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Deuxième étape de la constitution du concept universel d’intelligence : la question de l’imitation

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Dans la deuxième étape de la constitution de la notion d’intelligence en concept universel, celle qui consiste à ne prendre en considération que les

messages dactylographiés rédigés par les participants au jeu, on postule une identité entre l’imitation mécanique et l’imitation ludique. C’est en effet la notion d’imitation qui permet de construire une analogie entre le formalisme de la machine de Turing et le jeu de l’imitation : il y a le même rapport entre une machine universelle de Turing et une machine de Turing particulière qu’entre la définition générale de l’intelligence et un type particulier d’intelligence (comme l’intelligence humaine). Plus précisément, l’interprétation formaliste établit une analogie entre la façon de programmer une machine de Turing et la façon de poser des questions au jeu de l’imitation.

On peut en effet interpréter les dialogues du jeu de l’imitation comme les manifestations d’une relation entrée / sortie : l’interrogateur inscrit des données en entrée (ses questions) et les joueurs émettent des réponses (en sortie). Le jeu de l’imitation constitue alors une boite noire, qui, en tant que telle, est modélisable par le biais du modèle de la machine de Turing188 : cette interprétation justifie donc le projet de l’intelligence artificielle qui voit dans le modèle de la machine de Turing le moyen de caractériser l’intelligence. Dans cette analogie, l’interrogateur est semblable à un programmeur qui, au départ, introduit en entrée les données à traiter par la machine. Les joueurs font office de table d’instructions pour la machine en question : de même que la table d’instructions est constituée par le couple (symbole lu; état interne) de même, à la lecture des questions reçues, chaque joueur réagit selon son propre état interne et propose en sortie une réponse, c’est-à-dire un résultat. L’interrogateur-programmeur prend alors une décision concernant la vérité ou la fausseté des deux résultats proposés et introduit de nouvelles données en entrée sous forme d’une question.

La décision que doit prendre l’interrogateur-programmeur revient à faire un choix entre deux résultats. Ce choix doit-il être motivé ou peut-il être aléatoire ? C’est la nature de la stratégie à employer par l’interrogateur-programmeur, stratégie d’omniscience ou stratégie pragmatique, qui fait ici question. La stratégie employée ne peut plus être une stratégie pragmatique,

188 Cette interprétation du jeu de l’imitation est décrite par Pierre Wagner dans P. Wagner, Machine et pensée : l’importance philosophique de l’informatique et de l’intelligence artificielle, thèse de doctorat de philosophie de l’Université Paris-I, janvier 1994, pp. 42-43.

puisque les manifestations d’intelligence, quelles qu’elles soient, sont censées être toutes explicables sans faire référence à une psychologie humaine spécifique.

C’est la stratégie d’omniscience qui doit permettre de rendre compte des bluffs que pourraient formuler l’interrogateur et les joueurs.

L’analogie formaliste entre le jeu de l’imitation et le mode de fonctionnement d’une machine de Turing, analogie qui constitue la deuxième étape de la constitution de l’intelligence en concept universel, vaut-elle à la fois pour le premier et le deuxième jeu ?

Dans le cas du premier jeu, la question est de savoir si la différence des sexes a bien été écartée. On a vu que celle-ci ne pouvait être écartée que si la décision concernant la fin de la partie était repoussée à l’extérieur du jeu sur la personne d’un arbitre potentiel. Qu’en est-il alors de cet arbitre et de sa prise de décision ?

Comme on l’a déjà remarqué, la nécessité de postuler un arbitre extérieur au jeu qui prenne la décision d’arrêter la partie et de déclarer l’échec de l’interrogateur pour le cas où celui-ci ne parviendrait pas à distinguer l’homme de la femme ou la femme de l’ordinateur exige finalement que ce point de vue extérieur soit, à la fin d’une partie de jeu n°2, occupé par une machine. En effet, ce que vise le jeu de l’imitation, c’est bien à convaincre le lecteur qui observe de l’extérieur une partie que la différence entre être humain et ordinateur du point de vue de la notion d’intelligence est illusoire et qu’il s’agit de dépasser cette opposition. Or comme le lecteur occupe la position d’arbitre à l’extérieur du jeu, la disparition de cette illusion consiste précisément à ce que le jugement du lecteur ne se distingue plus de celui d’une machine. Deux machines doivent donc être prises en considération dans le deuxième étape de la constitution de la notion d’intelligence en concept universel : la machine interne au jeu qui remplace l’homme et la machine externe au jeu qui doit finir par remplacer le lecteur.

