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Le lecteur dans Les Chants de Maldoror

La posture du lecteur dans Les Chants de Maldoror est loin d’être passive et masquée. Dans « Le Lecteur chez Lautréamont » (1983), Gérard Mauborgne écrit à son propos : « En tout cas, il a

une fonction essentielle dans le livre. Une fonction active, n’ayons pas peur des mots, une fonction actantielle. À ce rythme on n'est pas loin de faire du lecteur le héros du texte. »2. En effet, la figure du lecteur est textuellement présente sur la scène poétique des Chants de Maldoror.

Le texte offre à tous les niveaux de nombreuses références et allusions à l’acte de lecture. C’est le constat effectué par Yojiro Ishii dans « La Structure de l’énonciation dans Les Chants de

Maldoror de Lautréamont » (1982) : « […] il n’est presque pas une page où l’énonciateur ne s’adresse au lecteur, la fréquence des évocations de celui-ci est si remarquable que l’on peut se permettre de dire qu’il joue un rôle indispensable dans la construction du texte, dont la production semble dépendre essentiellement des rapports étroits

1 J.-J. LEFRÈRE, Isidore Ducasse, op. cit., p. 537.

2 Gérard MAUBORGNE, « Le Lecteur chez Lautréamont », dans Semen, n°1, “Lecture et lecteur”, 1983, en ligne : http://semen.revues.org/4271 (page consultée le 22 février 2012).

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qu’il entretient avec l’énonciateur. »1. Ces traces lectorales dessinent en filigrane une image du lecteur et permettent de cerner son statut. Elles peuvent être regroupées en trois grands ensembles, selon qu’elles s’actualisent dans l’énoncé par la deuxième personne, la troisième personne ou la première personne. Les premières réunissent des adresses au(x) lecteur(s) qui s’effectuent soit par l’emploi d’un « vous » de pluriel (« Soyez néanmoins, si vous le pouvez, aussi calmes que moi, dans cette

lecture » [I, [9], 50]) ou de politesse, soit par un tutoiement parfois associé à l’apostrophe

(« Lecteur » [I, [2], 40] ; « Ô lecteur » [II, [8], 95]). Les deuxièmes désignent, par énallage de la troisième personne, un lecteur unique (« le lecteur » [V, [1], 189], « celui qui me lit » [V, [5], 206]), et moins souvent, au pluriel, un lectorat plus large et quelque peu déprécié (« les impatients, affamés de

ces sortes de lectures » [IV, [6], 176] ; « chacun ne sera pas de mon avis » [VI, [2], 223], le pronom

distributif « chacun » supposant une collectivité). Les dernières traces désignent à travers le « nous » inclusif une communion entre le poète et le lecteur (« Nous ne sommes plus dans la narration », [V, [7], 214]. En comparant ces trois ensembles, on peut établir deux regroupements plus signifiants, avec d’un côté une masse lectorale indéfinie et mise à distance, et de l’autre, une figure unifiée du destinataire, intégrée à la sphère de réciprocité du poète (les traces au singulier autres que le « vous » de politesse et le « nous » inclusif ). On retrouve ici la distinction pragmatique entre public et lecteur2. Et cette distinction prend la forme d’une variation graduelle de l’intimité, que le texte paraît mettre en avant dès les premières lignes.

En effet, Les Chants de Maldoror débutent par : « Plût au ciel que le lecteur » (I, [1], 39). Le seuil de l’œuvre pointe d’emblée une situation d’énonciation scripturale. Dans l’ordre de la lecture, le lecteur préexiste au poète, qui n’apparaît que quelques lignes plus loin, en interlocution avec son destinataire : « Écoute bien ce que je te dis ». Bien avant d’introduire une histoire d’ailleurs discontinue, Les Chants de Maldoror exposent dans leur strophe liminaire une scène poétique où l’existence du poète découle de celle de son lecteur. Le texte se présente avant tout comme un échange littéraire qui projette sa réception en tant qu’énoncé écrit. L’écriture de l’œuvre a donc pour raison première sa propre lecture. À la suite de M. Pleynet3, Y. Ishii note avec justesse que le lecteur se dédouble par l’acte de lecture : « Cette première mention du lecteur dans le texte annonce qu’il ne

se présente pas simplement comme celui qui lit, mais aussi comme celui qui se lit (car il se voit lui-même incrusté

1 Yojiro ISHII, « La Structure de l’énonciation dans Les Chants de Maldoror de Lautréamont », pp. 77-97, dans Études de

Langue et Littérature Françaises, nº 40, mars 1982, p. 88.

