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Le “test de Turing” n’est pas un test mécanique

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L’expression de “test de Turing” pour décrire le jeu de l’imitation est

presque universellement répandue dans la littérature cognitive190. Elle constitue même une entrée dans la nouvelle édition du dictionnaire anglais Collins.

Habituellement, la transformation du jeu de l’imitation en “test de Turing”

entraîne une telle métamorphose des règles du jeu que sa forme originelle en devient méconnaissable.

Il est frappant de constater que seuls les logiciens-mathématiciens, pourtant les mieux placés pour “formaliser” les énoncés, semblent avoir remarqué que le jeu de l’imitation ne pouvait pas servir tel quel à la constitution d’un test permettant de démontrer la présence d’intelligence dans des entités physiques autres que l’être humain191. Revenons à l’article de 1950.

Le terme de test pour désigner le jeu de l’imitation est employé seulement trois fois dans “Computing Machinery and Intelligence” et à une page d’intervalle192, pour répondre à l’objection que Turing appelle “l’argument de la conscience”193. La généralisation de l’expression de “test de Turing” pour désigner

190 Sans tenter d’être exhaustif, on la trouve à partir des années 70 (mais pas avant) sous la plume de Boden, Dennett, French, Ganascia, Haugeland, Hofstadter, Leiber, Michie, Penrose, Pylyshyn et Rastier respectivement dans M. Boden “Introduction” dans [M. Boden ed., The Philosophy of Artificial Intelligence, Oxford University Press, Oxford, 1990], p. 4; R. M. French, “Subcognition and the limits of the Turing test”, Mind, 99 (1990), p. 53-65; J. Haugeland, Artificial Intelligence, the very idea, trad. franç. L’esprit dans la machine, Fondements de l’intelligence artificielle, ed.

Odile Jacob, Paris, 1989, p. 11; D. Hofstadter et D. Dennett, The Mind’s I trad. franç. Vues de l’Esprit, InterEditions, Paris, 1987, p. 103; J.-G. Ganascia, L’âme-machine; les enjeux de l’intelligence artificielle, p. 203; J. Leiber, An invitation to Cognitive Science, Basil Blackwell, Oxford, 1991, chap. 9 “The Imitation Game”; D. Michie, On Machine Intelligence, a Halsted Press Book, John Wiley and Sons, New York, 1974, p. 65; R. Penrose, The Emperor’s New Mind, Oxford University Press, Oxford, 1989, “The Turing test”, p. 7-8; Z. Pylyshyn, Computation and Cognition, Toward a Foundation for Cognitive Science, op. cit., p. 53; F. Rastier, Sémantique et recherches cognitives, PUF, Paris, 1991, p. 31. Le biographe de Turing, Andrew Hodges, ne mentionne pas l’expression dans son livre, sauf comme entrée dans l’index sous la rubrique

“Turing” déclinée ensuite en entrées multiples dont l’une s’intitule : “écrit un article classique sur l’intelligence mécanique avec le “jeu de l’imitation” comme Test de Turing”. Cf. A. Hodges, Alan Turing, The Enigma of Intelligence, Unwin Paperbacks, London, 1983, p. 584.

191 Cf. W. Hao, Popular lectures in mathematical logic, Van Nostrand Reinhold Company, N-Y., p. 31 et G. Kreisel, “Review of Gödel’s ‘Collected Works, Volume I’”, Notre Dame Journal of Formal Logic, 29, 1, Winter 1988.

192 A. M. Turing, “Computing Machinery and Intelligence”, Mind, op. cit., p. 446-447. Notons que Turing est l’auteur d’un test permettant la vérification des mémoires dans les ordinateurs ainsi que du premier texte portant sur la vérification de programme, qu’il écrivit à Manchester. Cf. A.

Hodges, Alan Turing, The Enigma of Intelligence, op. cit., p. 365-366.

193 Cette objection lui avait été été adressée, comme il est dit dans l’article, par le professeur Jefferson. Le professeur Jefferson occupait la chaire de chirurgie neurale à l’Université de Manchester. Turing cite dans l’article la conférence de Jefferson (Lister Oration for 1949) sans en donner le titre : “L’esprit de l’homme mécanique” [The Mind of the Mechanical Man]. Turing participa également à un débat radiophonique contradictoire avec le même Jefferson, au studio de la BBC à Manchester, le 10 janvier 1952. Cf. A. Hodges, Alan Turing, The Enigma of

le jeu de l’imitation nous paraît fausser la perception que l’on doit se faire du sens du jeu. L’expression de “test de Turing” a, dans sa forme grammaticale même, des incidences formalistes. En effet, on la rencontre habituellement en anglais sous la forme de l’expression [Turing Test] et non pas de l’expression [Turing’s test], l’omission du cas possessif visant à accréditer l’aspect formel du jeu, qui se présente dès lors sous la même forme que celle d’un théorème mathématique, l’usage en anglais étant de nommer le théorème par le nom de son inventeur sans personnaliser le théorème par la marque du cas possessif (on parle ainsi de

“machines de Turing” [Turing machines] sans employer de cas possessif). La dénomination du jeu par le terme de “test” est donc concomitante de sa dénaturation. On la trouve dès 1974 sous la plume de D. Michie qui fut pourtant un très proche collaborateur de Turing. Voici comment il décrit le jeu 194:

«Le problème consistant à tester une machine pour savoir si elle est intelligente fut discuté pour la première fois par Alan Turing, grand logicien britannique et pionnier de l’ordinateur, qui mourut dans les années 50. […]. Turing proposa le test suivant. La machine devait être placée d’un côté d’un écran et un examinateur humain de l’autre côté. La conversation entre l’homme et la machine était rendue possible par le moyen d’une téléimprimante. Si après une heure ou deux de conversation imprimée, la machine avait été capable de tromper l’examinateur en lui faisant croire qu’il avait eu une conversation avec un être humain, alors, selon Turing, on devait concéder à la machine la prétention d’être intelligente».

