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Le virtuel et l’effectif dans la notion de machine de Turing

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Les remarques que l’on vient de faire touchant les rapports des deux traits caractéristiques de l’imitation dans le cas des machines universelles possède une

portée générale dans la mesure où elles permettent de caractériser le comportement de toute machine de Turing. On peut en effet présenter par ce biais un problème de portée générale touchant le comportement de toute machine de Turing, que l’on appelle le “problème de l’arrêt” : peut-on savoir à l’avance si tout calcul aura ou non une fin ? Autrement dit : peut-on réussir, d’un point de vue complètement général, à caractériser dans le virtuel le résultat d’un calcul sans avoir à l’exécuter ? Il s’agit bien d’un problème général parce qu’il permet de tracer des limites à la calculabilité.

Cette question revient en effet à s’interroger sur l’existence d’une machine de Turing (ou d’un algorithme) qui serait capable de résoudre le problème de l’arrêt pour toute machine de Turing sur une entrée (ou “input”) donnée. S’il existait une telle machine, il existerait une machine de Turing capable de connaître globalement le comportement de chaque machine de Turing (c’est-à-dire le résultat de l’effectuation du calcul de la machine : son arrêt ou son absence d’arrêt) à partir de leur aspect local (c’est-à-dire à partir de la simple inspection du contenu de leur table d’instructions). On peut démontrer que la réponse au problème de l’arrêt est négative : une telle machine de Turing, capable de séparer radicalement le champ virtuel de la réception des instructions et le champ effectif de l’effectuation du calcul, n’existe pas.

231. La solution négative au problème de l’arrêt

La démonstration d’une solution négative au problème de l’arrêt ne fait pas intervenir la seconde caractéristique de la machine universelle : on part de l’hypothèse que nous formulions à l’instant, à savoir qu’il peut y avoir une machine qui sépare le virtuel de l’effectif, contrairement à la machine universelle, et on montre qu’elle conduit à une contradiction115.

Problème de l’arrêt :

115 Cette façon de présenter la démonstration est dûe à Minsky. Cf. M. L. Minsky, Computation : Finite and Infinite machines, Prentice-Hall, Inc., Englewood Cliffs, N. J., 1967, p.

147-148.

Y-a-t-il une procédure de décision qui dirait pour chaque machine de Turing T ayant t pour ruban

et pour tout input (liste de symboles) sur ce ruban, c’est-à-dire pour une machine de Turing

quelconque, si la machine s’arrête ou pas ? On raisonne par l’absurde en partant de l’hypothèse qu’une telle procédure existe et on

tente de décrire la machine de Turing qui lui correspondrait, comme le veut la démarche

propre à la “thèse de Turing”

Hypothèse :

Supposons qu’une procédure de décision existe pour toute machine de Turing

Alors la machine de Turing qui lui correspondrait devrait avoir la forme suivante :

On part d’une machine de Turing quelconque T Machine T

Nature de T :

machine de Turing quelconque But de T :

la machine T lit les instructions inscrites sur son ruban t et les exécute Résultat atteint par T :

T parvient ou ne parvient pas à un arrêt selon l’input qui lui est soumis

OUI NON Si T s'arrête

pour t donné Si T ne s'arrête pas pour t donné T écrit en

output :

Le comportement de la machine T peut être imité par une machine capable

d’exécuter la procédure de décision Quelle forme aurait cette machine ?

Machine D

Nature de D :

machine imitante et “décisionnelle”

But de D :

en tant que machine imitante, elle lit son ruban (t, dT), où t est le ruban de la machine T et dt la description de la machine T

Résultat atteint par D :

en tant que machine “décisionnelle”, D s’arrête ou pas selon que T s’arrête ou pas, quelle que soit la machine T ayant t pour ruban.

