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« Au commencement, il y a la violence. »1. C’est par cette formule que Donato Pelayo, dans « L’Homme aux lèvres de soufre » (1971), explique l’origine des Chants de Maldoror, la source de leur création. Il est vrai qu’à l’époque où écrit Ducasse, le mal et ses manifestations tendent à se confondre, chez de nombreux écrivains, avec l’acte créateur en ce qu’il a de plus intime : « Le Mal, écrivent M. Watthee-Delmotte et P.-A. Deproost, apparaît […] comme tautologique de l’acte créateur :

crise en soi, vortex du créateur englouti dans ce qui lui procure la force même de son élan, broyé par sa propre forme d’expression. »2. Tel est le cas de la violence, cette forme presque première et supérieure du mal. L’écriture de la violence est toujours signifiante : elle parle de l’homme en général, mais aussi de l’artiste en particulier. Ce thème, assez évident dans l’œuvre de Ducasse, a été maintes fois traité : la violence sous sa plume est esthétique, poétique, érotique, et surtout animale.3 G. Bachelard est le premier à avoir montré le lien unissant la violence et l’animalité dans Les Chants de Maldoror : « Quel est donc ce complexe qui nous paraît dispenser à l’œuvre de Lautréamont toute son énergie ? C’est le complexe de la vie animale ; c’est l’énergie d’agression. De sorte que l’œuvre de Lautréamont nous apparaît

comme une véritable phénoménologie de l’agression. Elle est agression pure, dans le style même où l’on a parlé de poésie pure. »4. L’animal est l’un des plus forts symboles du mal ; il est aussi et surtout celui des recoins les plus sombres de la nature humaine : « Les animaux, qui interviennent si souvent dans les

rêves et les arts, forment des identifications partielles à l’homme ; des aspects, des images de sa nature complexe ; des miroirs de ses pulsions profondes, de ses instincts domestiqués ou sauvages. Chacun d’eux correspond à une partie de nous-mêmes, intégrée ou à intégrer dans l’unité harmonisée de la personne. »5. Sans doute Ducasse contacte-t-il un imaginaire archétypal à travers cette rêverie animale si particulière et si violente. Il y a cependant chez lui une démarche plus raisonnée qui consiste à interroger les natures respectives de l’homme et de la bête. La philosophie de Naville fait de la violence une loi naturelle. Dans Les Chants de Maldoror, Ducasse s’oppose au philosophe théiste en animalisant l’homme et en humanisant l’animal ; mais dans Poésies, il semble réaffirmer au contraire la supériorité de l’homme sur la bête.

L’agressivité animale que décrit Bachelard dans son livre illustre assez clairement la définition éthique des animaux selon Naville : « Ce que nous appelons le péché existe-t-il chez les

animaux ? Si on leur refuse la conscience morale, n’ont-ils pas du moins les instincts, les penchants qui deviennent

1 Donato PELAYO, « L’Homme aux lèvres de soufre », pp. 141-147, dans Entretiens, n°30, “Lautréamont”, 1er

trimestre 1971, p. 141.

2 M. WATTHEE-DELMOTTE, P.-A. DEPROOST (dir), Imaginaires du Mal, op. cit., p. 11.

3 Cf., entre autres, Alain PARIS, « Les Bestiaires des Chants de Maldoror », pp. 79-143, dans Philippe FÉDY, Alain PARIS, Jean-Marc POIRON, Lucienne ROCHON, Quatre lectures de Lautréamont, Paris, Nizet, 1973 et Jean-Pierre LASSALLE, « Le Bestiaire de Lautréamont : classement commenté des animaux », pp. 7-18, dans Anthropozoologica, volume XLII, nº 1, 2007.