On reconnaît à peine, dans cette présentation du “test”, le jeu de l’imitation tel qu’il a été formulé par Turing195. Remarquons que le terme de “test”

désigne habituellement, dans la littérature cognitive, la façon dont un organisme entre en contact actif avec son environnement par le biais d’essais et d’erreurs, par opposition à la façon passive dont il recueille des informations196. C’est ce sens technique de “test” qui semble avoir fait retour sur le texte de “Computing Machinery and Intelligence”. L’article de 1950 laisse-t-il entendre que le jeu de

Intelligence, op. cit., p. 404 et 450.

194 Cf. D. Michie, On Machine Intelligence, op. cit., p. 66.

195 Cependant, dans un article récent, le même D. Michie semble avoir été sensible à la nuance grammaticale touchant à l’usage du cas possessif; l’article, sans remettre en question la notion même de test, tente de montrer ses insuffisances et revient sur l’abus grammatical de l’expression de [Turing test]. Cf. D. Michie, “Turing’s Test and conscious thought”, Artificial Intelligence, 60 (1993).

196 Cf. Z. Pylyshyn, Computation and Cognition, Toward a Foundation for Cognitive Science, op. cit., p. 156-157.

l’imitation peut servir de test pour déceler la présence d’intelligence ?

Turing fait remarquer que la seule façon de s’assurer qu’une autre personne ou qu’une machine est bien susceptible de penser implique d’être la personne ou la machine en question197. Cette remarque impliquerait, dit Turing, une position sollipsiste que personne n’est prêt à adopter. Il faut donc, remarque Turing, accepter la convention “polie” qui attribue à autrui ou à une machine la possibilité de penser. On en conclut, bien que Turing ne le dise pas, qu’il n’est pas besoin de s’identifier à autrui ou à une machine pour lui supposer la capacité d’intelligence : les manifestations écrites de cette intelligence sont considérées comme des marques suffisantes de comportement intelligent. Le jeu de l’imitation permettant de vérifier la présence de ces marques, il peut de ce fait être considéré comme un test.

Mais on a vu que pour que le jeu de l’imitation puisse être considéré comme un test, il faut supposer l’existence d’un arbitre extérieur qui arrête le jeu.

Sans cet arbitre extérieur, le jeu continue indéfiniment. Pour que le jeu soit considéré comme un test véritable, il faut donc rajouter une clause temporelle.

Turing la mentionne comme en passant, quand il évoque l’avenir de l’intelligence artificielle et qu’il dit qu’une personne extérieure au jeu pourrait interroger l’interrogateur après cinq minutes de jeu 198:

«Je crois que dans une cinquantaine d’années, il sera possible de programmer des ordinateurs […] de telle sorte qu’ils joueront si bien au jeu de l’imitation qu’un interrogateur moyen n’aura pas 70 chances sur cent de faire la bonne identification après cinq minutes de questionnement».

Remarquons maintenant la chose suivante : pour parvenir à un arrêt, c’est-à-dire pour obtenir le même résultat que celui obtenu en faisant intervenir une personne extérieure au jeu tout en restant à l’intérieur du jeu, il faudrait s’accorder l’infinité du temps, puisque l’interrogateur n’est pas, pour Turing, censé réussir à faire la différence entre le sexe des joueurs. Or s’accorder l’infinité

197 Turing dit refuser cette conception solipsiste. Comme nous l’avons montré cependant, c’est bien le but du jeu de l’imitation dans sa deuxième formule que de convaincre le lecteur que son mode de fonctionnement intellectuel n’est pas différent de celui d’une machine. Turing se plie donc, tout en la récusant, à cette conception solipsiste.

198 A. M. Turing, “Computing Machinery and Intelligence”, op. cit., p. 442.

du temps revient à présupposer l’identification entre l’interrogateur et une machine de Turing possédant un ruban infini. Aussi peut-on voir dans la mention de l’attitude sollipsiste telle qu’elle est faite par Turing et sous réserve de se placer dans le jeu, non pas une attitude contraire au jeu de l’imitation mais au contraire la règle pour être certain de passer le “test de Turing”. Dans le cas où l’on se situe dans le jeu sans faire appel à l’infinité du temps, il n’y a donc pas de

“test de Turing”, parce que cela présupposerait ce qu’il faut réussir à prouver : l’identification de l’être humain à une machine de Turing.

Maintenant, on peut objecter que Turing mentionne expressément que le jeu s’arrête au bout de cinq minutes par l’intervention d’un personnage extérieur au jeu. Mais où justifie-t-il la possibilité de cette intervention extérieure, c’est-à-dire d’un lieu extérieur au jeu ? Nulle part.

La question de la différence entre l’intérieur et l’extérieur du jeu est donc capitale. Une chose est dès à présent certaine : voir dans le jeu de l’imitation un

“test” sans se préoccuper des conditions de sa réalisation est déjà une interprétation formaliste du jeu, qui présuppose sans la justifier l’identification du lecteur-arbitre à une machine de Turing. Pour réussir à se départir de cette interprétation formaliste, il faut donc réussir à comprendre comment Turing, tout en récusant l’attitude sollipsiste, ne justifie pas la différence qu’il opère entre l’intérieur et l’extérieur du jeu. C’est la réponse à cette question qui permettra finalement de comprendre si l’expression de “test” de Turing, appliqué au jeu de l’imitation, est ou non recevable.

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