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La réflexion du plan de l’idéalité et le projet d’intelligence artificielle Cette réflexion du plan de l’idéalité sur lui-même rend en effet possible la

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constitution d’une connaissance formelle de l’acte d’idéalisation et c’est ainsi que nous définirons le projet d’intelligence artificielle. Cette définition permet d’expliquer son projet scientifique concret, que D. Marr décrivait en ces termes 160:

159 On trouve dans l’article de R. J. Nelson des remarques semblables à celles de Poincaré à propos de la thèse de Church : a priori du point de vue méthodologique, elle paraît a posteriori du point de vue mathématique. L’auteur, tout en employant un vocabulaire kantien (il parle en particulier de «jugement analytique a priori») et bien que son analyse s’y prêterait, ne décrit pas la thèse de Church comme un jugement synthétique a priori. Cf. R. J. Nelson, “Church Thesis and Cognitive Science”, Notre-Dame Journal of Symbolic Logic, XXVIII-4, 1987, p. 581-614.

160 Marr D., “Artificial Intelligence : a personal view” dans [D. Partridge et Y. Wilks eds., The Foundations of Artificial Intelligence; a sourcebook, Cambridge University Press, Cambridge, 1990], p. 97.

«L’intelligence artificielle est l’étude des problèmes complexes de traitement de l’information. Le but de cette discipline est d’identifier des problèmes de traitement de l’information intéressants et solubles et de les résoudre. […] De façon stricte, un résultat en intelligence artificielle consiste à isoler un problème de traitement de l’information particulier, à formuler une théorie computationnelle qui lui corresponde, à construire un algorithme qui l’implémente et à démontrer pratiquement que l’algorithme est efficace».

On voit que la place de la notion d’algorithme est fondamentale dans cette définition : en fait, l’intelligence artificielle consiste à montrer que toute notion psychologique de nature informelle peut se ramener au cas décrit par la thèse de Turing et qu’elle peut donc faire l’objet d’une analyse en termes formels.

Résoudre un problème en intelligence artificielle consiste donc à identifier la présence d’un traitement calculatoire à différents niveaux de description, niveaux qui vont du logico-mathématique au physique. Cette attitude méthodologique se justifie donc facilement dans ce domaine quand elle permet de construire un modèle formel d’une activité psychologique jusqu’alors décrite en termes informels.

Cependant, il faut remarquer qu’elle utilise les concepts mathématiques d’une façon radicalement différente de celle qui était à l’œuvre dans la thèse de Turing parce qu’elle envisage les termes de celle-ci comme “à rebours”: c’est en effet la notion formelle de machine qui vient s’appliquer aux notions informelles de la psychologie. Une conséquence immédiate en découle. Dans le cas de l’intelligence artificielle, le concept mathématique de machine a d’emblée un statut formel - puisqu’il sert de modèle - sans que soit repensé son origine psychologique, c’est-à-dire sans que soit retracé le processus d’idéalisation décrit dans la thèse de Turing; dans le cas de la théorie mathématique en revanche, la notion d’algorithme ne devient formelle que par l’intervention d’un acte psychologique qui en assure la traduction sous l’aspect de la notion de machine.

Aussi, dans le cas de l’intelligence artificielle, le concept de machine peut-il servir de forme pouvant s’appliquer à tout contenu, y compris à la source psychologique dont le concept émane. C’est pourquoi l’intelligence artificielle tend à ne pas prendre en considération le fait que les notions psychologiques apparaissent d’abord, à celui qui les exprime “de l’intérieur”, de façon informelle. Il devient

dès lors possible de considérer comme non-pertinent d’un point de vue scientifique toute enquête informelle sur l’acte psychologique qui effectue le passage de l’informel au formel. De ce point de vue, la démarche de l’intelligence artificielle ressemble à celle d’une modélisation en physique dans laquelle les concepts et modèles mathématiques sont envisagés comme des formes qui viennent s’appliquer à un contenu matériel qui leur est étranger : aussi tend-on à oublier le fait que ces formes mathématiques sont elles-mêmes des expressions provenant d’une source psychologique intuitive et qu’elles ont donc tout d’abord eu à jouer le rôle de contenu par rapport à ce contenant psychologique premier.

Ce dernier point semble, au premier abord, permettre une critique à l’égard du projet d’intelligence artificielle. En tant qu’elle apparaît comme la possibilité d’une mécanisation de l’acte psychologique qui va de la notion informelle d’algorithme à la notion formelle de machine, on peut se demander si cette démarche n’implique pas en elle-même de produire un résidu non-mécanisable inaccessible, résidu qui provient de ce qu’elle cherche à modéliser par la notion de machine un processus psychologique qui n’est pas intrinsèquement mécanique puisqu’il décrit le passage de l’informel au formel. Ce résidu inaccessible au mécanisme ne condamne-t-il pas d’emblée le projet d’une formalisation générale des processus psychologiques ?

