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La poésie de la transgression

hez Ducasse, il ne s’agit pas seulement de transgresser les règles de la rhétorique, mais aussi de mettre en œuvre une poésie de la transgression. En s’attaquant au beau, au bien et au vrai avec une évidente jubilation, le poète des Chants de Maldoror et de Poésies fustige le platonisme de son siècle.

D’abord dans Le Romantisme français : esthétique platonicienne et modernité littéraire (1999)1, puis dans un article de synthèse intitulé « Platon et le platonisme dans la littérature française de l’âge romantique » (2001)2, Michel Brix étudie l’importance du platonisme dans l’esthétique et la pensée du XIXe siècle. Ce platonisme, qui n’entretient que des rapports lointains avec la doctrine originelle de Platon, s’est constitué en vague système au fil des siècles avant d’être consacré par le romantisme allemand, et notamment le romantisme d’Iéna.3 Pour l’essentiel, la doctrine repose sur les notions suivantes :

[…] l’opposition sensible/intelligible ; l’hypothèse de l’existence de valeurs absolues qui constituent le fondement de la réalité, et qui rendent possibles la connaissance et l’éthique ; l’idée que les choses sensibles seraient toutes la copie d’un modèle intelligible ; l’orientation ascendante de la recherche intellectuelle vers l’initiation spirituelle ; la nécessité de chercher le bien et la volonté de réformer la société pour y établir l’harmonie ; la conception de l’Absolu comme l’Un, — le multiple étant l’apanage du monde terrestre (et la multiplicité des sensations s’opposant à l’unité du raisonnement) ; la thèse que l’inspiration poétique et la passion amoureuse permettent de se hausser du monde sensible vers l’univers intelligible.4

Ces idées font leur entrée en France d’abord grâce à Madame de Staël, puis Victor Cousin, lequel donne en 1818 un cours de philosophie intitulé Du Vrai, du Beau et du Bien, par la suite publié en 1853. Le Cours d’esthétique de Théodore Jouffroy de 1826, publié en 1843, marque également les esprits. Les concepts de cette philosophie sont relativement simples et correspondent à des

1 Michel BRIX, Le Romantisme français : esthétique platonicienne et modernité littéraire, Louvain, Peeters, « Collection d’Études classiques », 1999.

2 M. BRIX, « Platon et le platonisme dans la littérature française de l’âge romantique », pp. 43-60, dans Romantisme, volume 31, n° 113, “L’Antiquité”, 2001.

3 Le Cercle d’Iéna était un groupe d’écrivains allemands réunissant Friedrich et August Wilhelm Schlegel, Novalis et le philosophe Schelling. Sur ce thème, cf. Laurent VAN EYNDE, Introduction au romantisme d’Iéna. Friedrich Schlegel et

l’Athenäum, Bruxelles, Ousia, 1997.

4 M. BRIX, « Platon et le platonisme dans la littérature française de l’âge romantique », op. cit., pp. 44-45.

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valeurs absolues : « En s’autorisant de la caution de Platon, Victor Cousin a défini une triade d’Idées

majeures, qui resplendirait au-dessus de nos têtes : le Beau, le Bien, le Vrai. Au centre de cette triade, l’idée du Beau luit d’un éclat sans pareil et représente l’image extérieure de l’Idéal. D’où la thèse que les artistes ont à donner figure à cette idée. »1. Soutenu par les écrivains de la première moitié du siècle ainsi que par l’université française, ce platonisme imprègne durablement l’art et la littérature ; son influence s’étend bien au-delà du seul romantisme : il irrigue des courants aussi divers que le positivisme, le néo-christianisme et le symbolisme. On ne saurait cependant réduire le romantisme à l’idéalisme platonicien : « Certes, écrit M. Brix, l’influence du platonisme marque profondément la plupart des écrivains du

XIXe siècle, mais l’ensemble du romantisme ne peut se laisser appréhender seulement comme une remise à l’honneur de l’inspiration platonicienne. »2. En effet, ce serait oublier le goût des romantiques pour la sensation et les sentiments, pour le sublime et le surnaturel, pour l’excès et la transgression. Tous les écrivains romantiques n’ont pas été platoniciens, tant s’en faut, et tout le siècle n’a pas été romantique. Balzac et Stendhal mais surtout Nerval et Gautier se sont démarqués de cet idéalisme, annonçant les œuvres de Flaubert et de Baudelaire, elles-mêmes fondatrices de la décadence, longtemps considérés comme la part d’ombre du symbolisme. Aussi appelé « décadentisme », la décadence correspond, comme le résume Yves Vadé, à un « [c]ourant esthétique

