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L’origine du jeu de l’imitation

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Turing a-t-il vraiment cherché à construire l’analogie formaliste sous la forme que l’on vient de décrire ? C’est ce qu’il faut essayer de savoir à présent.

Turing a mis plusieurs années avant de parvenir à créer le jeu de l’imitation tel qu’il apparaît en 1950. On trouve trace de son élaboration dans trois textes antérieurs : le premier est un rapport rédigé en mars 1946 pour le National Physical Laboratory, “Proposition pour le développement dans le département de mathématiques d’une machine automatique à calculer (ACE)”; le deuxième est

une conférence prononcée à la London Mathematical Society qui date de février 1947 et le troisième, “Intelligent Machinery”, est un rapport rédigé pour le National Physical Laboratory qui date de juillet et août 1948, c’est-à-dire au moment où Turing est nommé à l’université de Manchester. On va voir que Turing n’adopte pas clairement une perspective formaliste dans ces textes.

Lors de sa conférence de 1947, Turing décrivait comment devait s’organiser le travail avec un ordinateur, “l’ACE” [Automatic Computing Engine], qui était en cours de construction au National Physical Laboratory 199 :

«Grossièrement parlant, ceux qui travaillent en liaison avec l’ACE se divisent en deux catégories : ses maîtres et ses serviteurs. Ses maîtres imaginent des tables d’instruction pour lui, en réfléchissant de plus en plus profondément aux façons de l’utiliser. Ses serviteurs le nourrissent de cartes au moment où il les demande. Ceux-ci répareront toute partie qui deviendrait défectueuse. Ils assembleront les informations dont il a besoin. En fait, les serviteurs remplaceront les membres. Au fur et à mesure que le temps passera, le calculateur [calculator] lui-même prendra les fonctions des maîtres et des serviteurs. Les serviteurs seront remplacés par des membres mécaniques et électriques et des organes des sens. On pourra par exemple fournir des suiveurs de courbes pour faire en sorte que les informations soient directement prélevées sur les courbes plutôt que d’avoir des filles pour lire les valeurs et les reporter sur des cartes.

Les maîtres seront susceptibles d’êtres remplacés, parce que dès qu’une technique quelconque deviendra un tant soit peu stéréotypée, il deviendra possible de constituer un système de tables d’instructions qui rendra le calculateur [computer] électronique capable de l’exécuter pour lui-même. Il pourrait se produire cependant que les maîtres refusent de le faire. Ils renâcleront à l’idée de se faire voler leur travail de cette façon.

Dans ce cas, ils entoureront tout leur travail de mystère […]».

Un détail doit être éclairci pour que le texte devienne compréhensible : quelles sont donc ces “filles” dont Turing ne précise pas l’existence à aucun moment de sa conférence ?

On peut supposer qu’il s’agit d’un souvenir de l’époque immédiatement antérieure à la construction de l’ACE. Pendant toute la durée de la guerre, Turing a travaillé au centre de décryptage des messages codés de l’armée allemande : le travail consistait, à l’aide d’un certain nombre de machines utilisant des cartes perforées, à déchiffrer les messages radio des sous-marins allemands et à prévoir leur position pour que les convois de bateaux britanniques chargés d’acheminer en Angleterre les matériaux nécessaires à l’effort de guerre ne soient pas coulés en mer. Or l’équipe des cryptographes était essentiellement masculine200 tandis que

199 A. M. Turing, “Lecture to the London Mathematical Society on 20 February 1947”, reprint dans B. E. Carpenter et R.W. Doran eds., op. cit., p. 121

200 Nous reviendrons plus loin sur la présence de femmes dans l’équipe des cryptographes.

celle qui confectionnait les cartes perforées était exclusivement composée de femmes appartenant au WRNS201. Les équipes de cryptographes les appelaient habituellement les “filles”202. On comprend alors l’allusion étrange de Turing à des

“filles” chargées de transcrire les valeurs représentants des points des courbes sur des cartes perforées : les programmes de l’ACE étaient précisément rédigées sur ce type de carte.

L’intérêt du texte de la conférence de 1947 vient de ce que l’on y reconnaît les deux étapes de la constitution de la notion d’intelligence en concept universel, constitution qui passe par l’abolition de la différence des sexes. L’avenir du travail de la machine est décrit en effet comme consistant à abolir la différence des sexes.

Cette abolition exige deux étapes.

Dans la première, les femmes servent les hommes qui servent l’ordinateur.

