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Du regard ethnographique à l’intersubjectivité : vers une éthique de la responsabilité

VARIATION LINGUISTIQUE COMME OBJET SOCIAL

1.4 A RTICULER LOCAL ET GLOBAL : METHODE ET POSTULAT INTERPRETATIF POUR MES TRAVAUX SOCIOLINGUISTIQUES

1.4.1 Du regard ethnographique à l’intersubjectivité : vers une éthique de la responsabilité

Une approche macro- des phénomènes tend à montrer l’impact des dynamiques sociales sur les individus en termes de produits ; une approche micro- a, à l’inverse, pour

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conséquence de mettre en valeur les négociations et stratégies des interactants en termes de productions. À cet égard la proposition de Blommaert pour théoriser des ordres d’indexicalité (et plus généralement celle d’une sociolinguistique critique) est prometteuse. Cependant, les jeux d’échelles se doublent généralement d’une différence d’approche, entre analyses quantitatives probabilistes et études qualitatives ouvrant des possibles. Le chercheur en sciences humaines gagne à considérer les régimes de vérité sur un mode complémentariste. Cela implique qu’il explicite le lieu depuis lequel il parle (Lahire, 2001 : 398), et qu’il traite de l’écart comme un objet scientifiquement fécond, parce qu’altéritaire :

C’est en rouvrant de l’écart et de la distance que l’on peut faire surgir de l’autre, qui ne soit donc pas collé à soi, annexé ou même « aliéné » par soi, parce qu’indexé sur soi, mais qui en soit détaché : qui ne soit pas seulement la projection ou la modification de soi, mais qui puisse effectivement se constituer en « autre » et, par la suite, s’établir en vis-à-vis. (Jullien, 2012 : 72)

En initiant une « ethnographie de la communication », John J. Gumperz et Dell H. Hymes (1972) ont forgé à la fois un objet d’étude (les interactions afférant aux situations de communication) et des éléments de méthode pour appréhender les situations de communication (indices de contextualisation au sein de situations-clefs, répertoires verbaux). Ils postulaient que les phénomènes identifiés disaient quelque chose de relations sociales plus globales (Gumperz, 1992 : 43). Ils ont largement essaimé en sociolinguistique, en particulier dans mes travaux. La première difficulté consiste à décider des « situations-clefs », la seconde tient à la nature des indices, dont on suppose l’existence à partir des ratés de la communication mais aussi à partir de leur tissage. Ces indices sont plurisémiotiques, l’interprétation ne fonctionne qu’à partir d’éléments donnés par les participants eux-mêmes (Gumperz, 1989a). Pourtant, malgré le flou de ces indices, John J. Gumperz et Dell Hymes identifient par cette méthode une hétérogénéité langagière qui « sert des fonctions communicatives importantes en signalant les attitudes des interlocuteurs et en fournissant des informations sur les identités sociales des locuteurs » (Gumperz et Hymes, 1972 : 13).

Je cherche pour ma part à identifier des situations-clefs (représentatives), dans lesquelles j’isole des indices de contextualisation interprétables selon une modalité intersubjective. Je considère que la singularité des observations empiriques informe

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quant aux dynamiques plus globales sans pourtant les résumer, ce qui implique un risque interprétatif à étayer. Je mobilise des données quantitatives qui peuvent réduire les biais possibles dans l’interprétation, sans jamais les annuler tout à fait. J’ai

tenté de faire varier les échelles et les méthodes d’analyse pour ce qui concerne le plurilinguisme à Addis-Abeba [12* ; 14* ; 18 ; 20] ; ces démarches méthodologiques orientent aujourd’hui mes travaux portant sur les situations scolaires en France [13* ; 19* ; 21 ; 25* ; 26 ; 29]. C’est le cas par exemple d’une étude sur les indices d’accrochage d’élèves « allophones » devenus « ordinaires » [19*] puis d’une analyse des pratiques didactiques en classe multilingue [17*]. L’analyse des données quantitatives sur les performances des élèves issus de l’immigration à l’échelle européenne (PISA 2012 notamment), et celles provenant d’observations de terrain sont congruentes : les difficultés scolaires sont favorisées à la fois par les inégalités sociales et par la non prise en compte des besoins spécifiques des élèves. La pratique du français à la maison y contribue dans une moindre mesure. La récurrence de ces résultats dans mes observations ethnographiques oblige cependant à constater que la description savante (pour une éthique de la conviction) ne suffit pas à ouvrir des pistes praxéologiques susceptibles de contribuer à davantage d’équité (pour une éthique de la responsabilité) :

Toute activité orientée selon l’éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées. Elle peut s’orienter selon l’éthique de la responsabilité […] ou selon l’éthique de la conviction […]. Cela ne veut pas dire que l’éthique de conviction est identique à l’absence de responsabilité et l’éthique de responsabilité à l’absence de conviction. Il n’en est évidemment pas question. Toutefois il y a une opposition abyssale entre l’attitude de celui qui agit selon les maximes de l’éthique de conviction - dans un langage religieux nous dirions : « Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l’action il s’en remet à Dieu » -, et l’attitude de celui qui agit selon l’éthique de responsabilité qui dit : « Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes ». (Weber, 1963 : 206).

