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Les thèses de Turing

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On trouve habituellement dans la littérature l’expression de “Thèse de Church-Turing” pour désigner l’énoncé qui assigne à la notion intuitive d’algorithme une “traduction” en termes formels. Mais, comme nous allons le voir, malgré l’équivalence formelle des différentes thèses sur la calculabilité, les présentations diffèrent par leur contenu. Ce sont ces différences qu’il faut essayer maintenant de dégager.

331. La thèse de Church

Cette thèse concernant la nature de la calculabilité a une signification directement mathématique parce qu’elle vise la définition d’une classe de fonctions. La “thèse de Church” comme on a pris l’habitude de l’appeler en suivant Kleene, fut énoncée pour la première fois en 1934 puis sous une forme

plus générale en 1936148:

«Nous définissons maintenant la notion, déjà discutée, de fonction effectivement calculable d’entiers positifs en l’identifiant avec la notion de fonction récursive d’entiers positifs18 (ou de fonction -définissable d’entiers positifs). On considère que cette définition est justifiée par les remarques qui suivent, si tant est qu’on puisse fournir une justification positive au choix d’une définition formelle devant correspondre à une notion intuitive.

18 La question de la relation entre la calculabilité effective et la récursivité (à laquelle on propose ici de répondre en identifiant les deux notions) fut soulevée par Gödel dans une conversation avec l’auteur. La question correspondante de la relation entre la calculabilité effective et la -définissabilité avait été indépendamment proposée auparavant par l’auteur.»

On peut donc présenter la thèse de Church comme suit : Thèse de Church :

Ce qui est considéré intuitivement comme calculable est calculable par fonctions récursives ou par fonctions définissables.

L’accent est mis sur la traductibilité des formulations les unes dans les autres, et c’est en se reposant sur cette inter-traductibilité que Church suppose que la notion de calculabilité est identique quelles que soient les différences dans les présentations. Si cette intertraductibilité est avérée, (ce qui est le cas puisqu’elle est démontrable149) il semble qu’il n’y ait plus besoin de se poser des questions sur le caractère nécessairement psychologisant de cette thèse, qui met en rapport une notion intuitive et une notion formelle : on peut considérer la thèse comme une définition conventionnelle, à laquelle il serait toujours possible d’apporter des modifications en temps utile si le besoin s’en faisait sentir, bien que cette éventualité semble fort peu probable, vu la quasi-impossibilité intuitive qu’il y

148 Cf. M. Davis, “Why Gödel didn’t have Church’s Thesis”, Information and Control 54, (1982) qui cite, p. 8, une lettre de Church à Kleene de 1934 et aussi A. Church, “An unsolvable problem of Elementary Number Theory”, American Journal of Mathematics, 58, p. 356, reprint dans [M.

Davis ed., The Undecidable, op. cit.], p. 100 sq. Dans ce texte, la thèse de Church est appelée

“Thèse I”. Kleene parle explicitement de la “thèse de Church” dans S. C. Kleene, Introduction to Metamathematics, North-Holland publ. Co., Amsterdam, 1952, p. 317.

149 Cf. L’idée d’une intertraductibilité, comme le fait remarquer Kreisel, n’a pas été immédiate.

Mais une fois qu’elle a été avancée, elle a permis de dégager ce qu’il y avait de commun à toutes les présentations, à savoir l’idéal calculatoire d’une «rigueur informelle». Cf. G. Kreisel,

“Church’s Thesis and the Ideal of Informal Rigour”, Notre Dame Journal of Symbolic Logic, 28, 4, October 1987, p. 507.

aurait à concevoir un calcul qui serait non-récursif dans le déroulement de ses étapes.

Ce point de vue tend donc à considérer que la démonstration de l’identité des différentes présentations de la notion de calculabilité accrédite la thèse et occulte du même coup le caractère indémontrable de la thèse en question ainsi que le jeu des facultés psychologiques qui président à sa constitution.

On a vu que tel n’était pas la perspective de Turing, puisque celui-ci explicite le rapport aux facultés psychologiques sous-jacentes. Revenons sur la thèse en question.

332. Retour à la thèse de Turing

La thèse de Turing postulait, comme celle de Church, la traductibilité en termes mécaniques de tout algorithme. Elle avait la forme suivante :

Thèse de Turing :

Toute fonction calculable par un être humain en suivant un algorithme peut être calculée par une machine de Turing.