Dans les deux cas, l’output de D vaut comme décision Description de D ayant t comme input :

t d

Cet ensemble de cases correspond à la partie du ruban de D

contenant l'input t

Cet ensemble de cases correspond à la partie du ruban de D contenant la description (de n° de code "d ") de la

machine T ayant t pour ruban

T

T

OUI NON

et D s'arrête Si T s'arrête pour t

et D ne s'arrête pas Si T ne s'arrête pas pour t

D écrit en output :

Cas particulier :

La machine D fonctionne aussi pour des cas de type (dT, dT) où la partie “input” est égale à la partie

“description de machine”, c’est-à-dire pour un ruban contenant les instructions nécessaires à une description du fonctionnement de T plutôt que pour

un ruban dont l’input permettrait d’exécuter une tâche quelconque.

Les instructions (dT, dT) en input à la machine D rendent possible l’interprétation du fonctionnement

de T comme fonctionnant sur un entier qui est l’explicitation de son propre fonctionnement

Description de D ayant comme dT input :

Cet ensemble de cases correspond à la partie du ruban de D

contenant la description du ruban (de n° de code "d ")

Cet ensemble de cases correspond à la partie du ruban de D contenant la description (de n° de code "dt") des

instructions nécessaires au fonctionnement de T

Du point de vue de l'observateur extérieur

dT dT

T

Du point de vue de la machine D :

Les numéros de code décrivant un ruban et la machine sont les mêmes

OUI NON

et D s'arrête Si T s'arrête pour l'input d

et D ne s'arrête pas Si T ne s'arrête pas pour l'input d

D écrit en output :

T

T

On peut concevoir une autre machine E

qui serait capable d’assurer la

décision sur un seul input dT et non sur (dT, dT)

Machine E

Nature de E :

machine dupliquante et “décisionnelle”

But de E :

En tant que machine dupliquante, quand elle lit l’input dT, elle le duplique en (dT, dT)

Le couple (dT, dT) peut alors servir au fonctionnement de D

Résultat atteint par E :

En tant que machine “décisionnelle”, la machine E parvient à une décision concernant la possibilité de l’arrêt sur un seul input dT :

E s’arrête sur dT si T s’arrête sur dT

et E ne s’arrête pas sur dT, si T ne s’arrête pas sur dT

Description de E ayant dT comme input :

dupliquer D

dT dT dT

E écrit en output :

OUI NON

et la machine (de numéro de code d ) s'arrête sur l'input d

(Si D s'arrête Alors E s'arrête)

et la machine (de

numéro de code d ) ne s'arrête pas sur l'input d(Si D ne s'arrête pas Alors E ne s'arrête pas)

T T T

T

On peut concevoir une autre machine E* semblable à E mais dont l’une des sorties comporte

une boucle qui empêche tout arrêt

Machine E*

Nature de E*:

La machine E* n’est ni imitante, ni dupliquante, ni “décisionnelle”

But de E* : Elle lit dT

Résultat atteint par E* :

E* s’arrête si E ne s’arrête pas sur l’input dT et E* ne s’arrête pas si E s’arrête sur l’input dT

Description de E* ayant dT comme input :

OUI NON Si E ne s'arrête pas Alors arrêt Si E s'arrête

Alors pas d'arrêt

Que se passe-t-il dans le cas

où l’on donne à E* en input sa propre description ? dE* joue le rôle que jouait dT dans le cas précédent

Résultat atteint par E*

avec sa propre description dE* comme input :

Si on donne comme input dE* à la machine E*

Alors E* s’arrête sur dE* ssi E* ne s’arrête pas sur dE*:

Contradiction

Il n’y a donc pas de machine E*, ni de machine E, ni de machine D Il n’y a donc pas de machine “décisionnelle” qui pourrait déterminer,

pour toute machine de Turing sur n’importe quel input, si la machine va s’arrêter ou pas sur cet input.

La démonstration a donc consisté, en jouant sur la différence entre virtuel et effectif, à exhiber une machine pour laquelle une prise de décision serait contradictoire. De ce point de vue, la démonstration a montré que le problème de l’arrêt doit être résolu dans le virtuel et donc qu’il n’est pas soluble. Quel sens

revêt ce résultat quand on cherche à préciser la relation entre les aspects virtuels et effectifs dans la notion de machine de Turing ?

232. Le virtuel et l’effectif dans la thèse de Turing

Maintenant que l’on a montré en quel sens on pouvait concevoir une limite à la calculabilité sur le cas particulier du problème de l’arrêt, on peut préciser les rapports qu’entretiennent le virtuel et l’effectif au sein de la thèse de Turing.