actif en France et en Europe dans les années 1880, apparu au confluent de facteurs historiques, philosophiques et littéraires. »3. La défaite de 1871, les événements de la Commune de Paris, les commencements laborieux de la Troisième République instaurent un climat de crainte et d’angoisse. L’essor du scientisme et de la philosophie déterministe va de pair avec une forte tendance au pessimisme. Le spectre de la décadence historique, fondé sur le mythe de la décadence de L’Empire romain, traverse le siècle et ressurgit au cours de ses dernières décennies. La décadence littéraire entend puiser son inspiration dans ce climat morbide et anxiogène. Parodié dès 1885, l’imaginaire décadent regroupe un ensemble de thèmes récurrents : « […] prédominance des espaces clos, des

crépuscules, des eaux mortes, évocations de Byzance, de Venise, paysages intériorisés, fuites dans le rêve, dans les perversions sexuelles, recherche systématique de l’artifice. »4. Dans Le Monstre, le singe et le fœtus (2004), Evanghélia Stead adopte le point de vue de la poétique et propose de définir l’ «‘esprit de

Décadence’ » comme « un éventail d’écritures et de styles qui défient la catégorisation et l’évolution traditionnellement liées à l’idée de mouvement, mais qui ne cherchent pas moins à violer les interdits, à surprendre et à innover par la langue, le style, les idées et l’esthétique en s’opposant à la fois au classicisme et à la

1 M. BRIX, « Platon et le platonisme dans la littérature française de l’âge romantique », op. cit., p. 47.

2 M. BRIX, « Platon et le platonisme dans la littérature française de l’âge romantique », op. cit., p. 60.

3 Yves VADÉ, « Décadentisme », pp. 115-117, dans M. JARRETY (dir.), Lexique des termes littéraires, op. cit., p. 115.

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bienséance. »1. On ajoutera que d’une certaine façon, la décadence apporte une réponse tardive, mais spectaculaire, à l’idéalisme romantique.

C’est en filiation avec l’antiplatonisme que s’inscrivent en grande partie Les Chants de

Maldoror, et de manière ironique, le propos de Poésies. La création ducassienne s’affirme comme

une remise en cause violente et ludique de l’harmonie platonicienne. Héritier de Gautier, de Nerval et surtout de Baudelaire, Ducasse préfigure à sa manière la littérature décadente et l’esprit fin de siècle. Sa rupture esthétique prend cependant un relief singulier et personnel : face à l’idéal platonicien et romantique, le sujet ducassien érige un idéal subjectif lui-même perfectible.

Le mal

Le platonisme trouve son unité théorique autour de la notion de beau, mais dans la pratique, au XIXe siècle, c’est sur l’éthique que les créateurs mettent primitivement l’accent. Jean Lacoste débute son article intitulé « Les Généalogies de la morale » (2008) par cette interrogation : « Est-il une seule œuvre littéraire majeure du XIXe siècle qui ne pose, d’une certaine manière, une question morale ? Qui ne formule une interrogation sur le bien et le mal, sur la faute et la liberté, sur le crime et son châtiment, au-delà des préceptes de la morale puérile et honnête des pieux catéchismes ? »2. Les Chants de

Maldoror posent cette même question. On peut même dire qu’elle se trouve au centre de l’œuvre

d’Isidore Ducasse : elle correspond à cette thèse littérale que le poète s’attache à traiter. On sait que l’argumentation ducassienne est loin d’être claire, et qu’elle est surtout très poétique. Dès lors, l’enjeu sera non pas de déterminer si Les Chants de Maldoror sont, oui ou non, une « œuvre littéraire

majeure », mais de découvrir la réponse que cette œuvre apporte au problème du Mal. Il convient

avant toute chose de considérer deux éléments : le premier est le contexte culturel et artistique de la seconde moitié du XIXe siècle ; le second est la prétendue dette de Ducasse envers le philosophe Ernest Naville.

L’imaginaire du mal subit d’importantes mutations au cours du XIXe siècle. Le romantisme renoue avec le mythe de Satan afin d’enfermer le mal dans une sorte d’altérité stable et rassurante. Par le mythe de la rédemption et la négation implicite d’un véritable péché originel, les grands romantiques rêvent d’une réintégration du négatif dans le positif. Ces représentations vont profondément se modifier à partir des années 1850, notamment après la publication des

Fleurs du Mal (1857). Dans leur introduction au recueil d’articles intitulé Le Mal dans l’imaginaire

1 Evanghélia STEAD, Le Monstre, le singe et le fœtus. Tératogonie et Décadence dans l’Europe fin-de-siècle, Genève, Droz, « Histoire des idées et critique littéraire », 2004, p. 26.

2 Jean LACOSTE, « Les Généalogies de la morale », pp. 3-8, dans Romantisme, nº 142, “La Question morale au XIXe” siècle, 2008, p. 3.