4 G. BACHELARD, Lautréamont, op. cit., pp. 8-9.

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en nous les principes du mal moral ? Ne trouve-t-on pas chez eux la sensualité, la jalousie ? On y trouve la guerre, dans tous les cas. »1. Par « guerre », le philosophe désigne en réalité toutes les formes de la prédation ; il cite à l’appui de sa thèse ces réflexions de Joseph de Maistre :

« Dans chaque grande division de l’espèce animale, il existe un certain nombre d’animaux chargés de dévorer les autres ; il y a des insectes de proie, des reptiles de proie, des poissons de proie et des quadrupèdes de proie. Il n’y a pas un moment de la durée où l’être vivant ne soit pas dévoré par un autre. Au-dessus de ces nombreuses races d’animaux est placé l’homme, dont la main destructive n’épargne rien de ce qui vit : il tue pour se nourrir, il tue pour se vêtir, il tue pour se parer, il tue pour attaquer, il tue pour se défendre, il tue pour s’instruire, il tue pour s’amuser, il tue pour tuer ; roi superbe et terrible, il a besoin de tout et rien ne lui résiste. Mais la loi s’arrêtera-t-elle à l’homme ? Non, sans doute. Cependant quel être exterminera celui qui les extermine tous ? Lui. C’est l’homme qui est chargé d’égorger l’homme. Mais comment pourra-t-il accomplir la loi, lui qui est un être moral et miséricordieux, lui qui est né pour aimer, lui qui pleure sur les autres comme sur lui-même ? C’est la guerre qui accomplira le décret. »2

Pour Joseph de Maistre et Naville, il existe une loi naturelle qui fait que les forts dévorent les faibles. Cette loi s’étend à l’homme, être supérieur qui détruit les animaux et se détruit lui-même par la violence. Seule la volonté permet à l’homme de choisir le bien et de se distinguer ainsi de la bête. Toutefois, De Maistre insiste sur le fait que la violence guerrière n’est en rien liée à la haine ou à la colère et qu’il s’agit en quelque sorte d’un phénomène naturel et nécessaire : « L’homme,

saisi tout à coup d’une fureur étrangère à la haine et à la colère, s’avance sur le champ de bataille sans savoir ce qu’il veut ni même ce qu’il fait. ». Cette idée d’une loi naturelle et animale de la violence séduit

Ducasse, qui néanmoins s’en démarque sur plusieurs points.

Dans Les Chants de Maldoror, on relève plusieurs références et allusions à la violence exercée par l’homme sur les animaux. Au début du chant III, Maldoror et Mario déplorent le fait que les hommes « se nourrissent d’êtres pleins de vie comme eux et placés quelques degrés plus bas dans l’échelle

des existences. » (III, [1], 131). À la strophe suivante, la fillette demande à sa mère pourquoi les

oiseaux évitent tant les maisons humaines ; cette dernière, qui deviendra folle, s’empresse « de

détourner la conversation de ce sujet, pénible à traiter pour tout être appartenant à la race qui a étendu une domination injuste sur les autres animaux de la création. » (III, [2], 136). Le chant I suggère de même un

état de guerre entre l’humanité et les animaux. Mais ce conflit, les deux camps le dépasse afin de faire front commun face à Maldoror : « Plus de haine réciproque ; les deux haines sont tournées contre

l’ennemi commun, moi ; on se rapproche par un assentiment universel. » (I, [10], 58). Le héros est

paradoxalement celui qui, troublant l’ordre naturel, amène la paix entre les bêtes et les hommes.

1 E. NAVILLE, Le Problème du mal. Sept discours, op. cit., p. 62.

2 Joseph DE MAISTRE, Soirées de Saint-Pétersbourg, cité par E. Navilledans Le Problème du mal. Sept discours, op. cit., pp. 63-64.

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Par ailleurs, si le thème de la guerre revient souvent sous la plume de Ducasse, le poète étend la loi naturelle à toutes les formes de la violence humaine, qu’elle soit sociale, familiale ou même, on le verra, érotique.1 Maldoror et Mario parcourent ainsi la terre, ce monde « habité par des

esprits cruels qui se massacrent entre eux dans les champs où rugit la bataille (quand ils ne se tuent pas perfidement, en secret, dans le centre des villes, avec le poignard de la haine ou de l’ambition) […]. ». La violence

ne se résume pas à la guerre entre les nations ; elle détruit aussi les familles humaines de l’intérieur (« dans le centre des villes »), non seulement par la force mais aussi par la ruse (« perfidement », « en

secret ») Cette violence n’est pas neutre ; elle est toujours motivée par un sentiment ou une

passion ; en somme, elle est toujours caractérisée (« esprits cruels », « poignards de la haine ou de

l’ambition »). Mais Ducasse insiste particulièrement sur l’hypocrisie et l’orgueil de l’homme qui,

contrairement aux animaux, prétend être meilleur qu’il ne l’est. Ainsi de ce triste constat, dans l’hymne à l’océan :

