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Aspect probabiliste de l’issue du jeu de l’imitation

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Il y a un aspect important de l’argumentation de Turing que l’interprétation formelle du jeu de l’imitation ne prend pas en compte, c’est son aspect probabiliste. Turing fait en effet intervenir un argument de ce type pour essayer d’emporter la conviction du lecteur quant à l’issue finale du jeu. L’usage de probabilités permet-il de répondre à la question fondamentale à laquelle nous nous étions déjà heurtés concernant la possibilité pour l’interrogateur de distinguer, à partir du point de vue interne au jeu, le physique de l’intellectuel ? L’intérêt de l’argument probabiliste vient du fait qu’il impose une échéance temporelle pour répondre à la question alors que ce n’était pas le cas de l’argument formaliste.

Après avoir exposé la nature de l’argument utilisé par Turing, nous essayerons de nous demander si celui-ci est suffisant pour atteindre le but qu’il a fixé au jeu de l’imitation.

1. Aspect probabiliste de l’issue du jeu de l’imitation

Turing, dans la section 6 de “Computing Machinery and Intelligence”, accorde un grand rôle au temps dans la justification de l’argumentation proposée par le jeu de l’imitation : le temps passant, le public cultivé finira par s’habituer à l’idée que l’intelligence est un concept universel qui peut aussi s’incarner dans des ordinateurs. Après Turing, on a usé et abusé de cet argument pour vanter les mérites de l’intelligence artificielle en imaginant que, dans l’avenir, des ordinateurs seront capables de faire “mieux” que les êtres humains dans des tâches

de moins en moins mécaniques208, ce qui suppose que l’on possède un critère intemporel permettant de distinguer le “mieux” du “moins bien”. Habituellement, ce critère est entièrement passé sous silence, contrairement à ce qui se produit dans le jeu de l’imitation.

L’argument de Turing ne porte pas sur les futures réalisations de l’intelligence artificielle bien qu’il prenne en compte la possibilité d’un progrès technologique. Le point de vue de Turing, fidèle en cela à la règle du jeu de l’imitation, porte exclusivement sur le changement d’attitude du public tel qu’il pourra se manifester dans le langage.

L’argument probabiliste est le suivant 209:

«Je crois que dans une cinquantaine d’années, il sera possible de programmer des ordinateurs […] de telle sorte qu’ils joueront si bien au jeu de l’imitation qu’un interrogateur moyen n’aura pas 70 chances sur cent de faire la bonne identification après cinq minutes de questionnement. […] Je crois qu’à la fin du siècle, l’usage des mots et l’opinion générale des personnes éduquées aura changé si complètement que l’on sera capable de parler de machines qui pensent sans s’attendre à être contredit».

Turing définit donc dans son argument deux limites temporelles.

La première est interne au jeu : c’est celle qui a trait à la durée d’une partie, fixée en l’occurrence à cinq minutes. On peut concevoir que la durée d’une partie serait fixée avant de commencer et qu’il s’agirait donc là d’une nouvelle règle, connue des participants au jeu.

La seconde est externe : c’est celle qui a trait à la validation de l’expérience du jeu et qui est fixée à un siècle. Turing suppose de plus trois étapes échelonnées sur le siècle pour que son argumentation finisse par être acceptée : état de la question en 1950 - date à laquelle il rédige l’article -, puis état de la

208 Un point de vue caricatural qui confine à l’escroquerie pure et simple (mais qui est symptomatique) est celui de Jastrow dans R. Jastrow, Au-delà du cerveau, traduction française, Hachette, 1984, p. 209 : «Depuis le début des années 1950 et la naissance de l’ordinateur moderne, les machines ont connu une formidable augmentation de leur puissance et de leurs capacités. La première génération d’ordinateurs était un milliard de fois plus encombrante et moins efficace que le cerveau humain. Aujourd’hui, l’écart qui les sépare est divisé par mille. Et il sera peut-être entièrement comblé aux alentours de 1995. La courbe ascendante de l’intelligence artificielle ne connaît pas de limites; contrairement au cerveau humain, les ordinateurs n’ont pas à subir l’épreuve de la naissance». La pseudo-quantification des “capacités” humaines et de celles des ordinateurs donne un vague tour scientifique à ces propos inspirés. Les dernières pages du livre passent d’ailleurs de la métaphysique scientiste au récit de science-fiction.