Au vu de la façon dont Turing a présenté le concept de calculabilité par machine de Turing, la thèse peut maintenant s’expliciter en quatre points.

1. La thèse de Turing contient une analogie

La thèse recouvre en fait une analogie sur quatre termes qui peut s’énoncer sous la forme suivante : la notion d’algorithme est à la notion de machine de Turing ce que la faculté d’intuition est au schème mécanique qui s’exprime dans la notion de machine universelle.

La thèse ne décrit donc pas seulement le rapport de traduction possible entre deux notions, algorithme et machine, mais dégage aussi les conditions psychologiques de la possibilité de ce rapport. Elle met ainsi au jour un schème de pensée, le schème mécanique, qui se retrouve identique à lui-même dans tout acte de la pensée calculante. Aussi la thèse de Turing se trouve-t-elle dédoublée de la manière suivante quand on prête attention aux facultés psychologiques qui lui sont sous-jacentes. On a donc le schéma suivant :

Thèse de Turing n° 1

algorithme de calcul machine-a

Thèse de Turing n° 2

Intuition machine-u (schème mécanique) Cette seconde thèse de nature psychologique implique un certain nombre de conséquences touchant la façon de concevoir l’esprit.

2. Les limites de la calculabilité:

L’impossibilité d’une solution positive au problème de l’arrêt a montré que l’application du schème mécanique pouvait rencontrer une résistance. Le domaine du calculable apparaît donc comme ayant des limites. D’un point de vue psychologique, la découverte de ces limites fait prendre conscience de l’existence d’un schème mécanique de pensée. Dès lors, ce schème acquiert une certaine autonomie par rapport à d’autres schèmes possibles et il s’exprime à un niveau général par l’idée d’une machine universelle. Psychologiquement, on a donc tendance à “anthropomorphiser” la notion de machine en lui prêtant une autonomie. On peut énoncer ce fait par le biais d’une analogie : la machine universelle est aux machines particulières ce que le sujet calculant est aux algorithmes. cette analogie repose sur la thèse psychologique suivante :

Thèse psychologique de Turing n° 2.1 :

La mise au jour d’un schème mécanique de pensée repose sur la possibilité d’une identification psychologique à une machine universelle.

Il s’agit bien là d’une thèse psychologique dans la mesure où elle renverse le rapport qui existe entre l’intuition et ce qui n’est que son expression, à savoir la notion de machine, pour faire de la notion de machine une réalité indépendante dans laquelle l’intuition peut ou non s’investir.

3. Le rapport entre intuition et oracle :

Les champs d’application de l’intuition et du schème mécanique sont identiques, mais l’intuition produit des expressions mécaniques dans le virtuel qui ne sont pas toujours actualisables. Cette expression mécanique peut soit être schématisée (actualisée) et elle devient alors une machine-a, soit ne pas l’être et se constitue en machine-o. Dans ce dernier cas, l’intuition apparaît comme un oracle, c’est-à-dire comme une faculté psychologique exprimant le simple souhait d’une mécanisation possible sans que ce souhait puisse s’investir dans une machine réelle. On peut représenter cette conséquence de la thèse de Turing sous la forme du schéma suivant :

Thèse psychologique de Turing n° 2. 2 :

L’existence de nombres inaccessibles par machine transforme l’intuition en oracle, c’est-à-dire oblige le schème mécanique à faire retour sur sa source psychologique conçue comme simple souhait d’une mécanisation possible.

4. Le rapport de l’intuition-oracle au transfini :

Remarquons tout d’abord qu’il y a une théorie et un usage du transfini dans le cadre du modèle de la machine à état discret, contrairement à ce que l’on aurait pu le penser au départ. C’est ce qu’a montré à la fois l’analyse de la calculabilité des réels ainsi que celle de la représentation ordinale de la hiérarchisation des logiques.

Cette théorie du transfini apparaît clairement dans la différence que Turing opère entre ce qu’il appelle machine-a et machine-o, comme le montre le schéma

du paragraphe 31. Ce schéma possède un caractère dynamique et, en tant qu’il institue un certain rapport au temps, il se laisse interpréter en termes psychologiques : dans le cas où le schème mécanique se heurte à une impossibilité (par exemple celle de la mise en liste de toutes les machines non-circulaires) et qu’il ne constitue qu’une machine-o, cette machine-o fait retour vers l’oracle en tant que faculté produisant des expressions mécaniques à jamais virtuelles.