Quelle est la nature du travail des femmes ? Quand on se reporte à un texte tout juste antérieur à la conférence de 1947, le “Proposition pour le développement dans le département de mathématiques d’une machine automatique à calculer (ACE)” de 1946, on se rend compte qu’à cette époque, Turing considérait que le problème de l’intégration de l’aire sous une courbe était insoluble, parce qu’on ne pouvait fournir à la machine les données appropriées203 alors que, lors de sa conférence de 1947, Turing suggérait, pour le même problème, de remplacer les

“filles”, dont il omettait de préciser le rôle mais qui était sûrement celui qu’elles avaient pendant la guerre, par des mécanismes automatiques permettant de donner une approximation digitale des courbes. Turing accorde tout d’abord aux femmes un rôle de maintenance corporelle : elles sont à la fois celles qui «nourrissent» la machine et celles qui en remplacent les «membres». Le rôle des femmes est donc de fournir à l’ordinateur une existence matérielle. Elles sont seulement des

201 WRNS : Women’s Royal Naval Service. Service Féminin de la Marine Royale.

202[the girls]. Cf. I. J. Good, “Introductory Remarks for the article in Biometrika 66 (1979) “A.

M. Turing’s Statistical Work in World War II” publié dans [A. M. Turing, Collected Works of A.

M. Turing, vol. 1 “Pure Mathematics”, North-Holland, 1992], p. 215-217. Hodges précise qu’elles étaient appelées [big room girls]. Cf. A. Hodges, Alan Turing, The Enigma of Intelligence, op. cit., p. 195.

203 Cf. A. M. Turing, “Proposal for Development in the Mathematics Division of an Automatic Computing Engine (ACE)”, op. cit., section 8, problème 7, reprint dans B. E. Carpenter et R.W.

Doran eds., op. cit., p. 41 : «Il ne serait pas possible d’intégrer l’aire sous une courbe, car la machine n’aurait pas l’entrée [input] appropriée».

intermédiaires analogiques de ce que l’ordinateur sera capable dans l’avenir de traiter de façon digitale grâce au remplacement des organes physiques des servantes par des appareils mécaniques ou électriques. Les femmes sont donc rangées du côté de la matière physique, par opposition à l’homme associé au travail intellectuel d’une part et à l’ordinateur décrit comme machine digitale d’autre part. La matière physique continue associée aux femmes devient matière physique discrète associée à l’ordinateur par le biais du travail d’abolition de la différence des sexes mis en place par les hommes.

Dans une seconde étape décrite au futur, correspondant au jeu de l’imitation n°2, la différence des sexes (et la division du travail qui lui est liée) sera elle-même abolie, puisque le calculateur sera capable de remplacer le travail de l’homme. Notons que le terme utilisé pour décrire la fonction du calculateur lors de cette seconde phase est celui de [Calculator] et non celui de [Computer].

Le “calculateur” n’est référé ni à la machine qu’est l’ACE, ni à l’être humain : le statut, mécanique ou humain, du “calculateur” est ainsi laissé dans l’ombre, comme le requiert le second jeu de l’imitation.

Le texte de la conférence de 1947 s’achève sur une liste d’objections, comme c’est le cas dans “Computing Machinery and Intelligence”. L’objection la plus forte pour Turing est qu’il y aurait une contradiction fondamentale entre l’idée d’intelligence et celle de machine. Turing se réfère à son travail de 1936 pour la réfuter :

«On a par exemple montré que dans le cas de certains systèmes logiques, il ne peut pas y avoir de machine qui pourrait distinguer les formules démontrables du système des formules indémontrables; c’est-à-dire qu’il ne peut pas y avoir de test 204qu’une machine appliquerait et qui pourrait diviser avec certitude les propositions entre ces deux classes.

Si une machine est construite pour ce but, elle doit sur certains cas ne pas pouvoir donner de réponse.

Dans son analogie avec la perspective de “On Computable Numbers …”, Turing précise que, de ce point de vue déjà, il ne pouvait y avoir de test pour diviser les formules d’un système formel en deux classes, démontrables et non-démontrables. On pourrait ajouter : si c’est le cas du point de vue formel, c’est

204 C’est moi qui souligne.

aussi le cas dans une perspective non-formelle comme celle qui a trait à la caractérisation de la notion d’intelligence. L’idée de “test de Turing” est donc un contresens du point de vue de la perspective formaliste elle-même.

Turing précise dans la suite de la conférence qu’au lieu de faire en sorte que, sur certaines entrées, la machine ne donne pas de réponse, on peut faire en sorte qu’elle donne par moments des réponses fausses, comme le ferait tout mathématicien humain. Ce mathématicien est décrit au masculin :

«Mais le mathématicien humain, de la même manière, ferait des erreurs en essayant de nouvelles techniques. Il nous est facile de considérer ces erreurs comme sans importance et de lui [him] donner une autre chance, mais on accordait sans doute aucune pitié à la machine. En d’autres termes donc, on s’attend à ce que si une machine soit infaillible, elle ne puisse pas aussi être intelligente».