En fait, cette critique n’est pas pertinente : l’intelligence artificielle a un statut d’idéalité et comme telle, elle ne vise pas la connaissance de l’acte psychologique d’idéalisation mais uniquement sa modélisation. La mécanisation de la source psychologique informelle est un processus indéfini qui ne se distingue pas de ce point de vue d’autres types d’enquête scientifique et en premier lieu des mathématiques. Si l’on revient en effet à la façon dont Poincaré décrivait l’idéalité des objets mathématiques, on comprend mieux la situation apparemment paradoxale de l’intelligence artificielle qui, en prenant les termes de la thèse de Turing “à rebours”, semble confondre dans un même plan d’intelligibilité l’expression mécanique et la source psychologique de cette expression. On a vu qu’adapté au contexte qui est le nôtre, le dilemme de Poincaré s’énonce ainsi : d’une part, le processus psychologique décrit idéalement (mathématiquement) par

la thèse de Turing ne contient rien d’autre que du mécanisme et d’autre part, il doit contenir plus que lui. Cette contradiction ne demande pas à être résolue puisqu’elle reflète seulement l’existence d’un domaine idéal. Elle permet au contraire de justifier la place de l’intelligence artificielle.

Schématiquement, on peut dire que l’intelligence artificielle se situe sur la première branche du dilemme de Poincaré : en prenant les termes de la thèse de Turing “à rebours”, l’intelligence artificielle tente de rapporter à des principes purement formels l’acte psychologique d’idéalisation. Ce projet scientifique est viable et a déjà montré sa vitalité, en particulier dans la théorie de la vision161. Mais cette caractérisation de l’intelligence artificielle n’a de sens que si l’on prend en compte l’autre branche du dilemme, qui souligne au contraire que l’idéalité de l’acte psychologique d’idéalisation implique aussi qu’il ne puisse pas être rapporté à une source seulement logique à partir de laquelle il serait possible de le déduire.

De ce dernier point de vue, il faut donc tenter d’expliquer ce processus d’idéalisation non pas du point de vue de l’idéalité, tâche de l’intelligence artificielle, mais du point de vue du processus lui-même, avant que ne soit constitué une sphère de l’idéalité à part entière. Or dans ce cas, on ne peut plus avoir recours au formel puisqu’on essaye de penser son émergence : il est donc nécessaire de ce point de vue de faire une place pour une analyse informelle de l’acte psychologique d’idéalisation.

C’est ce que nous allons tenter d’étudier dans cette deuxième partie en usant d’un autre type d’intelligibilité que celui offert par l’investigation formelle puisque celle-ci, dans la mesure où elle est formelle, ne permet pas, à elle seule, de servir le but de notre enquête. Il ne s’agit donc pas de renoncer à l’investigation formelle mais seulement de tenter d’en situer la place dans une perspective plus générale concernant le statut d’idéalité de la thèse de Turing. Plus concrètement, il

161 La théorie de la vision telle qu’elle a été constituée par D. Marr et T. Poggio constitue une science à part entière que ces auteurs ont appelé “théorie de l’optique inverse”. Elle distingue deux étapes temporelles, la vision primaire et la vision de haut-niveau et trois niveaux d’intelligibilité, le niveau computationnel, le niveau algorithmique et le niveau physique. La difficulté spécifique provient de l’imbrication de ces trois niveaux qui vont du mathématique au physique et qui requièrent une analyse en termes de représentations et de contraintes physiques. Cf. A. Hulbert et T. Poggio, “Making machines (and artificial intelligence) see” dans [S. T. Graubard ed., The Artificial Intelligence Debate, False Starts, Real Foundations, Cambridge, Mass : MIT Press, 1988], p. 237.

ne s’agit donc pas d’étudier comment l’informel et le formel s’articulent - c’est la thèse de Turing qui rend raison de cette articulation - puisque dans ce cas, on présuppose l’existence des termes à mettre en rapport mais de rendre compte de l’activité psychologique de production d’un domaine du formel, celui du mécanique.

L’objet de cette enquête est donc la description de l’acte psychologique qui va de l’informel au formel et qui constitue l’idée de mécanisation. C’est ce

“souhait de mécanisation” dont il faudrait essayer de rendre compte. G. Kreisel le décrit en ces termes 162:

«Qu’y a-t-il de si merveilleux dans la formalisation ? On s’est battu à plate couture pour trouver une réponse. Une seule sera prise en considération ici. C’est le présupposé tacite d’un besoin éthéré - ici satisfait par le biais de la formalisation - pour une norme ultime de précision; un présupposé tacite répandu non seulement dans la recherche sur les fondements des mathématiques mais partout ailleurs dans la culture occidentale».

Kreisel ne tente pas de rendre raison de façon plus précise de ce désir éthéré qui traverserait la culture occidentale. Cette remarque reste donc purement métaphysique : en accordant une influence causale à une entité aussi obscure que la “culture occidentale”, on ne voit pas quel sens accorder, sinon ironique, à ce

“désir éthéré”. Or c’est précisément ce “désir éthéré” qu’il faut essayer de décrire en termes non métaphysiques.

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