L’étude de ces rapports vont permettre de préciser ce que l’on entend par calcul et par intuition.

232. 1. L’effectivité et la notion de calcul

A quoi reconnaît-on, dans une manipulation symbolique, la présence d’un calcul effectif ?

Notre analyse a montré que, d’un point de vue intuitif, la notion d’effectivité n’était pas liée à l’aspect achevé du calcul : ce n’est pas parce qu’un calcul n’a pas de fin qu’on ne le reconnaît pas en tant que calcul, et ce, ni dans le cas de la notion informelle d’algorithme, ni dans le cas de sa traduction formelle de machine de Turing. En effet, si le concept de calcul ou de procédure effective est psychologiquement intuitionnable même sans arrêt, alors ce n’est pas son caractère entièrement déterminé jusqu’à un arrêt, qui fait, psychologiquement, la force du concept de calculable. Aussi peut-on souscrire à la remarque de Wang Hao qui reproduit l’opinion de Gödel 116:

«Gödel fait remarquer que la notion précise de procédures mécaniques est clairement mise en lumière par les machines de Turing produisant des fonctions récursives partielles plutôt que générales. Autrement dit, la notion intuitive ne requiert pas qu’une procédure mécanique doive toujours s’arrêter ou réussir. Une procédure quelque fois mise en échec, si elle est définie clairement, est encore une procédure, c’est-à-dire une façon bien déterminée de mener à bien une effectuation».

Si ce n’est pas l’aspect achevé qui permet de préciser ce que l’on entend par effectivité du calcul, alors comment caractériser celle-ci ? Comme l’a montré la description des caractéristiques de la notion de machine de Turing, c’est par

116 W. Hao, From mathematics to philosophy, Routledge and Kegan Paul, London, 1974, p. 84.

rapport à un plan d’intelligibilité purement virtuel que l’on parvient à caractériser l’effectivité du calcul. Plus précisément, c’est l’articulation des deux plans où sont manipulés des symboles, l’un virtuel renvoyant à l’intuition du mathématicien -et l’autre effectif - renvoyant à une manipulation finie - qui perm-et de caractériser la notion d’effectivité. C’est cette articulation du virtuel et de l’actuel qui constitue le fond de la thèse de Turing et qui permet d’assurer le passage entre une notion informelle et sa traduction formelle. On peut donc dire que la notion de calcul, telle qu’elle est constituée par l’intuition, permet en retour de caractériser l’intuition comme cette faculté qui se manifeste localement dans l’effectif et globalement dans le virtuel. Cette articulation peut être précisée.

232. 2. L’intuition, entre virtuel et effectif

Notre analyse a permis de dégager cinq traits permettant de décrire les rapports qu’entretiennent les notions d’intuition, d’algorithme et de machine dans le cadre de la thèse de Turing.

Description de l’activité de recherche

Premièrement, la thèse de Turing a posé que la faculté d’intuition est à tout jamais informelle, parce que la notion d’algorithme l’est aussi.

Deuxièmement, la description de la machine de Turing a posé que, pour l’intuition humaine, il y a identité entre la recherche d’un algorithme et la recherche d’une machine.

Il n’y a donc pas de “supériorité” de l’intuition sur la machine : du point de vue de la thèse de Turing, l’idée d’une “supériorité” ou d’une “infériorité” de l’intuition par rapport à la machine n’a d’ailleurs aucun sens puisque la notion de machine est un mode d’expression de l’intuition au même titre que la notion d’algorithme. En revanche, cela ne veut pas dire qu’il faille identifier sous tous les points de vue l’intuition et ses modes d’expression, algorithme ou machine.

Description de l’acte de calcul

Troisièmement, l’acte de calcul est identifié dans l’intuition humaine et dans la machine.

L’acte de calcul est le point de vue sous lequel on peut subsumer l’intuition et la notion de machine. Il faut donc distinguer entre l’activité de recherche d’un algorithme ou d’une machine et l’acte de calcul proprement dit.