2 Le lecteur est « une place dans un dispositif, une position de lecture à laquelle le texte associe diverses caractéristiques » tandis que le public désigne « les personnes qui lisent effectivement le texte ». (D. MAINGUENEAU, Éléments de linguistique pour le

texte littéraire, op. cit., p. 78).

3 « […] “dès la première ligne”, nous nous lisons, nous, lecteurs, “je me lis”, moi, lecteur à la troisième personne du singulier […]. » (Marcelin PLEYNET, Lautréamont par lui-même, Paris, Le Seuil, « Écrivains de toujours », 1967, p. 111).

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sur la page qu’il lit), c’est-à-dire comme “ce qu’il lit”. »1. Le livre est donc un miroir tendu au lecteur ; mais il n’est pas conseillé à tout le monde de s’y mirer : « Il n’est pas bon que tout le monde lise les pages

qui vont suivre : quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger. ». Le poète définit son lectorat et

le voudrait restreint à des lecteurs d’exception, quelques happy few affectés, comme lui, d’une distorsion affective qu’illustre ici l’oxymore du « fruit amer ». Le livre est donc nocif à la personnalité du plus grand nombre. C’est ainsi que le poète avertit ses lecteurs dans l’hymne à l’océan : « Vous, faites attention à ce qu’elle [la strophe] contient, et gardez-vous de l’impression pénible qu’elle

ne manquera pas de laisser, comme une flétrissure, dans vos imaginations troublées. » (I, [9], 50). Plus loin, il

regrette sa déclamation : « Soyez néanmoins, si vous le pouvez, aussi calmes que moi, dans cette lecture que je

me repens déjà de vous offrir ». En hâtant le récit de son rêve de métamorphose en pourceau « afin que les impatients, affamés de ces sortes de lectures, ne se mettent pas à rugir, comme un banc de cachalots macrocéphales qui se battent entre eux pour une femelle enceinte » (IV, [6], 176), le poète se moque d’une

certaine stéréotypie littéraire.2 Il faut cependant l’échange littéraire est ici comparé à un combat pour la domination sexuelle : dans l’imaginaire ducassien, l’activité poétique, à deux ou plus, semble érotisée.

On voit se dessiner, à l’opposé de cette figuration plurielle du public dont certains membres sont tolérés dans la communication à travers le « vous » de politesse, une figure du lecteur idéal, représentation singulière et synthétique des quelques hypothétiques lecteurs aptes à recevoir l’œuvre comme elle le devrait. Ce lecteur est doté d’un certain nombre de caractéristiques disséminées au fil de l’œuvre et qui font de lui une sorte de personnage fantomatique et fantasmatique : il appartient ainsi au groupe formé par Lohengrin, Holzer, Mario, Elsseneur, Réginald et Mervyn. Le poète imagine un jeune homme qui « [se vante] sans cesse de [sa] perspicacité

(et non à tort) » (V, [2], 193); qui a « une passion connue pour les énigmes », qui fait partie des « sincères

amateurs de la littérature » (VI, [1], 222), et surtout, qui n’a pas « dépassé la puberté » (V, [5], 206). Il s’adresse à ce destinataire comme à un malade : « il faut espérer, quoique ta tête soit encore malade, que ta

guérison ne tardera certainement pas à rentrer dans sa dernière période. » (V, [1], 191). La lecture est par

ailleurs comparée à un cheminement périlleux : le poète souhaite en effet au début de l’œuvre que son lecteur « trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages

sombres et pleines de poison » (I, [1], 39). Si celui qui lit est ouvertement manipulé dans la préface

chant VI, c’est afin qu’il soit soustrait, par la surprise et la stupeur, au commun des lecteurs. En effet, l’image de la marche croise allusivement celle du somnambulisme provoqué : le lecteur « ne

1 Y. ISHII, « La Structure de l’énonciation dans Les Chants de Maldoror de Lautréamont », op. cit., p. 89.

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voit pas très-bien où l’on veut d’abord le conduire ».1 La lecture renoue implicitement avec le caractère curatif du premier magnétisme, ce qui suggère une manière d’hypnose verbale.