209 A. M. Turing, “Computing Machinery and Intelligence”, op. cit., p. 442.

question en l’an 2000, enfin état de la question en 2050. Au fur et à mesure de l’écoulement du temps, la probabilité pour qu’un interrogateur moyen ne parvienne pas à opérer les bonnes identifications pour une durée donnée du questionnement augmente. En 2050, il sera admis que l’échec de l’interrogateur est total et qu’il n’a aucune chance de parvenir à opérer les bonnes identifications.

Bien que ce ne soit pas mentionné expressément, Turing a sans doute à l’esprit un schéma du type : en 1950, l’interrogateur a 50% de chances d’échec, 70% en l’an 2000, 100% en 2050. Examinons ces étapes.

Turing ne mentionne pas les résultats de la première étape, celle de 1950, mais le nombre de 50% correspond en fait à des réponses données au hasard : en effet, en répondant au hasard, l’interrogateur a une chance sur deux de se tromper dans ses identifications, que ce soit dans le jeu n°1 ou dans le jeu n°2.

Lors de la seconde étape, en l’an 2000, il y aura encore besoin, selon l’argument de Turing, de montrer expérimentalement, par le jeu de l’imitation et au moyen des ordinateurs que l’on concevra à cette époque, que le concept d’intelligence a relativement peu de chances d’être lié au substrat physique particulier de l’espèce humaine. Mais on sera déjà passé d’une situation aléatoire à une situation ordonnée.

A la fin de la troisième étape, en 2050, toute résistance de la part du public éduqué sera censée avoir disparu et il sera entré dans les mœurs d’accorder aux ordinateurs digitaux ce qui semblait être encore en 1950 l’apanage des seuls êtres humains : leur intelligence. La prise en compte d’une évolution temporelle semble donc importante au bon déroulement de la preuve non-formelle qu’est censée fournir le jeu de l’imitation. Comment concevoir cette perspective temporelle ?

La différence entre le point de vue interne et le point de vue externe se manifeste de façon temporelle. Ainsi cette différence est-elle reconnue et non plus présupposée comme c’était le cas dans le pseudo-test de Turing. Il y a de plus une correspondance entre les deux points de vue temporels : pour une durée de jeu inchangée (cinq minutes), l’interrogateur voit ses chances de réussite diminuer et le lecteur-arbitre voit les chances d’identifier être humain et ordinateur augmenter.

Les deux fonctions convergent vers un point qui doit, selon l’argument, être atteint

en 2050, point où la différence entre le point de vue intérieur et le point de vue extérieur est pleinement établie.

Remarquons que cette convergence est postulée : Turing veut donc convaincre le lecteur qu’il est dès maintenant possible de se placer en esprit à la limite temporelle de 2050, moment où l’on pourra concevoir qu’il n’y a pas en réalité de différence entre les êtres humains et les ordinateurs digitaux. Le déplacement opéré en esprit jusqu’en 2050 a donc pour conséquence d’abolir la perspective temporelle et de faire parvenir à une conclusion objective qui ne dépend pas du temps, à savoir que l’intelligence est un concept universel qui peut s’incarner dans des substrats divers. Le déroulement du temps joue donc ici comme un facteur de désillusion progressive quant à la pseudo-différence entre les êtres humains et les ordinateurs digitaux d’une part et favorise la prise de conscience de la différence réelle entre le physique et l’intellectuel d’autre part.

Autrement dit, du point de vue externe au jeu, l’argument vise à convaincre le lecteur que l’absence de différence entre être humain et ordinateur digital, encore concevable en esprit au début du jeu, doit disparaître à la fin en réalité. En quoi le fait de se projeter en esprit jusqu’en 2050 peut-il réussir à opérer cette conversion ? Il faut, pour tenter de répondre à cette question, décrire la façon dont Turing envisageait la mécanisation des jeux et sa participation à la construction des premières machines à jouer.

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