De ce point de vue, le fait que l’intuition humaine puisse rechercher des algorithmes et des machines qui leur correspondent alors que la machine ne fait que recevoir des instructions ne doit pas entrer en ligne de compte pour ce qui est de la description de l’acte effectif de calcul.

Caractérisation négative de l’activité de recherche

Quatrièmement, la solution négative au problème de l’arrêt a montré qu’il y avait une impossibilité logique à trouver un algorithme ou une machine pour résoudre le problème en question.

La thèse de Turing apparaît ici de façon négative : il n’y a pas d’algorithme pour résoudre le problème de l’arrêt, donc il n’y a pas de machine, donc la recherche intuitive d’un algorithme ou d’une machine est vouée à l’échec quoi qu’il arrive. L’intuition apparaît ici comme aussi démunie que la machine.

Caractérisation positive de l’activité de recherche

Cinquièmement, la machine de Turing universelle permet de préciser la différence entre acte de calcul et activité de recherche.

Pour ce qui est de l’acte de calcul, le cas de la machine de Turing universelle a montré que tout calcul peut être effectué par une machine unique.

Aussi, de même que le calculateur humain devient à l’occasion un multiplicateur quand le problème qu’il se pose exige d’opérer une multiplication, de même une machine universelle devient multiplicatrice si elle reçoit sur son ruban le numéro

de code d’une machine qui multiplie117. De ce point de vue, il y a identité entre les démarches de l’intuition et de la machine.

Pour ce qui est de l’activité de recherche, selon ce qui a été exposé dans les points 1 et 2, l’intuition humaine est capable de chercher dans le virtuel un algorithme ou une machine alors que la machine universelle en reçoit une description toute faite sur son ruban. Il n’y a donc pas identité entre intuition et machine universelle sur ce point, sans qu’il y ait différence radicale entre elles puisque l’intuition peut se trouver dans un cas où la recherche d’un algorithme ou d’une machine n’aboutirait à rien. C’est donc seulement dans le moment qui va de la recherche d’un algorithme (ou d’une machine) à sa découverte que l’intuition se distingue de la machine, puisque sitôt cette découverte faite, une machine pourrait effectuer le calcul rendu accessible par l’algorithme (ou la machine). Ce moment, entièrement virtuel, ne peut jamais apparaître comme tel puisqu’il ne peut se manifester qu’au sein de l’actualité effective du calcul, c’est-à-dire au sein du domaine où il y a identité entre intuition et machine. C’est ce que remarquait Gödel quand il décrivait les rapports de l’intuition et de la machine en s’appuyant sur qu’il considérait être un résultat absolument démontré concernant leur rapport 118 :

«1. L’esprit humain est incapable de formuler (ou de mécaniser) toutes ses intuitions mathématiques. C’est-à-dire : S’il a réussi à formuler l’une d’entre elles, ce fait lui-même produit une nouvelle connaissance intuitive, par exemple la consistance de ce formalisme. Cet état de fait peut être appelé l’incomplétibilité des mathématiques.

D’autre part, en se fondant sur ce qui a été prouvé jusqu’à maintenant, il reste possible qu’il puisse exister (et même qu’il soit empiriquement possible de découvrir) une machine à prouver des théorèmes qui en réalité soit équivalente à l’intuition humaine mais ne puisse prouver qu’elle le soit, ni même qu’elle puisse prouver qu’elle produise seulement des théorèmes exacts de la théorie finitaire des nombres».

Il reste à montrer, du point de vue d’une théorie de la représentation, que la thèse de Turing possède bien un contenu objectif, c’est-à-dire qu’elle décrit au mieux le concept de calculabilité. Pour ce faire, il faut réussir à montrer la correspondance entre la notion de machine de Turing et d’autres notions

117 J’emprunte l’exemple à J. Mosconi dans J. Mosconi, La constitution de la théorie des automates, op. cit., tome 1, p. 44.

118 Ces réflexions de Gödel furent exposées à la 25ème Josiah Willard Gibbs Lecture qui se tient à Providence le 26 décembre 1950. Elles sont reproduites dans le chapitre “X. 7. Gödel on minds and machines” de W. Hao, From mathematics to philosophy, op. cit., p. 324.

mathématiques permettant également de définir le concept de calculabilité.

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