Ici encore, le jeu de l’imitation mettra ouvertement en place ce que la conférence de 1947 ne fait que décrire inconsciemment : le mathématicien est un homme - et non pas un être humain - qui finira par être éliminé si l’on accorde à la machine la même chose qu’au mathématicien : le droit à l’erreur. C’est dans l’interaction et l’entraînement, comme le pose la règle du jeu de l’imitation, que ces erreurs peuvent être progressivement éliminées et que l’on peut à bon droit parler de “test”. Immédiatement après la dernière citation que nous venons de donner dans laquelle Turing montre que la faillibilité n’implique pas l’absence d’intelligence, celui-ci remarque :

«Pour continuer ma plaidoirie en faveur d’une attitude de fair-play à l’égard des machines quand on teste leur Q. I. : un mathématicien humain a toujours eu à subir un entraînement intensif. Cet entraînement peut être considéré comme n’étant pas différent de l’introduction des instructions dans une machine. […] Personne ne contribue beaucoup à l’avancement des connaissances, pourquoi en attendre plus de la part des machines ? Autrement dit, on doit accorder à la machine la possibilité d’avoir des contacts avec des êtres humains de sorte qu’elle puisse s’adapter à leur niveau. Le jeu d’échecs peut peut-être servir à ce but, dans la mesure où l’adversaire de la machine établit automatiquement ce contact».

Le test dont parle Turing ici n’est donc pas un test mécanisable et il ne dérive donc pas de la perspective mise en place dans “On Computable Numbers

…”. Seul le modèle du jeu peut en rendre compte parce que, contrairement à ce qui pourrait apparaître à première vue, le jeu n’est pas équivalent à un système

formel, dans la mesure précisément où il ne suppose pas constitué le terrain du formel lui-même mais une situation d’interaction. C’est pourquoi le modèle du jeu ne doit pas être envisagé dans une perspective formalisante, même dans le cas où il s’agit d’un jeu très “formel” comme le jeu d’échecs.

Dans un texte ultérieur, Turing revient sur l’exemple d’une partie d’échecs dans laquelle l’un des adversaires serait un ordinateur. La règle du jeu qu’il décrit ne porte pas sur la détermination des sexes des joueurs puisque ce sont tous des hommes 205:

«Il n’est pas difficile de construire une machine de papier qui pourra jouer une partie d’échecs pas trop mauvaise. Prenons trois hommes [men] pour l’expérience, A, B, C. A et C doivent être plutôt de mauvais joueurs, B est l’opérateur qui fait fonctionner la machine de papier. (Pour qu’il puisse la faire fonctionner de façon relativement rapide, il est recommandé qu’il soit à la fois mathématicien et joueur d’échecs). Deux pièces sont utilisées ayant certaines dispositions permettant la communication des coups et C joue une partie soit contre A soit contre la machine de papier. C peut trouver difficile de dire contre qui il joue. (Ceci est une forme assez idéalisée d’une expérience que j’ai véritablement menée).»

C joue donc aux échecs soit contre un homme soit contre une créature humaine mais servile, la “machine de papier”. C peut-il réussir à déterminer si son adversaire est un être humain “mécanisé” ou un être humain tout court ? On reconnaît ici le canevas du jeu de l’imitation et on peut à bon droit se demander ce qui a poussé Turing, dans les deux ans qui ont suivi, à modifier la règle du jeu en abandonnant le paradigme du jeu d’échecs (qui n’est plus qu’un exemple parmi d’autres) et à donner au jeu la forme qu’on lui connaît dans “Computing Machinery and Intelligence”.

En fait, en abandonnant l’exemple de la partie d’échecs tout en gardant le montage expérimental qui entoure le jeu, Turing, dans “Computing Machinery and Intelligence”, revient à la perspective qui était la sienne en 1947. Si Turing a modifié le jeu, c’est qu’il y a trouvé un avantage eu égard au but qu’il cherche à atteindre, à savoir constituer la notion d’intelligence en un concept universel qui serait applicable à d’autres cas qu’au cas humain. De ce point de vue, le jeu de l’imitation constitue un réel progrès, dans la mesure où c’est bien la différentiation à opérer entre l’intellectuel et le physique qui occupe le premier

205 A. M. Turing, “Intelligent Machinery”, op. cit. p. 51.

plan de l’analyse. Au contraire, dans le cas du jeu d’échecs de “Intelligence Machinery”, on ne distingue pas clairement le physique de l’intellectuel, puisque l’adversaire humain et l’adversaire mécanique ne sont pas susceptibles d’être distingués du point de vue de leur apparence physique : rien ne distingue extérieurement le joueur humain du joueur humain servile. En revanche, si l’on plaque la différence des sexes sur cette la différence entre joueur humain servile et joueur humain non-servile, l’aspect physique du problème ressort en pleine lumière.

Le jeu de l’imitation apparaît donc comme la synthèse des trois textes antérieurs. Il doit permettre de résoudre cet apparent paradoxe : il faut d’une part parvenir à distinguer physiquement les joueurs et d’autre part montrer que cette différence n’a aucune incidence sur le déroulement du jeu. Ce sont précisément les conditions que le jeu de l’imitation tente de réunir, mais la rançon à payer est l’établissement d’une différence entre l’intérieur et l’extérieur du jeu, différence inassignable en termes de machine-a puisqu’il faut aussi invoquer la notion de machine-o pour décrire la situation du jeu et le but ultime recherché, à savoir la conversion “en esprit” du lecteur en machine.

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