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Objections phénoménologiques

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Les objections de nature phénoménologique touchent moins le sens même de notre projet que la méthode employée.

421. Le rôle du corps

On sait que le projet de l’intelligence artificielle a été critiqué du point de vue de la phénoménologie. Hubert Dreyfus en particulier s’est lancé depuis le milieu des années soixante dans une vaste critique des buts que se propose d’atteindre l’intelligence artificielle35. Cette critique est radicale dans la mesure où, en se plaçant d’un point de vue phénoménologique, elle ne reconnaît pas dans l’intelligence artificielle un projet véritablement scientifique.

Mais il nous semble que toute objection directement phénoménologique est inopérante à l’égard de la position de l’intelligence artificielle, parce que le point de vue de l’intelligence artificielle ne reconnaît comme pertinent que le cadre calculatoire qui lui sert de fondement : toute considération sortant de ce cadre, et en particulier toute critique, apparaît donc comme manquant l’objet qu’elle vise. C’est la raison pour laquelle, jusqu’à présent, aucune objection d’inspiration phénoménologique adressée à l’intelligence artificielle n'a eu

34 Nous suivons ici les remarques de W. Hao, From mathematics to philosophy, Routledge and Kegan Paul, London, 1974, p. 14 : «Quand la syntaxe et le Tractatus se furent tous deux révélés inadéquats, plutôt que de se départir ou de dépasser la logique et le langage, on essaya d’amplifier les constructions logiques et d’affiner l’analyse linguistique. Le résultat fut que nous avons dérivé vers des discours opaques sur la sémantique et sur des considérations empiriques et bancales de pragmatique et de linguistique. (…). Mais si l’on se rappelle que l’infatuation première pour le langage fit l’objet de fausses promesses, alors il n’est plus nécessaire de considérer comme sacrée la préoccupation du philosophe pour le langage».

35 Cf. par exemple, H. Dreyfus, What Computers Can’t Do, Harper and Row, New York, 1972 et 1979, traduction française Intelligence Artificielle: mythes et limites, Flammarion, Paris, 1984, pp.

433-439.

d’incidence réelle sur la conception même du projet : en particulier, toute critique de l’intelligence artificielle par le biais de questions touchant à l’aspect incarné du corps ne peut pas être entendue, parce que ces questions sortent a priori des limites algorithmiques que s’est fixée l'intelligence artificielle. Habituellement, chacun reste campé sur ses positions, et on en reste à l’exposition d’articles de foi sur ce que l’intelligence artificielle est censée “pouvoir” ou “ne pas pouvoir”

faire36.

Dans cette situation, pour réussir à introduire l’idée de la place du corps incarné, il faut étudier non pas le corps en lui-même mais les schèmes abstraits de pensée d’origine corporelle qui s’expriment à un niveau linguistique et logique.

La notion de continu joue ici un rôle tout à fait spécifique : c’est par un retour aux schèmes corporels qui soutiennent la façon dont le continu peut être représenté qu’une réflexion sur la place du corps peut, nous semble-t-il, devenir légitime. De ce point de vue, la notion de machine, apparemment essentiellement logique, jouera, dans notre étude, un rôle capital: la notion de machine de Turing est en effet sous-tendue par un schème corporel dont il faudra réussir à montrer la prégnance jusque dans le domaine logique. Le rôle de la notion logique de machine de Turing dans la constitution des représentations permettra d’introduire une réflexion sur son rapport à la notion de continuité. L’étude du concept de continu nous permet ainsi d’adopter un point de vue qui ne soit pas essentiellement négatif à l’égard du projet de l’intelligence artificielle et qui autorise cependant à en faire une critique raisonnée37, précisément parce qu’il permet d’introduire une critique de nature phénoménologique à partir du point de vue algorithmique, seul reconnu par l’intelligence artificielle.

36 On en a un exemple dans l’appendice à la traduction française du livre de H. Dreyfus, Intelligence Artificielle: mythes et limites, op. cit., pp. 433-439.

37 Le mot “critique” est ambigu. Il y a tout d’abord une critique au sens courant : critique des slogans claironnants tels que “intelligence artificielle” ou “penser, c’est calculer”, nécessaires sans doute pour obtenir des crédits d’institutions crédules mais qu’il est à peine besoin de fustiger d’un point de vue philosophique, à moins de ressentir le besoin de faire une critique philosophique de la publicité. Mais il y a un second sens au mot critique, de nature plus relevée. Il s’agit d’une critique au sens kantien, c’est-à-dire d’une analyse raisonnée visant à mettre en lumière les conditions d’objectivité d’un domaine du savoir. C’est dans ce second sens que nous entendons le mot de critique, même si notre argumentation n’est pas, dans le fond, de nature kantienne. L’hypothèse que nous faisons est donc que l’expression d’intelligence artificielle recouvre autre chose qu’un slogan publicitaire bien que, comme dans tout domaine où la technologie est en jeu, de gros capitaux soient engagés et donc aussi des intérêts qui n’ont rien à voir avec la connaissance.

422. Le rôle du langage

On peut faire une remarque presque stylistique sur le projet de l’intelligence artificielle. Comme tout travail scientifique, le projet en question véhicule un certain nombre de métaphores. Nous nous tiendrons, à ce sujet, au principe suivant : on ne doit pas considérer que ce qui est métaphorique sort nécessairement des limites de la science. Comme le faisait remarquer Michael Arbib dès le titre de l’un de ses ouvrages38, le projet de l’intelligence artificielle s’est constitué autour de deux métaphores : d’une part, les êtres humains sont des machines; d’autre part, les êtres humains sont des animaux. Nous prendrons au sérieux ces deux métaphores, mécanique et biologique, sans chercher à les édulcorer et en tentant d’analyser leurs implications philosophiques, en particulier dans les textes de Turing auxquels nous aurons affaire. Aussi, comme nous l’avons déjà précisé, sans focaliser notre étude sur des questions linguistiques, nous tenterons d’accorder une place à l’expression telle qu’elle se donne, dans la profusion des métaphores. C’est à ce prix, qui pourrait sembler excessif à qui aurait une conception étroite de la rationalité de la science, qu’une interprétation philosophique des fondements de l’intelligence artificielle nous paraît possible.

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38 M. Arbib, The Metaphorical Brain; An Introduction to Cybernetics as Artificial Intelligence and Brain Theory, Wiley-Interscience, New York, 1972, Préface, p. vii : «Notre but est de faire parvenir à une compréhension du cerveau par le biais de deux métaphores : la métaphore cybernétique, “Les êtres humains sont des machines”, et la métaphore évolutionniste, “Les êtres humains sont des animaux”».

Première partie

La psychologie dans la logique

«Dans ce but nous analysons la science, non pas pour en extraire ce qu’on a considéré comme ses résultats […] et moins encore pour nous inspirer de ses méthodes […], mais en la considérant comme la matière brute du travail, comme un spécimen saisissable de la pensée humaine et de son développement».

Émile Meyerson, Identité et réalité, p. VIII

Introduction

Nous allons essayer, dans cette partie, de mettre en rapport deux questions qui, au premier abord, semblent ne rien à avoir en commun : la première est d’ordre mathématique et porte sur la notion de calcul; la seconde est d’ordre psychologique et porte sur la possibilité d’une représentation de la pensée. Nous essayerons de montrer que c’est du rapprochement des deux notions de calcul et de représentation, qui appartenaient auparavant à des savoirs différents, qu’est née l’idée d’une intelligence artificielle.

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