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Le point de vue logique adopté par Turing

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C’est en effet en abordant des questions d’ordre strictement logique que le problème de la nature de la psychologie réapparaît dans l’œuvre scientifique de Turing. Remarquons toutefois que, dès “On Computable Numbers …”, Turing a adopté une perspective strictement logique en vue d’appliquer le résultat du problème de l’arrêt à l’Entscheidungsproblem sans apporter de modifications à sa conception de la psychologie. Turing expose ainsi cette “application” :

«Je propose donc de montrer qu’il ne peut y avoir de procédé général pour déterminer si une formule donnée du calcul fonctionnel K est démontrable, c’est-à-dire qu’il ne peut pas y avoir de machine à qui l’on aurait fourni une de ces formules quelconques U et qui finirait par dire si U est ou non démontrable».

Du point de vue de la théorie de la psychologie, l’application du problème de l’arrêt au cas de l’Entscheidungsproblem n’apporte rien de nouveau si ce n’est que la notion de machine universelle n’y apparaît pas. Ainsi Turing montre-t-il

142 Ce ne sera plus le cas en 1950 quand Turing écrit “Computing Machinery and Intelligence”, comme nous le verrons dans la deuxième partie.

directement en quelque sorte, que le cas de la démontrabilité des formules du calcul des prédicats exigerait de posséder cette machine “décisionnelle” dont on a montré qu’elle faisait nécessairement défaut.

En revanche, le cas de “Systems of Logic based on Ordinals” apporte, dans un contexte proprement logique, des précisions sur le contenu d’une théorie de la psychologie, parce que Turing essaye d’y préciser ce qu’il faut entendre par faculté d’intuition. On avait décrit l’intuition comme la faculté capable de reconnaître une identité dans ce qui se donne au départ comme sans ordre. On avait remarqué à ce propos que la différence entre le fini et l’infini, pour ce qui est du nombre des éléments pris en considération, était une simple question empirique. C’est cette idée qui se trouve exploitée dans “Systems of Logic based on Ordinals”, dans lequel Turing montre comment articuler procédure mécanique et récurrence transfinie :

«Le célèbre théorème de Gödel 1931 montre que, d’un certain point de vue, tout système de logique est incomplet, mais il indique en même temps les moyens par lesquels on peut obtenir à partir d’un système L de logique un système L’ plus complet. En répétant le processus, nous obtenons une suite L, L1 = L’, L2 = L’1, … chacun plus complet que le précédent. Une logique L peut être alors construite dans laquelle les théorèmes démontrables sont la totalité des théorèmes démontrables à l’aide des logiques L, L1, L2,

… En procédant de cette façon, nous pouvons associer un système de logique avec un ordinal constructif quelconque. On peut se demander si une suite de logique de ce type est complète au sens où à un problème A quelconque correspond un ordinal  tel que A est démontrable au moyen de la logique L».

Le fait que l’on puisse étudier une succession de systèmes axiomatiques indexés sur certains ordinaux transfinis est encore une manifestation du pouvoir propre à l’intuition : à l’aspect proprement mécanique lié à l’application des règles et des axiomes, on doit ajouter la possibilité d’opérer une récurrence transfinie en reconnaissant dans un ordinal une notation susceptible de pouvoir représenter une logique donnée. A titre d’exemple, Turing aborde au paragraphe 10 la question d’un équivalent à l’hypothèse du continu de Cantor, selon laquelle il y a une correspondance bi-univoque entre l’ensemble P() des sous-ensembles de  et l’ensemble de tous les ordinaux plus petits que le premier ordinal non-dénombrable 1. Turing prend comme équivalent à l’ensemble P() l’ensemble des suites calculables de 0 et de 1 (correspondant aux réels calculables) ou

l’ensemble des Nombres Descriptifs des machines qui calculent les suites calculables, tout en faisant remarquer que son choix est arbitraire. Comme équivalent à 1, il prend le plus petit ordinal non-constructible 1CK. Turing montre qu’on ne peut pas établir de correspondance bi-univoque entre ces ensembles parce qu’on ne peut pas trouver de fonction calculable qui calculerait la correspondance en question. Il ne s’agit, pour Turing, que d’un exemple puisque, comme il le fait remarquer lui-même, ce résultat «n’a pas d’intérêt réel pour ce qui est de l’hypothèse du continu classique».

On remarque qu’en essayant de déterminer ce qu’il faut entendre par intuition, Turing ne tente pas de sortir du cadre théorique qui est le sien et qui est celui de la thèse de Turing. Plus précisément, bien qu’il reconnaisse que la faculté d’intuition ne peut pas être définie par le biais de la notion de machine, il ne cherche pas à la situer au-delà du mécanique. Aussi, même lorsque Turing tente de concevoir en quel sens il serait possible de contourner les limitations internes des axiomatiques en utilisant la possibilité d’engendrer des systèmes non-dénombrables d’axiomes, est-ce bien par rapport au calcul que la notion d’intuition peut prendre un sens déterminé143. En ce sens, l’idée même d’une faculté d’intuition du non-dénombrable ne vise absolument pas à mettre à mal la théorie de la calculabilité élaborée antérieurement par Turing parce que c’est toujours le même ressort identitaire qui est utilisé dans le cas des logiques ordinales. L’utilisation du transfini a au contraire pour effet de transformer cette théorie en faisant évoluer le concept même de calculabilité qui, de notion absolue devient relative au système axiomatique envisagé144. Dès lors l’intuition, toute

143 Remarquons de ce point de vue que Gödel faisait peut-être un mauvais procès à Turing quand il l’accusait d’avoir commis «une erreur philosophique» dans “On Computable Numbers …” § 9, consistant à ne pas avoir suffisamment étudié la possibilité d’une convergence transfinie d’axiomatiques limitées, puisque cette possibilité définit en partie le projet de “Systems of Logic based on Ordinals”. Cf. K. Gödel, “Some Remarks on the Undecidability Results”, 1972a, reproduit dans K. Gödel, [Collected Works, t. II, Oxford University Press, Oxford, 1990], p. 306.

J. Webb fait une remarque du même type dans son introduction au texte de Gödel, ibidem, p. 298, note w : «(…) l’hypothèse de finitude de Turing est parfaitement compatible avec un point de vue

“dynamique” sur l’esprit».

144 C’est ce que fait remarquer S. Feferman dans S. Feferman, “Turing in the Land of O(z)”, dans [The Universal Turing Machine, R. Herken ed., Oxford University Press, 1988], p. 127 : « Là [dans cet article] Turing s’attaqua de façon tout à fait systématique à l’idée naturelle consistant à essayer de dépasser l’incomplétude gödelienne des systèmes formels au moyen de principes d’itération transfinie qui serviraient à dépasser localement l’incomplétude».

non-mécanique qu’elle soit dans l’absolu, se manifeste-t-elle cependant dans la sphère du calcul qu’elle ne transcende relativement que par degrés. Aussi n’a-t-elle de sens que dans le rapport qu’n’a-t-elle entretient à la sphère du calcul, seule habilitée à représenter ce que l’on entend précisément par procédure bien définie.

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