[…] les différentes espèces de poissons que tu nourris n’ont pas juré fraternité entre elles. Chaque espèce vit de son côté. Les tempéraments et les conformations qui varient dans chacune d’elles, expliquent […] ce qui ne paraît d’abord qu’une anomalie. Il en est ainsi de l’homme, qui n’a pas les mêmes motifs d’excuse. Un morceau de terre est-il occupé par trente millions d’êtres humains, ceux-ci se croient obligés de ne pas se mêler de l’existence de leurs voisins, fixés comme des racines sur le morceau de terre qui suit. […] chaque homme vit comme un sauvage dans sa tanière, et en sort rarement pour visiter son semblable, accroupi pareillement dans une autre tanière. (I, [9], 52)

Les hommes et les poissons vivent séparés les uns des autres. Les poissons se mangent les uns les autres et les hommes s’entretuent. Ce qui les distingue, c’est que les espèces de poissons, sous-entendu à l’inverse des hommes, n’ont pas « juré fraternité entre elles » : leur séparation s’explique par leur différence naturelle. L’ « anomalie » n’est pas du côté des animaux mais des humains, qui n’ont pas l’ « excuse » d’être d’espèces différentes : ces derniers se prétendent frères et proclament la moralité supérieure de leur espèce ; mais en réalité, ils vivent dans un état de guerre larvée qui rappelle leur nature primitive (« comme un sauvage dans sa tanière »). Par leur mauvaise foi, cette tendance à dissimuler le mal qui les anime, les hommes s’écartent de la loi naturelle.

Dans le même hymne, le poète évoque un combat naval qui se déroule sous les yeux moqueurs d’une cigogne de passage :

Voilà une centaine de léviathans qui sont sortis des mains de l’humanité. Les ordres emphatiques des supérieurs, les cris des blessés, les coups de canon, c’est du bruit fait exprès pour anéantir quelques secondes. Il paraît que le drame est fini, et que l’océan a tout mis dans son ventre. […] Pour couronner enfin la stupide comédie, qui n’est pas même intéressante, on voit, au milieu des airs, quelque cigogne, attardée par la fatigue, qui

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se met à crier, sans arrêter l’envergure de son vol : « Tiens ! ... je la trouve mauvaise ! Il y avait en bas des points noirs ; j’ai fermé les yeux : ils ont disparu. » (I, [9], 55)

La bataille en elle-même est décrite sur le mode du bathos1 héroï-comique. L’énumération d’éléments épiques (« ordres emphatiques des supérieurs », « les cris des blessés », « les coups de canon ») et sublimes (« une centaine de léviathans », « mains de l’humanité ») est interrompue par l’affirmation déceptive « c’est du bruit fait exprès pour anéantir quelques secondes ». Les expressions « drame » et « stupide comédie […] même pas intéressante » soulignent le côté tragi-comique des combats. L’agitation guerrière des hommes contraste avec la fatigue sereine de la cigogne (« attardé par la fatigue », « sans

arrêter l’envergure de son vol »). Cette dernière devient le témoin naïf de la scène. La nature et le ton

familier de sa remarque (« Tiens !... je la trouve mauvaise ») contrastent avec la réalité du massacre. De sa position surplombante (« au milieu des airs »), les puissants « léviathans » ne sont guère que des « points noirs », et leur terrible affrontement s’achève en un battement de paupière (« j’ai fermé les

yeux : ils ont disparu. »). Par ce déplacement stratégique du regard critique, le poète voit en l’animal

un juge qui s’ignore : la différence de point de vue relativise de manière ironique l’importance de la bataille, révèle la vanité des hommes et tourne en dérision leur glorieuse violence.

Ce que Ducasse dénonce, c’est moins la loi naturelle de la violence que la mauvaise foi de l’homme, qui nie ou travestit sa part d’animalité, et donc de mal.

Si Naville tend à considérer l’homme comme un être à part dans la Création, Ducasse, au contraire, accentue son animalité.