Comment caractériser ces machines ?

Selon l’analogie formaliste, c’est en se référant à la typologie des machines de Turing qu’il devient possible de caractériser avec précision les machines du jeu. Plus précisément, on peut réussir à décrire les machines mobilisées par le jeu

quand on fait référence à la démonstration du problème de l’arrêt dans sa présentation canonique telle qu’on l’a exposée plus haut 189.

La machine interne au jeu est en effet comparable à la machine E de la démonstration standard du problème de l’arrêt : ici la machine E duplique les instructions que l’on suppose être celle de l’homme et présente ses réponses en sortie à l’interrogateur. Cette machine E peut être imitée par une machine-a et donc aussi par une machine-a universelle. Elle peut donc être décrite par un ordinateur digital, comme Turing le souligne dans la description du jeu de l’imitation. Pour réussir à remplacer l’homme, il faut donc être capable d’imiter ses réponses et ses bluffs. Il y a donc bien ici, comme pour le cas du concept d’imitation, une extension métaphorique du concept d’imitation qui s’applique non plus à l’imitation de la table d’instructions d’une machine de Turing comme dans la théorie de la calculabilité mais à l’imitation des réponses dactylographiées de l’homme, interprétées comme des résultats des instructions d’une table de machine de Turing.

Pour ce qui est de la machine externe au jeu, celle que devient le lecteur-arbitre, de quel type de machine s’agit-il ? Cette machine doit, au vu des questions et des réponses dactylographiées interprétées comme les résultats des instructions d’une table de machine de Turing, parvenir à une décision quant à l’échec de l’interrogateur. En fait, la machine qu’il est nécessaire de postuler est celle que l’on a déjà rencontré dans la démonstration standard du problème de l’arrêt, la machine E*, qui s’arrête si E ne s’arrête pas sur l’entrée (description de la machine quelconque T) et qui ne s’arrête pas si E s’arrête sur l’entrée (description de la machine quelconque T). En effet, le lecteur-arbitre doit prendre mécaniquement la décision inverse de celle de l’interrogateur.

Mais on sait que, finalement, cette machine E* était impossible à construire et que c’était pour cette raison que le problème de l’arrêt se résolvait par la négative. Le lecteur-arbitre devrait donc entrer dans un état de perplexité infinie, semblable à celui de l’interrogateur qui ne parvient pas à la bonne décision quant à la question du sexes des joueurs. Pourtant, le lecteur doit bien parvenir à

189 Cf. Première partie, chapitre 2, § 231.

une décision s’il veut opérer cette transformation de lui-même en machine; sans quoi, le jeu de l’imitation n’atteint pas son but qui est de dépasser l’illusion qui a trait à la différence entre les performances des êtres humains et celles des ordinateurs digitaux touchant la notion d’intelligence. La machine extérieure correspond donc exactement du cas de figure de la machine-o, machine capable par des moyens inconnus de parvenir à une décision sans que cette prise de décision soit entièrement mécanique. La machine extérieure doit donc être référée à l’oracle.

On voit donc qu’il y a une deuxième limite à l’analogie formaliste entre

“On Computable Numbers …” et “Computing Machinery and Intelligence”

concernant la notion d’imitation. L’imitation mécanique n’est pas équivalente à l’imitation ludique si l’on en reste au cas des machines-a : il faut réintroduire le cas de figure de la machine-o pour poursuivre intégralement l’analogie. Ce faisant, l’analogie perd tout son intérêt puisqu’elle ne permet plus d’identifier l’esprit à un fonctionnement mécanique au sens strict du terme.

Du point de vue du concept de décision comme du concept d’imitation, l’analogie formaliste entre la démarche de Turing du point de vue de la constitution de la théorie des machines de Turing et du point de vue de la constitution du projet de l’intelligence artificielle promet donc plus qu’elle ne peut réaliser. L’interprétation formaliste présuppose donc la validité de la thèse de Turing sur le cas de la notion d’intelligence alors que cette présupposition suppose résolue la difficulté résidant dans la différence entre machine-a et machine-o.

Curieusement, l’interprétation formaliste est pourtant la plus communément reçue et elle s’est popularisée grâce à une expression qui sert à décrire le jeu de l’imitation : celui-ci est couramment appelé “test de Turing”. Ce test est censé permettre de déceler la présence d’intelligence chez les êtres humains et les ordinateurs. Nous allons essayer de montrer que cette expression est abusive.

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