Au vu de ce schéma, on peut se demander s’il n’y a pas ici une parenté avec la façon dont Brouwer et sa postérité intuitioniste constituaient le continu au moyen de la notion de suites de choix libres150. En particulier, la constitution d’une hiérarchie des logiques par le biais de la notion de machine-o qui parvient à effectuer une décision ou qui doit y renoncer en perdant la trace du schème de pensée mécanique ressemble à la notion de stérilisation chez Brouwer qui consiste à arrêter une suite quand on rencontre un “obstacle”, c’est-à-dire une contradiction qui empêche de poursuivre l’engendrement de la suite en question151. C’est pourquoi l’expression employée par Brouwer pour caractériser le continu comme un “milieu en libre devenir” semble pouvoir s’appliquer à la façon dont le transfini apparaît au sein de la théorie générale du schème mécanique tel qu’elle apparaît dans le cadre de la thèse de Turing et ses implications psychologiques.

Une dernière remarque doit être faite concernant la thèse de Turing et son rapport à la thèse de Church. Alors qu’il est relativement aisé de caractériser la thèse de Church comme appartenant au domaine mathématique, il est moins facile de caractériser l’objet sur lequel porte ce que l’on a appelé “les thèses de Turing”.

333. Interprétations des thèses de Turing : mathématique, physique, psychologie

Il est toujours possible d’interpréter la thèse de Turing dans un cadre

150 Cf. I, 1, § 32. Cf. J. Largeault, Intuition et intuitionisme, op. cit., pp. 114 : «[…] le finitisme rendrait les mathématiques soit impossibles soit triviales. Cependant elles sont l’expérience d’une activité de conscience forcément finie. Cela étant, la seule conception tenable de l’infini doit reposer sur l’admission de processsus (de suites) indéterminés».

151 Cf. J. Largeault, Intuition et intuitionisme, op. cit., pp. 113-115.

mathématique comme un équivalent de la thèse de Church : Turing lui-même a montré dans un appendice à “On Computable Numbers …” que cette équivalence était mathématiquement démontrable152. Mais on a vu que la thèse de Turing avait des implications psychologiques que n’avait pas la thèse de Church et que son énoncé tendait même à occulter153. Quand on s’interroge sur la nature de ces implications psychologiques, une interprétation retient particulièrement l’attention : celle du physicien R. Penrose.

Penrose fait remarquer d’une part que c’est bien la maîtrise des nombres réels qui fait le fond du problème de la calculabilité154 et d’autre part que les nombres réels semblent indispensables155 à l’élaboration de toute physique mathématique (qu’elle soit classique ou relativiste) parce qu’ils permettent de définir une géométrie, elle-même au fondement du cadre général spatio-temporel dans lequel des événements physiques peuvent recevoir une détermination. Le continu de l’espace-temps exige donc précisément que soit pris en compte ce type de nombres qui fait l’objet de l’enquête de Turing dans “On Computable Numbers…”.

A partir de cette constatation, la “thèse de Penrose” consiste à dire que l’accès psychologique au non-calculable est l’indice de la nature matérielle de l’esprit. Ainsi le point de vue de Penrose lui permet-il de mener une enquête en termes objectifs sur le terme subjectif de la thèse de Turing : l’intuition. Alors qu’en se limitant au domaine du calculable, le fonctionnement cognitif de l’intuition devenait par le fait même très mystérieux, l’interprétation de Penrose permet, en accordant une réalité physique au non-calculable, d’analyser le

152 Cf. A. M. Turing, (1936), “On Computable Numbers (…)” Appendix “Computability and effective calculability”, dans [M. Davis ed., The Undecidable, op. cit.], pp. 149-151.

153 Cf. Première partie, chapitre 2, § 33.

154 Cf. R. Penrose, The Emperor’s New Mind, Oxford University Press, Oxford, 1989, p. 66.

155 C’est au moins vrai jusqu’à présent. J. P. Delahaye fait remarquer que l’on essaye aujourd’hui de penser directement la physique en termes discrets : «(…) les soucis d’effectivité théorique (les nôtres) et ceux d’effectivité pratique convergent vers ce qui est une des voies les plus prometteuses pour la physique et qui permettra peut-être à terme de résoudre les difficultés épistémologiques graves qu’introduit l’usage du continu en physique.» J. P. Delahaye, “Formalisations mathématiques de la question : Le monde est-il récursif ?”, op. cit., p. 201. Ces recherches sont encore trop programmatiques pour permettre de modifier l’interprétation classique de la physique en termes continuistes. La question au fond du débat porte sur la nature de la géométrie dont il n’est pas impossible qu’elle puisse se concevoir au sein d’un univers discret. Cf. pour ce débat, J.-M. Salanskis, L’herméneutique formelle, CNRS, Paris, 1991, p. 187-191.

