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Le critère de la différence des sexes

Dans le document Td corrigé Remerciements - Td corrigé pdf (Page 158-163)

Remarquons tout d’abord que la règle du jeu porte sur la détermination du sexe des joueurs et que c’est précisément cette différence qui doit, au cours d’une partie, c’est-à-dire dans la transformation du jeu n°1 en jeu n°2, perdre tout objet et ne plus constituer qu’une illusion de la part de l’interrogateur. Du point de vue du lecteur observant en pensée une partie, la différence proprement sexuelle entre homme et femme doit être remplacée par une différence non sexuelle entre femme et ordinateur. C’est cette illusion touchant à la différence des sexes qui doit quitter le lecteur de l’article quand il observe, en pensée, le déroulement complet d’une partie. Se garder de cette illusion constitue donc, pour un observateur extérieur, le critère même de réussite du jeu. Une fois en possession de ce critère, il devient possible d’interpréter les performances de l’interrogateur et des joueurs comme celles d’un système organisé. La différence des sexes est-il nécessaire à la bonne marche du jeu ? Peut-on imaginer un jeu de l’imitation dans lequel un autre critère serait utilisé ?

En choisissant la question de la différence des sexes, Turing a choisi, du point de vue physique, la différence physique la plus originaire chez les êtres humains puisque la différence sexuelle est à la source des différences physiques entre l’homme et la femme. Or c’est bien cela qu’il s’agit de prouver, dans la première formule du jeu d’abord et dans la seconde ensuite : montrer que l’on peut éliminer l’aspect physique des joueurs en établissant définitivement la différence entre le physique et l’intellectuel et réussir de ce fait à montrer que les opérations intellectuelles peuvent s’incarner dans les substrats les plus divers. La transformation du jeu n°1 en jeu n°2 consiste donc à déplacer la différence illusoire entre divers aspects physiques (homme et femme ou encore ordinateur et femme) vers la différence réelle entre le physique pris globalement et l’intellectuel pris globalement (substrats physiques, intelligence).

Pour montrer au lecteur extérieur à la partie l’universalité du concept d’intelligence, deux étapes sont donc nécessaires. Premièrement, il faut réussir à montrer que les différences physiques entre l’homme et la femme, différences qui reposent en dernière instance sur la différence des sexes, ne comptent pas : c’est le

but du jeu n°1. Deuxièmement, il faut montrer que les différences physiques entre la femme d’une part et un ordinateur digital convenablement programmé d’autre part, ne comptent pas non plus : c’est le but du jeu n°2. Cette deuxième formule du jeu paraît, au premier abord, curieuse : pourquoi avoir choisi le cas de la femme et non celui de l’homme dans la “compétition” avec l’ordinateur digital ?

On pourrait objecter que cette question n’a pas de sens et que le choix de la femme est indifférent par rapport à l’issue du jeu. Dans cette optique, on dirait que Turing aurait pu aussi bien choisir le cas de l’homme : femme et homme seraient, de ce point de vue, complètement interchangeables au sein de la deuxième formule du jeu. Mais cette interprétation n’est pas soutenable car elle revient à faire l’hypothèse que la différence entre homme et femme est, a priori, déjà supprimée et que l’issue du jeu n°1 est déjà acquise. Or rien n’est encore certain : on ne peut pas présupposer l’issue du jeu n°1 avant de s’être assuré, par le jeu, de l’aspect interchangeable de la femme et de l’homme. De plus, en privilégiant de façon a priori une issue “positive” à la partie, à savoir la disparition de la différence des sexes, le jeu de l’imitation se réduirait finalement au jeu n°2, qui oppose au départ l’être humain quel que soit son sexe et l’ordinateur puis qui rend possible une réduction de opposition184. Il faut donc interpréter autrement le remplacement de l’homme par un ordinateur et la

“compétition” que se livrent la femme et l’ordinateur.

Si l’on accorde qu’il y a, au sein du jeu n°1, une certaine nécessité à avoir choisi la notion de différence des sexes pour opposer le plus radicalement possible d’un point de vue physique les deux joueurs, homme et femme, on peut se laisser guider, dans le cas du jeu n°2, par le même raisonnement : de même que la femme est ce qu’il y a de plus opposé à l’homme au sein du genre humain, de même la femme serait ce qu’il y a de plus opposé à l’ordinateur digital quand on fait une comparaison entre l’humain et le non-humain. Ainsi la femme jouerait-elle toujours, dans le jeu de l’imitation, le rôle de terme le plus opposé : à l’homme dans le cas d’une différence interne au genre humain et à l’ordinateur dans le cas d’une différence entre le genre humain et le genre non-humain, “mécanique”.

184 C’est d’ailleurs ainsi que l’on résume habituellement le jeu de l’imitation.

Quelle conclusion en tirer du point de vue de ce qu’il s’agit d’établir, à savoir l’universalité du concept d’intelligence ?

