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La calculabilité et les nombres réels

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Comme on vient de le remarquer, Turing, en se posant la question de savoir comment préciser la notion de calculabilité, se place d’emblée dans le système des nombres le plus général, celui des nombres réels. Le problème qu’il aborde peut, en première analyse, s’exprimer sous la forme de la question suivante : comment réussir à caractériser par le calcul une collection infinie ? Plusieurs cas doivent être distingués.

111. Position du problème

126 Comme le remarque très fermement A. Hodges, le concept de machine de Turing dépasse largement le cadre technique du problème de la décision tel qu’il avait été posé par Hilbert :

«L’essence du résultat de Turing fut la découverte d’un concept ayant une application en logique et qui avait ses racines dans des idées se trouvant hors du champ des mathématiques». A. Hodges,

“Alan Turing and The Turing Machine” in [The Universal Turing machine, R. Herken ed., Oxford Science Publications, Oxford University Press, 1988], p. 5.

Dans le cas des entiers naturels, on possède à la fois la représentation d’exemplaires particuliers de nombres comme 1, 3 ou 7 et une opération, l’opération successeur, qui permet de former un entier naturel quelconque127.

Dans le cas des nombres réels, on possède la représentation d’exemplaires particuliers de ces nombres comme 2 ou  mais on ne possède pas d’opération qui permettrait de caractériser un nombre réel quelconque128. La notion de nombre réel quelconque fait donc difficulté parce qu’il semble qu’il n’y a aucun moyen de caractériser de façon homogène tous les nombres réels. C’est cette difficulté qui rend nécessaire la distinction du continu géométrique et du continu arithmétique : dans le cas de la droite géométrique en effet, tous les points qui la composent sont génériquement homogènes alors que ce n’est pas le cas des nombres réels, puisque seuls certains d’entre eux sont accessibles par le calcul. Une question qu’il paraît naturel de se poser est donc celle des moyens grâce auxquels on peut circonscrire, parmi la classe des nombres réels, ceux qui sont accessibles par le calcul. C’est cette question qui définit la problématique générale de la notion de calculabilité telle qu’elle est envisagée par Turing.

112. Analyse du problème

Une fois que l’on a réussi à se former la représentation d’un exemplaire de nombre réel par le biais d’une intuition géométrique (c’est le cas par exemple de 2 ou ), comment peut-on l’approcher par le biais du calcul ? La caractérisation d’un nombre réel peut être introduite de plusieurs façons129, mais nous nous limiterons à celle qui aborde l’introduction des nombres réels par le biais de leur

127 Cf. J. Largeault, Intuition et Intuitionisme, Vrin, Paris, 1993, pp. 90-91.

128 La définition d’une opération permettant de caractériser les réels est la difficulté majeure de l’arithmétique transfinie dont l’opération fondamentale serait celle de mise à la puissance. Cf. K.

Gödel, “What is Cantor’s continuum problem ?”, Bull. Am. Math. Soc., vol. 58, 1952 et dans [P.

Benacerraf et H. Putnam, Philosophy of mathematics, CUP, Cambridge, 2nd edition, 1983], traduction française dans [J. Largeault éd., Intuitionisme et théorie de la démonstration, op. cit.], pp. 516-517 : «Ainsi le problème du continu se révèle être une question issue de la “table de multiplication” des nombres cardinaux, à savoir le problème d’évaluer un certain produit infini (en fait le problème non-trivial le plus simple qui puisse se trouver dans cet ordre d’idées)».

129 Il y en a au moins cinq : (1) par des emboîtements d’intervalles d’extrémités rationnelles; (2) comme classes d’équivalences de suites de Cauchy; (3) par des coupures dans les rationnels; (4) par des développements infinis de fractions décimales ; (5) de façon intuitionniste, comme déploiement finitaire conçu comme species de suites convergentes de nombres rationnels. Cf. J.

Largeault, Intuition et Intuitionisme, op. cit., pp. 149-151.

développement décimal, parce que c’est celui que privilégia Turing pour rendre compte de la notion de calcul et que c’est son optique qui fait l’objet de notre analyse.

Tout nombre réel est caractérisé par son développement décimal mais il n’est pas toujours possible de définir ce développement par le biais d’une équation. Seuls les nombres réels qui peuvent être définis par des équations algébriques ou transcendantes peuvent être exprimés par leur développement décimal. En général, le développement décimal d’un nombre réel n’est ni fini ni périodique, contrairement à celui des nombres rationnels; mais dans le cas où l’on peut déterminer une suite définie de manière effective qui converge vers le nombre réel en question, on peut à bon droit considérer que ce nombre réel est calculable. Le développement décimal peut alors être donné par une formule permettant de calculer le nombre, c’est-à-dire d’un algorithme de calcul. Par exemple,  peut être défini par “= 4 (1- 1/3 + 1/5 - …)”. En se donnant un temps infini, il devient en droit possible de calculer les unes après les autres les décimales du développement de . Le caractère infini du développement décimal fait qu’en pratique, il est exclu de calculer des places de décimales trop grandes, mais qu’elles restent en droit calculables.