La place des hommes dans la hiérarchie des êtres est pour le moins incertaine. Au début du chant III, Maldoror et Mario constatent qu’ils « se nourrissent d’êtres pleins de vie comme eux et placés

quelques degrés plus bas dans l’échelle des existences. » (III, [1], 131). Ces « quelques degrés » semblent bien

peu de choses, et l’écart entre les hommes et les animaux paraît bien ténu. Souvent, le poète emploie le terme de « race » ou d’« espèce » à propos des êtres humains. De nombreuses métaphores les animalisent : ce sont tantôt les « kakatoès » (131) ou les « isards humains » (134), tantôt les « marcassins de l’humanité » (V, [7], 217). Annonçant le thème décadent de la filiation simiesque de l’homme, idée issue du darwinisme2, le poète qualifie la mère incestueuse et sa bru de « femelles d’orang-outang » (IV, [3], 165). D’autres images associent la civilisation, dont l’homme se vante tant, à une société animale : à la fin du chant V, Maldoror et Elsseneur évitent soigneusement une « cité populeuse », « réunion solennelle d’animaux raisonnables, civilisés comme les

1 « Gradation ascendante, brusquement rompue. » (B. DUPRIEZ, « Bathos », p. 92, dans Gradus. Les Procédés littéraires).

2 « Lié à l’origine de la vie et au crépuscule des nations, le singe est donc aussi une composante du climat fin de siècle. Il est tout aussi

essentiel d’étudier le darwinisme en le confrontant à la notion de Décadence. » (E. STEAD, Le Monstre, le singe et le fœtus, op. cit.,

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castors. » (V, [7], 218) ; l’adolescent se demande quelles sont les raisons qui poussent son ami à

« fuir les ruches humaines ». Au fond, ce qui distingue réellement l’homme des animaux, c’est non seulement son orgueil, mais surtout son intelligence. Et ce privilège, hélas, fait également son malheur : « […] le degré d’intelligence qui les sépare des autres êtres de la création ne semble-t-il pas ne leur être

accordé qu’au prix irrémédiable de souffrances incalculables ? » (III, [1], 134). Si l’homme souffre, c’est

qu’il est soumis à la loi morale, qui n’est pas la loi naturelle ; c’est, comme l’explique Henk Hillenaar, qu’il a l’intelligence coupable de ses crimes : « L’animal, même s’il commet ce que la conscience

humaine appellerait le mal, ne saurait être mauvais. Il vit sa nature sans réserve, sans arrière-pensée, généreusement, audacieusement. Aux yeux de l’auteur des Chants, l’homme n’est qu’un animal manqué qui essaie désespérément de réintégrer sa vraie nature. »1.

Dans la poésie de Ducasse, l’homme est déchu de son statut d’être supérieur. La conscience morale est pour lui une malédiction. De là cette fascination de Maldoror pour l’animalité, synonyme d’amoralité.

Si Naville ne tranche pas entre l’animal-machine de Descartes et l’animal-homme de Buffon, Ducasse rejoint ce dernier en humanisant les bêtes, le plus souvent de manière positive.

Dans Les Chants de Maldoror, il est assez courant qu’un animal puisse parler. Ce trait confirme l’influence de l’apologue et plus particulièrement de la fable animalière sur la poésie ducassienne. Il ne s’agit pas cependant d’une simple personnification à visée rhétorique. Aux funérailles, le poète explique ainsi qu’à l’image des humains, les bêtes ont sens et parole : « Les

grillons et les crapauds suivent à quelques pas la fête mortuaire […]. Ils s’entretiennent à voix basse dans leur pittoresque langage (ne soyez pas assez présomptueux, permettez-moi de vous donner ce conseil non intéressé, pour croire que vous seul possédez la précieuse faculté de traduire les sentiments de votre pensée) […]. » (V, [6], 209).

L’adjectif « pittoresque » donne une vision positive et attendrie du langage animal ; le complément de manière « à voix basse » souligne l’humilité et la discrétion des bêtes. La parole se définit ici comme une « précieuse faculté » : elle permet à celui qui la possède de « traduire les sentiments » de sa « pensée », autrement dit de faire entendre les mouvements de son cœur et de sa raison ; elle prouve que, comme les hommes, les animaux sont dotés d’une âme et d’une intelligence. Victimes de leur orgueil et de leur prétention (« ne soyez pas assez présomptueux »), ces derniers ignorent que les animaux sont sur ce point leurs égaux.

