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Un exemple de la tradition : le Théétète

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Un exemple célèbre de la tradition et qui remonte à Platon, opère le rapprochement que l’on vient de décrire : dans le Théétète, Platon tente de caractériser, en énonçant un certain nombre d’hypothèses, la démarche de la pensée44. Or ces hypothèses ne sont formulées par Platon qu’une fois qu’il a d’abord décrit la constitution d’une nouvelle opération mathématique45, l’opération racine. Ainsi la méditation mathématique sur l’universalité de l’opération racine et le type de nombres auquel l’opération permet l’accès, les nombres irrationnels - qui font partie de ce que l’on appelle aujourd’hui les nombres réels46 -, conduit Platon à s’interroger sur le problème philosophique du modèle à employer pour répondre à la question : comment en est-on venu à penser cette pensée ?, et dans une interprétation plus générale et plus libre à l’égard de Platon : en quoi le continu mathématique des nombres réels est-il partie prenante dans la possibilité d’une réflexion de la pensée sur elle-même ?

Faisons une hypothèse philosophique : le cas particulier décrit dans le Théétète est exemplaire par le rapport qu’il parvient à instaurer entre un questionnement d’ordre mathématique et un questionnement d’ordre philosophique. Plus précisément, l’exemplarité du Théétète vient du rapport instauré entre la découverte d’un type de nombres auxquels l’opération racine permet l’accès, les nombres que l’on qualifierait aujourd’hui de réels et la

44 Platon, Théétète, 197 a-b où Platon compare d’une part la pensée à un colombier et les pensées à des colombes et d’autre part la pensée à un morceau de cire sur lequel les pensées viennent se marquer.

45 Platon, Théétète, 147 d-148 e.

46 Cf. J.-L. Gardies, L’héritage épistémologique d’Eudoxe de Cnide, un essai de reconstitution, Vrin, Paris, 1988, p. 69.

découverte d’un questionnement sur la nature de la pensée. L’hypothèse que nous faisons est donc la suivante : la découverte d’une méthode mathématique permettant de cerner la nature des nombres réels, et par ce biais de rendre compte du continu, a des incidences sur l’élaboration philosophique d’un modèle pour penser la pensée47. Il y aurait donc un rapport, qu’il faudra tenter d’éclaircir, entre d’une part la détermination mathématique du continu par le biais d’une méthode et d’autre part la construction de modèles pour penser la pensée. Une détermination relevant de la technique mathématique aurait ainsi à voir avec une détermination proprement philosophique.

Ainsi trois pôles se dégagent-ils du rapprochement effectué entre les deux questions : la constitution d’une nouvelle méthode mathématique permettant de décrire tout ou partie du champ numérique rendant compte du continu a pour conséquence l’élaboration philosophique de modèles pour penser la pensée. C’est en gardant en mémoire ces trois pôles qu’il est possible de comprendre le rapprochement entre une question de nature mathématique et une autre, de nature philosophique.

C’est ce mouvement, au premier abord mystérieux, que nous voudrions décrire dans un contexte différent de celui de Platon mais qui, somme toute, lui est apparenté. Il est en effet possible de décrire la constitution du concept de

“machine de Turing” ainsi que ses implications philosophiques de la même manière que pour l’exemple de l’opération racine dans le Théétète : selon notre hypothèse, ce serait la constitution d’un nouveau concept mathématique permettant de déterminer la classe des réels calculables, qui aurait des conséquences philosophiques sur la constitution possible de modèles pour penser la pensée, modèles qui relèvent de ce que l’on a coutume d’appeler “l’intelligence artificielle”. Nous retrouvons dans ce contexte les trois pôles que nous évoquions

47 Au XXème siècle, c’est sans doute le paradoxe de Richard qui joue le rôle de point de départ. En partant de l’hypothèse que les nombres réels définissables en un nombre fini de mots forment un ensemble dénombrable, on peut grâce à l’utilisation de l’argument de diagonalisation dû à Cantor, parvenir à une contradiction. Cf. J. Richard, “Les principes des mathématiques et le problème des ensembles”, (1905), Revue générale des sciences pures et appliquées, 16, 541, reprint dans [Logique et Fondement des mathématiques, Anthologie (1850-1914), F. Rivenc et P. de Rouilhan eds., Payot, Paris, 1992], pp. 271-275. J. Mosconi, dans la présentation du texte, insiste sur l’importance du paradoxe pour les «grands résultats négatifs des années 30 (Gödel, Tarski, Turing,

…) et leurs prolongements».

à l’instant dans l’exemple du Théétète et dont il va être question plus avant dans les pages qui suivent.

Il faut donc garder en mémoire, au cours de cette partie qui expose la nature de la notion de calcul principalement du point de vue du concept de machine de Turing, que le but est de parvenir à reproduire le mouvement de pensée accompli par Platon dans le Théétète et, par ce biais, de parvenir à se poser la question de la légitimité philosophique d’un certain nombre de modèles psychologiques visant à décrire la pensée sur le mode du fonctionnement.

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Chapitre I

Ce que l’intelligence artificielle doit au débat

sur les fondements des mathématiques

La philosophie dite “de l’esprit” qui émane de la réflexion sur l’intelligence artificielle appartient à ce qu’il est convenu d’appeler la philosophie analytique. Aussi la philosophie de l’esprit hérite-t-elle de l’aspect logiciste de la philosophie analytique, au sens que ce terme revêt dans le débat sur les fondements des mathématiques depuis le début du XXème siècle48. Pourtant, ni la notion de calcul, ni son rapprochement avec celle de représentation ne doivent grand-chose au logicisme. En particulier, le rapport que nous allons étudier dans cette partie entre la notion logique de calcul et celle, psychologique, de représentation, s’est constitué non pas dans un cadre de pensée logiciste mais dans le débat entre les tenants du formalisme et ceux de l’intuitionisme portant sur la valeur de l’idée de formalisation en mathématique. Il y a donc ici un décalage entre d’une part la réflexion philosophique et d’autre part l’apparition historique du problème épistémologique de la notion de calcul dans son rapport à la notion de représentation49. Ce décalage nous paraît dommageable à une bonne

48 Comme le remarque D. Andler : «Aujourd’hui nommée “philosophie analytique”, ce n’est pas une doctrine, mais un mode ou une méthode, une façon de philosopher. Cette philosophie de l’esprit, plus encore peut-être que les origines logico-épistémologiques de ses principales thématiques, explique qu’aujourd’hui ce soit elle qui contribue, plus que tout autre, aux sciences cognitives (…)». D. Andler, “Calcul et représentations : les sources”, dans [Andler D. dir., Introduction aux sciences cognitives, Folio Essais, Gallimard, Paris, 1992], pp. 19-20.

49 Ce décalage s’explique essentiellement pour des raisons de contingence historique : la réflexion philosophique sur l’intelligence artificielle est née dans une tradition de philosophie analytique de tendance logiciste à partir des années soixante de ce siècle, aux États-Unis.

compréhension de la constitution de la problématique de l’intelligence artificielle.

Il faut donc commencer par essayer de rétablir, avant d’en venir à l’étude de la notion de calcul proprement dite, ce que le débat sur l’intelligence artificielle doit aux trois réflexions épistémologiques sur les fondements des mathématiques, le logicisme, le formalisme et l’intuitionisme50.

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