Au vu des remarques que nous venons de faire, la réponse à la question de l’universalité potentielle de l’intelligence engage une deuxième question : l’ordinateur remplace-t-il l’homme ou le genre humain dans le jeu n°2 ? La réponse à cette dernière exige que l’on puisse établir quelle est l’issue du jeu n°1, car c’est elle qui peut finalement permettre le passage à la deuxième formule du jeu. Deux cas sont envisageables.

S’il est vrai que l’issue du jeu n°1 est nécessairement positive, c’est-à-dire que l’interrogateur ne parvient pas à établir de distinction entre homme et femme, il devient possible d’opposer le genre humain pris globalement et le non-humain mécanique. Si, ensuite, l’interrogateur n’aperçoit pas de changement de règle entre le jeu n°1 et le jeu n°2, on aura par conséquent dépassé le cas particulier de l’espèce humaine et atteint le but que l’on s’est fixé : faire de la notion d’intelligence un concept abstrait en séparant radicalement les manifestations de l’intelligence de ses substrats physiques. La notion d’intelligence sera alors considérée à bon droit comme un concept et ses incarnations dans l’espèce humaine ou dans les ordinateurs digitaux n’apparaîtront plus dès lors que comme des espèces différentes d’un même genre, susceptible d’être décrit par le concept de machine de Turing.

Dans le cas où il serait impossible d’établir la nécessité d’une issue positive au jeu n°1, alors c’est la possibilité d’une extension de la portée de la notion d’intelligence qui serait remise en question. Il faudrait alors revenir à l’analogie établie par Turing dans les deux formules du jeu : la femme est à l’homme ce que la femme est à l’ordinateur digital et tenter de voir en quoi la question de la différence des sexes change l’extension que l’on donne à la notion d’intelligence. Dans cette optique, deux questions sont à considérer. D’une part, il faut se poser la question de la place du terme extrême que représente la femme, puisque, au sein de l’ensemble des deux joueurs, c’est le seul terme qui ne change pas dans les deux formules du jeu. D’autre part, il faut comprendre comment s’effectue le remplacement de l’homme (en tant qu’il s’oppose à la femme et non

en tant que représentant du genre humain) par l’ordinateur digital du point de vue des rapports qu’entretiennent la notion de pensée et celle de machine.

Il nous faut donc étudier les différentes interprétations que l’on a donné du jeu pour savoir si c’est le premier ou le deuxième cas de figure qu’il faut retenir.

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Chapitre II

Interprétation formaliste du jeu de l’imitation

L’interprétation la plus courante de la démarche de Turing dans

“Computing Machinery and Intelligence” est une interprétation formaliste ou tout au moins formalisante. Elle consiste à interpréter la démarche de celui-ci en présupposant la validité de la thèse de Turing, c’est-à-dire le passage toujours possible de la notion informelle d’algorithme à la notion formelle de machine.

Cette interprétation est la plus couramment admise parce qu’elle rend directement compte du projet de l’intelligence artificielle : la thèse de Turing dépasserait le cadre logico-mathématique de la formalisation de la notion informelle d’algorithme puisqu’elle s’appliquerait au cas de la pensée informelle en général, comme le montrerait le jeu de l’imitation. La conséquence, fidèle au mouvement de la thèse de Turing, est que la notion de machine aurait aussi une extension que l’on ne lui soupçonnait pas, puisqu’elle pourrait s’appliquer au cas de l’intelligence en général.

Remarquons que l’utilisation de la thèse de Turing pour corroborer le projet de l’intelligence artificielle est beaucoup moins sujette à controverse que l’utilisation couramment faite de théorèmes de logique mathématique en vue du même but, comme par exemple l’utilisation des théorèmes de Gödel185. Il est en

185 On sait que les théorèmes de Gödel ont été utilisés dans des argumentations anti- puis pro-mécanistes. Cf. pour la position anti-mécaniste : J. R. Lucas, “Minds, Machines and Gödel”, Philosophy, XXXVI, 1961; trad. franç. dans [Pensée et Machine, Champ Vallon, Seyssel, 1983], pp. 81-97, et pour la position pro-mécaniste : J. C. Webb, Mechanism, Mentalism and Metamathematics : an Essay on Finitism, Reidel, Dordrecht, 1980, p. 336 sq.

effet difficile - voire impossible - d’appliquer une argumentation gödelienne portant sur la notion précise de système formel à une notion aussi peu formelle que “l’esprit” ou “l’intelligence”186. En revanche, la thèse de Turing, dans la mesure même où elle décrit le passage de l’informel au formel, se prête beaucoup mieux à une argumentation de ce type. Il y a donc a priori plus de raisons de penser que c’est sur le terrain d’une “extension” possible de la portée de la thèse de Turing que l’on peut corroborer le point de vue mécaniste de l’intelligence artificielle que sur le terrain directement formel.

A quoi tient l’aspect formaliste ou pour mieux dire, “formalisant”, de l’interprétation du jeu de l’imitation ?

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