répertoire verbal pour apprendre. Dans les écoles bilingues ayant adopté cette démarche, les pratiques pédagogiques légitimant les pratiques translingues semblent effectivement favoriser le développement de compétences cognitives, discursives, esthétiques, métalinguistiques bien plus facilement que dans la seule langue

22 As a pedagogical practice, translanguaging leverages the fluid languaging of learners in ways that

deepen their engagement and comprehension of complex content and texts. In addition, translanguaging pedagogy develops both of the named languages that are the object of bilingual instruction precisely because it considers them in a horizontal continua as part of the learners’ linguistic repertoire, rather than as separate compartments in a hierarchical relationship. (Vogel et Garcia, 2017 : 2)

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de scolarisation. Inhiber ou minorer ces pratiques peut générer, à terme, des difficultés d’apprentissage dans tous les domaines, voire une perte de repères identitaires (Hélot et O’Laoire, 2011 ; Cummins 2014 ; Vogel et García, 2017). Pour la France, Philippe Blanchet et Christine Hélot ont déjà souligné les risques d’exclusion associés aux pratiques monolingues (Blanchet, 2010 ; Hélot, 2014). En France aussi, je pense que le

translanguaging peut aider à comprendre les enjeux de nombre de situations

interactionnelles apparemment unilingues, en particulier avec des locuteurs ayant une expérience de mobilité langagière23 (cf. infra 4.2.2).

Cependant, ce bilinguisme « flexible » est à situer dans des dynamiques sociolinguistiques plus larges, ce qui suscite de nombreux débats dans la communauté scientifique, en particulier pour ce qui concerne l’impact des pratiques translingues sur les dynamiques de pouvoir déjà en place :

Quel que soit l’accroissement des hybridités qui émergent dans les centres urbains européens, l’institutionnalisation des frontières et des normes linguistiques continue à décider du sort économique, social et personnel de bien des individus. (Canut et Guellouz, 2018 : 14)

Je retiendrai donc trois points de discussion pour ce qui concerne une transposition sociodidactique du translanguaging à l’école française avec un objectif d’inclusion [27* ;

28* ; 29 ; 30* ; 4 com ; 5 com]. Premièrement, les sociolinguistes, doutent de la

pertinence de s’affranchir d’une lecture néomarxiste des interactions : les locuteurs plurilingues sont aussi le plus souvent des migrants en situation de minoration dans les sociétés monolingues et les logiques capitalistes les enferment dans des rôles assignés (Duchêne et Heller, 2011). Deuxièmement, il parait difficile de privilégier cette « éducation plurilingue flexible » sans risquer une idéalisation qui finalement freine l’apprentissage nécessaire de la norme dominante pour les élèves les plus vulnérables (Weber, 2014). Troisièmement, comment, en France, les enseignants peuvent-ils introduire cette approche dans leurs pratiques sans s’élever contre les injonctions institutionnelles et les habitus sociétaux (Bertucci, 2013) ? En effet l’école s’inscrit, elle

23 À l’école française, et en particulier dans les milieux multilingues, je fais aussi avec d’autres l’hypothèse que des propositions de ce type favorisent un bilinguisme additif en faisant des ponts entre l’école et la famille (Hélot, 2016; Young et Mary 2016 ; [30*]). Je cherche à les décliner en termes didactiques pour travailler les savoirs disciplinaires dans la classe avec tous les élèves, indépendamment de leur niveau de langue (voir ici même chapitres 3, 4, 5).

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aussi, dans des rapports de domination auxquels elle participe en fondant sa légitimité sur la transmission de savoirs qui ne se réalisent qu’en une seule langue légitime : « Tout le système d’éducation est une manière politique de maintenir et de modifier l’appropriation des discours, avec les savoirs et les pouvoirs que ceux-ci charrient avec eux » (Foucault, 1971 : 14).