Aujourd’hui il me semble que même si la démarche ethnographique est pertinente pour documenter les pratiques ordinaires (cf. 1.4.2), elle n’est pas suffisante lorsqu’il s’agit de sciences socialement impliquées (ce qui est le cas de la sociolinguistique, et plus encore la didactique à mon sens, j’y reviendrai dans le chapitre 5). Je fais pourtant le pari scientifique qu’il est possible de conjuguer éthique de la conviction et éthique de la

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responsabilité. La question principale qui m’occupe touche à l’interprétation – et à la légitimité - de pratiques langagières plurilingues dans des espaces qui les ignorent. La plausibilité de mes travaux repose donc aussi sur des possibles praxéologiques qui ne peuvent s’envisager qu’en lien avec les logiques propres aux acteurs. C’est la raison pour laquelle je m’appuie de façon désormais beaucoup plus construite sur l’analyse intersubjective des données [28* ; 33 ; 3 com ; 5 com]27, et cherche à prendre en compte les savoirs sociaux dans mes interprétations (Schütz, 1987 : 31-32). Il s’agit là d’une méthode complémentariste « qui démontre, d’une part, que le phénomène en question est à la fois réel et explicable, et, d’autre part, que chacune de ses deux explications est « complète » (et donc valable) dans son propre cadre de référence » (Devereux, 1972 : 13). Cette double perspective (étique et émique) tient compte à la fois de la perception des interactants (émique) et de celle du chercheur (étique) sans hiérarchiser, mais sans les confondre :

Il n’est pas de critères « moraux » communs aux deux univers, ou situés au-dessus d’eux, qui permettraient d’établir une prééminence entre eux, et donc le discours de l’informateur vaut bien celui du chercheur. Mais […] Mais, d’autre part, la posture adoptée face à la connaissance diffère nettement selon qu’on se situe dans le registre scientifique ou dans le registre du sens commun : les objectifs ne sont pas les mêmes, les règles du jeu non plus, de même que les ressources argumentatives, sémiologiques, et empiriques mobilisées (Olivier de Sardan, 2008 : 126)

En effet, dans toute situation de communication les locuteurs mobilisent des catégorisations parfois très éphémères, ou au contraire très robustes dans la communauté, mais qui ont toutes la particularité de faire sens pour les acteurs. Tout en s’appuyant sur ses propres analyses outillées par l’appareil théorique qu’il convoque, le chercheur doit pouvoir les analyser pour traiter de la situation de communication en tant que pratique langagière dynamique qui peut, ou non, être interprétée différemment par les interactants et le chercheur. L’acceptabilité [des interprétations] se construit de par une relation qui favorise à la fois l’émergence d’informations reconnues comme vraies par les participants (l’enquêtrice croit l’enquêté), et des séquences plus argumentatives ou réflexives, traces d’un travail d’ethos de l’enquêté

27 L’enquêté participe aussi de plein droit à la recherche, selon un principe de complémentarité, qui lui donne pleinement la parole en tant qu’interprétant. Ce « double discours obligatoire » (Devereux, 1972) participe du complémentarisme recherché dans une recherche collaborative (cf. 5.4).

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(l’enquêtrice réagit à ce que dit l’enquêté) [25* : 98]. Autrement dit, la démarche critique consiste à éclairer la part idéologique que porte tout discours scientifique sur les langues, et à l’assumer le cas échéant, plutôt que de tenter vainement de s’en extraire au nom d’une objectivité que l’on réfute par ailleurs.

Outre les questions méthodologiques qui en découlent dans mes travaux, je reste vigilante à m’engager dans des projets que j’espère socialement utiles. Je m’oblige à toujours interroger les enjeux des cadres théoriques convoqués et des collaborations initiées, et à en évaluer les bénéfices pour les participants [28* ; 30* ; 33 ; 4 com]. En effet, depuis Gumperz, la sociolinguistique critique s’est dotée d’un cadre marxisant qui me parait difficile à utiliser tel quel pour problématiser la relation éducative en termes sociodidactiques : certes lieu de pouvoir, elle est aussi un espace d’appropriation, et donc d’émancipation possible.

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