La notion de machine de Turing représente, comme on l’a vu au chapitre précédent, l’analogue formel de la notion d’algorithme telle qu’elle est évoquée ici à propos du cas de . Cependant, la notion d’algorithme et sa contrepartie formelle peuvent être envisagées sans que soit évoqué le cas particulier du calcul d’un nombre réel. Bien plus, le cas du calcul de l’image d’un nombre réel par une fonction calculable est en fait plus complexe que le cas le plus immédiat, à savoir celui de la définition d’une fonction calculable sur des entiers. Turing lui-même remarque au paragraphe 10 de “On Computable Numbers …” :

«Nous ne pouvons définir les fonctions calculables d’une variable réelle, puisqu’il n’y a pas de méthode générale permettant la description d’un nombre réel, mais nous pouvons définir une fonction calculable d’une variable calculable».

Pourquoi Turing a-t-il choisi le cas du calcul des nombres réels alors qu’il aurait pu envisager le cas plus simple du calcul des fonctions d’entiers ?

113. Démarche suivie par Turing

En fait, le cas du calcul d’un nombre réel est particulièrement expédient pour le but que s’est fixé Turing et qui est de parvenir à définir la notion de calculabilité. On sait en effet depuis Cantor, grâce en particulier à son argument de diagonalisation, que les nombres réels sont en nombre infini non-dénombrable130. Or, pour parvenir à tracer des limites à la calculabilité, il faut réussir à trouver un cas où celle-ci est prise en défaut. De ce point de vue, le cas des nombres réels s’impose naturellement puisque l’on est assuré a priori que certains nombres réels échapperont toujours au calcul131. De ce point de vue, Turing ne fait que suivre une tradition courante depuis Cantor et que l’on retrouve ensuite chez Richard132. Comme Turing fait usage de l’argument de Richard133 en l’adaptant au problème qui est le sien, il est assez naturel qu’il se place du même point de vue que lui, à savoir celui de l’accessibilité à l’ensemble numérique des réels.

Pour réussir à cerner au mieux la notion de calculabilité, il faut donc réussir à produire un résultat d’impossibilité, c’est-à-dire un cas négatif où les limites du calcul sont atteintes. Ce cas, c’est le problème de l’arrêt. Une fois en possession de ce résultat, il est possible de rabattre sur lui la question de l’Entscheidungsproblem, si l’on parvient à montrer que la solution positive à

130 Cf. G. Cantor, “Sur une question élémentaire de la théorie des multiplicités” (1892), Jahresbericht der Deutschen Mathematiker-Vereinigung, vol. 1, pp. 75-78, traduction française dans [Logique et Fondement des mathématiques, Anthologie (1850-1914), F. Rivenc et P. de Rouilhan dirs., op. cit.], pp. 200-203.

131 C’est pourquoi R. Gandy peut déclarer : «Turing considère les “nombres (réels) calculables”;

en fait, ce qu’il considère sont les fonctions calculables totales avec argument positif entier ayant pour valeur 0 ou 1. Il commence son analyse détaillée (dans “On Computable Numbers…” pp.

249-258) par dire : “L’enjeu véritable est la question “Quels sont les processus possibles qui peuvent être effectués dans le calcul d’un nombre réel ?”. Il y a une différence significative entre cette question et la question (“Qu’est-ce qu’une fonction calculable ?”) que d’autres auteurs se posent. Turing s’est pour ainsi dire placé lui-même dans la bonne direction». R. O. Gandy, “The Confluence of Ideas in 1936” in [The Universal Turing machine, R. Herken ed., op. cit.], p. 80.

132 Cf. Richard J., “Les principes des mathématiques et le problème des ensembles”, (1905), Revue générale des sciences pures et appliquées, 16, 541, republié dans [Logique et Fondement des mathématiques, Anthologie (1850-1914), F. Rivenc et P. de Rouilhan dirs., Payot, Paris, 1992], pp. 271-275.

133 Notons qu’il n’en fait qu’indirectement usage puisque Turing ne fait pas référence à Richard mais, au § 8 de “On Computable Numbers …”, au livre de Hobson, Theory of Functions of a Real Variable (2nd edition, 1921), qui le décrit.

l’Entscheidungsproblem exigerait de résoudre positivement le problème de l’arrêt.

Comme la solution au problème de l’arrêt est négative, on en déduit qu’il faut répondre négativement à la question de l’Entscheidungsproblem. Telle est la démarche adoptée par Turing dans “On Computable Numbers …” au dernier paragraphe de l’article (§ 11).

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