Au vu du clivage entre un bilinguisme d’élite mythifié (qui s’enorgueillit de compétences unilingues doubles) et un bilinguisme ordinaire (qui s’appuie sur un répertoire plurilingue et des pratiques translingues), je propose de considérer sous des angles différents les couples unilinguisme / monolinguisme et trans-linguistique / plurilinguisme pour envisager les idéologies langagières :

L’utilisation du couple « monolingue/plurilingue » est redoutable : concerne-t-il les compétences linguistiques (connaitre, parler plusieurs langues) ou une culture qui s’accommode et/ou revendique la pluralité, et donc est susceptible d’en créer là où un autre peut n’y voir qu’unimodalité (avoir tendance à envisager le monde comme unimodal ou plurimodal) ? C’est probablement la tension entre ces deux tendances qui est pertinente. (Robillard, 2008 : 20)

Mes travaux sur les pratiques et idéologies langagières en Éthiopie et à l’école française m’amènent à penser que les pratiques langagières translingues (dans les contextes plurilingues) ou plurinormées (dans les contextes monolingues) peuvent être le signe de pratiques résistantes locales, émergeant au sein des idéologies dominantes (plurilingues ou monolingues) [7* ; 8* ; 10* ; 12* ; 13* ; 21 ; 30* à par.]. Autrement dit, il me semble possible (et nécessaire) de faire l’hypothèse qu’elles sont aussi des signes d’une certaine liberté au sein des rapports de domination étudiés par la sociolinguistique critique24.

À l’école française aujourd’hui, l’hétérogénéité des pratiques constitue aussi un écart, une résistance, et un risque. La sociolinguistique contribue à identifier les tensions interactionnelles, mais seuls pourtant les travaux menés en didactique des langues s’emparent des enjeux d’appropriation25 avec une visée compréhensive et politique au

24 Ces questions s’actualisent différemment selon les lieux interactionnels. De nombreuses études portent aujourd’hui sur les milieux professionnels (Duchêne et Heller, 2011). Je n’ai pas exploré cette voie mais c’est une perspective de recherche pertinente qui peut offrir un contraste fécond avec les contextes éducatifs.

25 Je considère les processus d’appropriation langagière comme une dynamique constituée par l’ensemble des expériences de l’enfant/élève/apprenant. L’expérience scolaire y participe pleinement, et en

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bénéfice des élèves (Dabène L., 1994 ; Chiss, 2008 ; Beacco, 2013 ; Hélot et Erfurt, 2016 ; Castellotti, 2017). C’est la raison pour laquelle j’envisage la sociolinguistique et la didactique comme deux lieux scientifiques propres, dont les cadres de référence, distincts, sont aussi dialectiques : chaque approche est complémentaire pour comprendre comment s’articulent les dynamiques globales et locales à l’école et, alors en tirer des perspectives didactiques.

L’option méthodologique est de pouvoir situer à la fois le terrain et son propre positionnement au sein des processus idéologiques, de façon à gérer autant que faire se peut les biais propres aux idéologies circulant aussi dans les débats scientifiques. La question est donc double : quelles sont ces idéologies langagières dans un contexte donné (macro-) et comment s’articulent-elles aux pratiques ? Sur quelles représentations du langage s’appuient-elles ? Plus avant, qu’est-ce qui les transforme dans un monde marqué par les mobilités sociales, spatiales – et donc langagières ?

Outre la perspective critique développée en sociolinguistique francophone, une sociolinguistique de la mondialisation et de la mobilité propose un champ théorique qui intègre de plain-pied la labilité des pratiques langagières pour interroger de tels phénomènes dans un paradigme de la « superdiversité » (Vertovec, 2007) 26. Mais les contours des pratiques langagières varient selon l’échelle à laquelle on se situe (Lahire, 2001). Il s’agit alors de situer et d’expliciter la démarche en termes de pertinence et non de preuve : la rigueur du qualitatif « se déploie dans un registre "wébérien" de la plausibilité et non dans un registre "poppérien" de la falsifiabilité » (Olivier de Sardan, 2008 : 11).

En effet, chaque focale oriente non seulement le regard du chercheur mais aussi les conclusions qu’il en tire : la sociolinguistique critique cherche à comprendre les processus de domination, le translanguaging fait des choix situés en réponse à ces

particulier l’expérience d’apprentissage : « on ne peut parler d’appropriation que du point de vue de l’apprenant lui-même : c’est l’enfant / élève / apprenant (…) qui s’approprie le langage en tant que moyen pour interagir avec les autres » [10* : 260 ; 22].

26 Dans son étude portant sur la migration en Grande Bretagne, Steven Vertovec montre que la diversité augmente non seulement entre les différents groupes, mais aussi au sein même de ces groupes, phénomène qu’il nomme « diversification de la diversité ». Elle se fonde sur une multitude de facteurs locaux, qui sont connectés par-delà les espaces. Dans ce paradigme, les phénomènes de migration accélèrent de tels processus.

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dynamiques globales, la didactique se penche sur les apprenants dans le cadre de la classe.

1.4A

RTICULER LOCAL ET GLOBAL

:

METHODE ET POSTULAT

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