Ce portrait à main levée annonce les principaux traits de la relation qui unit le poète au lecteur. Dans la strophe des pédérastes, cette relation est érotisée par le poète, qui se présente comme un vampire sexuel : les rapports qui l’unissent au lecteur paraissent donc fondés sur un amour vampirique, sadomasochiste et surtout cauchemardesque.2 De fait, à la fin du chant I le poète assure au « jeune homme » (I, [14], 73) qu’il a « un ami dans le vampire, malgré [son] opinion

contraire ». Dans la strophe liminaire du chant V, entièrement adressée au lecteur, le poète qui se

fait guérisseur avoue ses sentiments à un patient hors norme : « Mais… courage ! il y a en toi un esprit

peu commun, je t’aime, et je ne désespère pas de ta complète délivrance » (V, [1], 191). Il lui propose un

remède d’un genre particulier, dont le but symbolique est de couper le malade de ses attaches affectives et de le dépouiller de son humanité.

Comme nourriture astringente et tonique, tu arracheras d’abord les bras de ta mère (si elle existe encore), tu les dépèceras en petits morceaux, et tu les mangeras ensuite, en un seul jour, sans qu’aucun trait de ta figure ne trahisse ton émotion. Si ta mère était trop vieille, choisis un autre sujet chirurgique [sic], plus jeune et plus frais, sur lequel la rugine aura prise, et dont les os tarsiens, quand il marche, prennent aisément un point d’appui pour faire la bascule : ta sœur, par exemple. […] La potion la plus lénitive, que je te conseille, est un bassin, plein d’un pus blennorrhagique à noyaux, dans lequel on aura préalablement dissous un kyste pileux de l’ovaire, un chancre folliculaire, un prépuce enflammé, renversé en arrière du gland par une [sic] paraphimosis, et trois limaces rouges. (192)

L’étrange recette marie de manière implicite cannibalisme et inceste et donne un aperçu des perversions qui animent l’imaginaire ducassien.3 La fin de la strophe semble confirmer l’amour du poète en fixant les termes d’un contrat poétique formulé comme une promesse érotique : « Si tu

suis mes ordonnances, ma poésie te recevra à bras ouverts, comme quand un pou résèque, avec ses baisers, la racine d’un cheveu. » (192). Le complément circonstanciel de manière « à bras ouverts » érotise l’acte de

lecture ; comme l’acarus sarcopte du chant I, le pou est un avatar naturel du vampire ; l’antithèse « résèque »/« baisers » apporte enfin une touche sadomasochiste à l’image. La comparaison avec la résection (ou coupure) du cheveu par l’acarien fait consteller les thèmes du vampire et du cauchemar — érotisme et oppression vampirique nés du contact avec la poésie, et violence et animalité du pou, acarien suceur de sang — autour de l’échange littéraire.4

1 À propos du motif de la marche, cf. infra, pp. 611-614.

2 Sur l’adresse au lecteur dans l’hymne aux pédérastes, cf. infra, p. 78.

3 Sur le motif de la cruauté, cf. infra, pp. 331-332. Sur la figure maternelle, cf. infra, pp. 400-405. Sur l’amour filial, cf.

infra, pp. 405-410. Sur le cannibalisme incestueux, cf. infra, p. 399.

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Au début du chant III, le poète désigne l’amour comme l’énergie de sa création poétique : « Amour affamé, qui se dévorerait lui-même, s’il ne cherchait sa nourriture dans des fictions célestes […]. » (III, [1], 129). Il en sera de même au commencement du chant VI: « De cette manière, il me sera possible de

commencer, avec amour, par ce sixième chant, la série des poèmes instructifs qu’il me tarde de produire. » (VI, [2],

223). Pour la mystique naturelle, le vampire et sa victime sont unis par un lien sympathique, c’est-à-dire analogue au « [r]apport »1 et/ou à la « convenance que certaines choses ont entre elles. ». Dans la strophe de l’amphibie, il est effectivement question de la « secrète sympathie » (IV, [7], 180) qui entraîne la confiance du lecteur. On retrouve la même idée dans la strophe qui lui est consacrée au début du chant V: « N’est-il pas vrai, mon ami, que, jusqu’à un certain point, ta sympathie est acquise à

mes chants ? » (V, [1], 190). Rien n’interdit de lire ces exemples comme des syllepses. Il semble bien

exister entre le poète et le lecteur un lien à la fois amoureux et sympathique, et ce lien régit un échange littéraire qui s’érotise jusqu’au vampirisme. Or, la contamination est l’un des traits définitoires du vampirisme : le vampirisme littéraire supposerait donc une contamination par la lecture. C’est ce qu’on peut lire en substance au seuil de l’œuvre : « Plût au ciel que le lecteur, enhardi

et devenu momentanément féroce comme ce qu’il lit » (I, [1], 39). Une comparaison illustre ce processus

dans la strophe liminaire du chant V:

Et, de même que les rotifères et les tardigrades peuvent être chauffés à une température voisine de l’ébullition, sans perdre nécessairement leur vitalité, il en sera de même pour toi, si tu sais t’assimiler, avec précaution, l’âcre sérosité suppurative qui se dégage avec lenteur de l’agacement que causent mes intéressantes élucubrations. (V, [1], 191)

La contamination n’est cependant pas incontrôlée (« momentanément » [I, [1], 39] au début de l’œuvre ; ici, « avec précaution »). Si l’on tient compte de l’agent contaminant, les mots, elle ne peut et ne doit durer que le temps de la lecture.

Ce n’est qu’à la fin de l’œuvre que cette suggestion verbale est clairement formulée et révélée au lecteur. Les rapports entre l’échange littéraire et les doctrines inspirées du magnétisme sont ici indéniables, quoique désamorcés par le ton bouffon :

Pour construire mécaniquement la cervelle d’un conte somnifère, il ne suffit pas de disséquer des bêtises et abrutir puissamment à doses renouvelées l’intelligence du lecteur, de manière à rendre ses facultés paralytiques pour le reste de sa vie, par la loi infaillible de la fatigue ; il faut, en outre, avec du bon fluide magnétique, le mettre ingénieusement dans l’impossibilité somnambulique de se mouvoir, en le forçant à obscurcir ses yeux contre son naturel par la fixité des vôtres. […] Si la mort arrête la maigreur fantastique des deux bras longs de mes épaules, employés à l’écrasement lugubre de mon gypse littéraire, je veux au moins que le lecteur en deuil puisse se dire : « Il faut lui rendre justice. Il m’a beaucoup crétinisé. Que n’aurait-il pas fait, s’il eût pu vivre davantage ! c’est le meilleur professeur d’hypnotisme que je connaisse ! » (VI, VIII [10], 250-251)

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Les thèmes du mesmérisme, du somnambulisme provoqué et de l’hypnose se fédèrent autour de l’idée d’une véritable puissance réalisatrice de l’écriture.1 En effet, le poète ne cache pas son intention d’imprimer son délire à l’esprit du lecteur ; l’opération expérimentale qu’effectuera ce dernier est comparée à une greffe d’organe : « Eh quoi, n’est-on pas parvenu à greffer sur le dos d’un rat vivant la

queue détachée du corps d’un autre rat ? Essaie donc pareillement de transporter dans ton imagination les diverses modifications de ma raison cadavérique. » (V, [1], 191). Le processus est présenté sur le mode passif au

chant VI: « Quand même je n’aurais aucun événement de vrai à vous faire entendre, j’inventerais des récits

imaginaires pour les transvaser dans votre cerveau. » (VI, v [7], 240). La lecture manifeste une

ambivalence fondamentale : le lecteur est tantôt l’agent, tantôt le patient de la suggestion verbale dont il est l’objet. Son attitude face à la fiction doit être une acceptation consciente : le poète lui demande moins « le nuisible obstacle d’une crédulité stupide, que le suprême service d’une confiance profonde » (IV, [7], 180).2 L’ouverture des Chants de Maldoror est on ne peut plus claire : « […] à moins qu’il

n’apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d’esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme comme l’eau le sucre. » (I, [1], 39). Le lecteur se laisse hypnotiser

par celui qui écrit et s’efforce d’être conscient de cet abandon temporaire. On pourra donc parler, pour qualifier les digressions qui culminent dans les chants IV et V, de léthargie de la lecture : la cohésion du continuum graphique, particulièrement forte dans Les Chants de Maldoror, semble mimer par les mots la continuité de l’influx psychique du magnétiseur.