1 Henk HILLENAAR, « Maldoror, mal de mère, ou les animaux dans Les Chants de Maldoror », pp. 105-119, dans Sandro BRIOSI, Jaap LINTVELT (dir.), CRIN (Cahiers de Recherches des Instituts Néerlandais de Langue et de Littérature Françaises), nº 19, “L’Homme et l’animal”, 1988, p. 106.

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De toute évidence, Ducasse témoigne d’une forme de bienveillance à l’égard des bêtes. Ce sentiment n’est pas sans rappeler celui qu’exprime Hugo dans certaines pièces des Contemplations.1

Les malheureuses créatures sont témoins des bassesses de l’homme — on l’a vu — et de Dieu — on le verra.2 Et surtout, Maldoror ne leur fait presque jamais de mal. C’est du moins ce qu’il prétend lorsqu’il revient sur ses incidents criminels, dans la strophe du naufrage : « […] je ne

connaissais plus de borne à ma fureur ; il me prenait des accès de cruauté, et je devenais terrible pour celui qui s’approchait de mes yeux hagards, si toutefois il appartenait à ma race. Si c’était un cheval ou un chien, je le laissais passer : avez-vous entendu ce que je viens de dire ? » (II, [13], 118). De même, le poète s’incline

devant la nécessité pour les animaux de se nourrir : au chant I, les chiens enragés aboient contre « les chouettes […] emportant un rat ou une grenouille dans le bec, nourriture vivante, douce pour les petits » (I, [8], 47-48) ; au chant IV, le héros observe une famille de crapauds qui a élu domicile sous son aisselle gauche : « Sous mon aisselle droite, il y a un caméléon qui leur fait une chasse perpétuelle, afin de ne pas

mourir de faim : il faut que chacun vive. » (IV, [4], 170).

Comme l’écrit H. Hillenaar, il semble bien que, paradoxalement, pour Maldoror, « les vraies

valeurs, la liberté, la générosité et, si l’on peut dire, l’humanité se trouvent du côté de l’animal. L’homme en est plutôt dépourvu. »3. Mais plus encore, le « non qu’il oppose à la raison-conscience rousseauiste et romantique

s’accompagne chez lui d’un oui sans restrictions adressé à la raison “cartésienne” »4. Chez Ducasse, en effet, la rêverie animalière va de pair avec un rationalisme exacerbé. La « vieille » grue de l’exorde, « personne

raisonnable », résume cette alliance a priori antinomique de l’animalité et de la rationalité : son grand

âge convoque le lieu rhétorique de la sagesse des anciens, tandis que sa personnification en « personne raisonnable » lui confère une raison identique à celle des hommes. Ce qui rapproche l’animalité et la rationalité dans l’imaginaire ducassien, c’est que l’une comme l’autre se situent au-delà du bien et du mal et permettent à l’être de conserver son unité : « Contrairement à la

raison-conscience qui nous déchire et nous rend malheureux, la raison mathématique rejoint l’animalité qui, elle aussi, doit assurer à un être son unité et lui permettre de rester “toujours le même.” »5.

L’idéalisation de l’animalité ne contredit pas la fascination du poète pour la froide raison : toutes deux laissent espérer une existence libérée de la conscience morale et du poids de la culpabilité.

1 Cf. V. HUGO, « La Chouette », Livre troisième, XIII, pp. 170-171, « J’aime l’araignée et l’ortie… », LIVRE TROISIÈME, XXVII,pp. 204-205, « Ponto », LIVRE QUATRIÈME, XI, pp. 320-321, « Je payai le pêcheur qui passa son chemin… », LIVRE QUATRIÈME, XXII, p. 341, dans Les Contemplations, Paris, Le livre de poche, 1965.

2 Sur l’épisode du Créateur ivre, cf. infra, pp. 176-177.

3 H. HILLENAAR, « Maldoror, mal de mère, ou les animaux dans Les Chants de Maldoror », op. cit., p. 106.

4 H. HILLENAAR, « Maldoror, mal de mère, ou les animaux dans Les Chants de Maldoror », op. cit., p. 107.

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De prime abord, le rationalisme ironique de Poésies ne laisse que peu de place à l’animal, qui demeure le symbole du mal et de l’irrationnel. Comme l’a montré Sylvain-Christian David dans son article intitulé « L’Apocalypse des animaux » (2001), ce thème majeur des Chants de