fonctionnement cognitif de l’intuition en termes objectifs. Il lui paraît alors possible de rendre compte du fonctionnement cognitif de l’intuition en essayant de comprendre comment s’articule, en elle, ce qui relève et ce qui ne relève pas de la sphère du calculable. Penrose situe l’articulation en question à un point de passage entre le niveau physique macroscopique et le niveau physique microscopique156; ce point de passage physique lui paraît correspondre de plus à l’articulation dans la nature du niveau de description physique et du niveau de description biologique157.

L’interprétation que Penrose accorde à la thèse de Turing est recevable : dans la mesure où il est question dans “On Computable Numbers…” de la calculabilité des réels et que cet ensemble numérique est bien au fondement de la géométrie nécessaire à l’élaboration d’une physique, il est légitime d’envisager, de la façon dont le fait Penrose, le projet d’une “intelligence artificielle”.

Néanmoins, il nous a semblé qu’il y avait autre chose dans les thèses de Turing qu’un énoncé mathématique et physique parce qu’il nous est apparu que, dès le niveau de description mathématique et logique de la thèse de Turing, il était nécessaire de faire intervenir un niveau de description proprement psychologique.

Comment dès lors interpréter le fonctionnement cognitif de l’intuition, ou, pour reprendre les termes de Turing, de “l’intuition-oracle”, tout en accordant à la sphère psychologique une autonomie ? C’est en effet en récusant au psychologique un niveau de description autonome que Penrose parvient à analyser en termes objectifs le fonctionnement cognitif de l’intuition. Si, au contraire, on accorde au psychologique un niveau de description autonome par rapport à celui de la physique et de la biologie, comment réussir à penser leur articulation ?

Ce point de vue consiste à tenter de montrer que le continu, outre sa signification mathématique, géométrique et physique, paraît devoir revêtir

156 Cf. R. Penrose, “On Physics and Mathematics of Thought” in [The Universal Turing machine, R. Herken ed., Oxford University Press, 1988], p. 519, dans lequel il prend l’exemple de la rétine du crapaud capable de réagir à un niveau macroscopique à l’action d’un seul photon.

157 Il remarque par exemple que des organismes unicellulaires comme les paramécies sont dépourvus de système nerveux et sont cependant capables d’assurer leur contrôle moteur. Si l’on identifie le système nerveux à un système de traitement computationnel des informations en provenance de l’extérieur, alors, le contrôle moteur des paracémies ne peut pas être opéré par le biais d’un calcul. Cf R. Penrose, “Computability and Human Understanding”, conférence faite au Department of Continuing Education, Oxford, le 6 juin 1993.

également une signification psychologique spécifique. C’est ce que notre dernier chapitre a tenté d’établir au sein des écrits mathématiques et logiques de Turing et c’est cette signification psychologique que nous allons tenter de mettre au jour dans la deuxième partie en nous reposant sur d’autres textes de Turing. Le concept de continu apparaît alors comme un “fil d’Ariane” susceptible de mettre en rapport l’aspect physique et mental de la notion d’esprit et de circonscrire, par ce biais, l’objectivité propre au projet de l’intelligence artificielle. C’est ce que nous allons essayer de voir dans la seconde partie, intitulée “La logique dans la psychologie” et qui va consister à comprendre dans quelle mesure une analyse en termes logico-mathématiques peut rendre compte du niveau de description psychologique.

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Deuxième partie

La logique dans la psychologie

«On pourrait, en interviewant les scientifiques, recueillir de nombreuses données sur la fascination qui sous-tend leur travail de recherche. L’interprétation de ces données serait délicate mais permettrait peut-être une meilleure compréhension psychologique du processus de découverte scientifique. Les savants atteints de folie ou de sénilité seraient particulièrement intéressants à étudier, à cause de la plus grande transparence de leurs motivations».

David Ruelle, Hasard et chaos, p. 277, note 2.

Introduction

L’investigation psychologique que nous allons mener dans cette deuxième partie exige un autre type d’intelligibilité que l’investigation formelle menée dans la première. Pourquoi ? Il faut, pour le comprendre, situer les acquis de la première partie dans la perspective d’une théorie de la psychologie.

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