Enfin, le « nous » rapproche, du moins par le texte, le lecteur et le poète : « […] de même

que le lecteur à la troisième personne laisse paraître sa tendance à la deuxième personne, de même le lecteur à la deuxième personne est parfois, sinon toujours, prêt à glisser vers la première personne en s’unissant avec l’énonciateur. »3. Ainsi de ce passage du chant VI : « Mais, nous ne sommes point encore arrivés à cette partie

de notre récit, et je me vois dans l’obligation de fermer ma bouche, parce que je ne puis pas tout dire à la fois

[…]. » (VI, VI [8], 244). Associé au poète à travers le « nous », le lecteur devient son acolyte dans la création poétique, ce qui établit une sorte de « solidarité narrative »4, pour reprendre le mot d’Y. Ishii : « Si l’auteur-énonciateur, qui disait de Maldoror “le héros que je mets en scène” au début du Chant

deuxième, se met à l’appeler dans le Chant sixième “notre héros”, c’est qu’il se propose de présenter ce dernier chant non pas comme sa production personnelle, mais comme un travail coopératif qu’il poursuit de concert avec son lecteur. »5. Le commentateur dégage ainsi trois étapes dans la relation qui unit le lecteur au poète : l’ « implication » par la troisième personne, l’ « assimilation » par la deuxième personne et la

1 Sur la puissance réalisatrice de l’écriture, cf. infra, pp. 498-499.

2 Concernant la foi poétique, cf. infra, pp. 457-460.

3 Y. ISHII, « La Structure de l’énonciation dans Les Chants de Maldoror de Lautréamont », op. cit., p. 94.

4 Y. ISHII, « La Structure de l’énonciation dans Les Chants de Maldoror de Lautréamont », op. cit., p. 95.

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« solidarité » par la première personne. Ce passage de l’hymne au pédéraste montre cette gradation : « Que ne puis-je regarder à travers ces pages séraphiques le visage de celui qui me lit. S’il n’a pas

dépassé la puberté, qu’il s’approche. Serre-moi contre toi, et ne crains pas de me faire du mal ; rétrécissons progressivement les liens de nos muscles. Davantage. Je sens qu’il est inutile d’insister ; l’opacité, remarquable à plus d’un titre, de cette feuille de papier, est un empêchement des plus considérables à l’opération de notre complète jonction. » (V, [5], 206-7). À la troisième personne impliquant le lecteur (« celui qui me lit »),

succèdent une deuxième personne l’assimilant un peu plus à l’échange littéraire (« Serre-moi contre

toi ») puis une première personne inclusive, qui le rend solidaire du poète (« rétrécissons progressivement les liens de nos muscles »).

Si toute union sexuelle véritable est impossible entre celui qui écrit et celui qui lit, accorder à ce dernier un rôle sur la scène poétique revient à l’intégrer de manière métaleptique à l’univers de l’œuvre. L’écriture permet au poète de simuler des interférences entre l’univers maldororien et l’univers « réel » du lecteur.

La strophe 2 du chant I métamorphose ainsi le lecteur en un requin jouissant, dans une extase noire, avec ses « narines orgueilleuses, larges et maigres » (I, [2], 40), de la haine que l’œuvre distille sous forme de « rouges émanations ». L’image débute par une simple comparaison : le lecteur inhalant ces parfums sera « pareil à un requin ». Cette analogie initiale, qui fait de celui qui lit une sorte de carnassier littéraire, est ensuite filée en métaphore nominale et vocative : « Je t’assure, elles [les émanations] réjouiront les deux trous informes de ton museau hideux, ô monstre ». La métaphore in

absentia du « museau », amorcée par l’anaphore infidèle « les deux trous informes », qui reprend les

« narines », renforce l’analogie. Glissant de la comparaison à la métaphore in absentia, l’analogie se fait classification ; le sens figuré s’estompe, ou plutôt se superpose au sens propre. Le poète précise aussi que son lecteur va jouir et se renverser « de ventre », non pas dans l’océan, comme le ferait tout squale ordinaire, mais dans « l’air beau et noir ». En tant que « monstre », c’est-à-dire en tant que créature de composition hétérogène, le lecteur est un être double, humain et animal, aquatique et terrestre, réel et fictionnel, c’est-à-dire métaleptique, à l’image de l’amphibie du chant IV (IV, [7]).

On observe d’autres interférences entre l’univers fictionnel et celui du lecteur. Dans la