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littéraire français (1998), Myriam Watthee-Delmotte et Metka Zupančič décrivent cette évolution :

« Ainsi, si le dix-neuvième siècle littéraire français a convoqué l’image de Satan pour circonscrire le Mal, le fuir,

l’exorciser ou l’encenser, dès la seconde moitié de ce siècle, l’apparition des philosophies positivistes et le désarroi lié à la mise en place chaotique de l’ère industrielle ont bouleversé tant l’horizon mental que le paysage social, et effacé du même coup bien des évidences. »1. Désormais, le mal n’est plus extérieur à l’homme, mais indissociable de sa nature et de son être ; il n’est plus un et indivisible, mais adopte des formes multiples, allant de la souffrance à la folie en passant par la haine et la violence ; il n’est plus clairement distingué du bien et peut même se confondre avec lui. Cette image nouvelle et complexe du mal se reflète dans la poésie ducassienne.

C’est pourtant une vision beaucoup moins transgressive du bien et du mal que Ducasse propose dans sa correspondance. En effet, le jeune poète prétend s’inscrire en filiation avec le philosophe suisse Ernest Naville (1816-1899).2 Professeur d’histoire de la philosophie puis professeur de théologie à la Faculté des lettres de Genève, Naville a été membre de l’Institut de France de cette même ville. Entre le 26 novembre et le 17 décembre 1867, le philosophe prononce sept conférences à Genève puis à Lausanne. Ces discours seront réunis en octobre 1868 sous le titre Le Problème du Mal. Profondément théiste, d’inspiration à la fois positiviste et néo-platonicienne, la philosophie de Naville repose sur l’idée que le bien est la volonté de Dieu, que le mal est une anomalie de la Création, et que la destinée de l’homme est de détruire ce mal afin d’instaurer une société spirituelle fondée sur le devoir, l’amour du prochain et l’amour de Dieu. En 1929, Paul Éluard découvre en Suisse un exemplaire du Problème du Mal dans son édition de 1868. Le livre porte à la page 180 deux annotations qu’on peut attribuer, sinon à Ducasse, du moins à un « imitateur très doué »3. Le paragraphe annoté s’intitule État primitif de

l’humanité et se trouve dans le quatrième discours (La Solution). La première annotation répond à

l’exemple d’un jeune marchand rendu incapable de malhonnêteté par la pratique assidue du bien et de la vérité : « Et ceux qui emportent la caisse ? après 30 ans de travail. L’habitude n’est pas une loi

absolue ; ce serait au bout d’un certain temps la négation, la perte même de la liberté. ». Cette première

réfutation est suivie d’une seconde, qui répond à la phrase « Nous estimons libre, dans le plus haut sens

du mot, celui qui est affranchi du mal » : « N’écrivez pas cette phrase puisqu’il n’y a que Dieu qui soit affranchi du mal. Et encore ! ». Pour Ducasse, la liberté semble précisément résider dans la possibilité d’un

choix entre le bien et le mal. Il réfute l’idée d’un apprentissage du bien et d’une destruction totale du mal. Et plus encore, il émet l’hypothèse très gnostique d’un Dieu imparfait. Il y a loin entre ces

1 Myriam WATTHEE-DELMOTTE, Metka ZUPANČIČ (dir.), Le Mal dans l’imaginaire littéraire français. 1850-1950, Paris-Orléans [Ontario], L’Harmattan-David, 1998, p. 23.

2 Cf. J.-J. Lefrère, Isidore Ducasse, op. cit., pp. 450-453.

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remarques et les affirmations qu’on peut lire d’abord dans sa correspondance, puis dans Poésies. Cependant, un détail d’importance paraît confirmer l’opinion réelle de Ducasse à l’égard des thèses de Naville. Dans la livraison de juillet-août 1870 de L’Annuaire philosophique, dirigé par le libre penseur Louis-Auguste Martin, les lecteurs pouvaient lire cette réclame : « Poésies, par Isidore

Ducasse, broch. in-18°, librairie Dentu. »1. Or, dans la livraison de janvier-février 1869, Martin avait sévèrement jugé le Problème du Mal de Naville. Il réfutait violemment la doctrine du philosophe protestant et concluait ainsi son compte-rendu : « Le problème du mal s’explique par l’imperfection

inhérente à la nature morale et physique ; il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de bien absolu. »2. Pour J.-J. Lefrère, la critique de Martin permet de comprendre la place qu’occupe véritablement Naville dans la pensée de Ducasse : « Les réflexions de Martin sur Naville sont proches de celles de Ducasse

suggérant [sic] qu’il n’y a peut-être pas à chercher bien loin la circonstance dans laquelle l’auteur de Poésies a découvert les écrits de Naville : les remarques de Ducasse dans la marge d’un exemplaire du Problème du Mal paraissent répondre en écho au compte-rendu de L’Annuaire philosophique. »3. Partant de ces éléments, on peut supposer qu’en réalité, Les Chants de Maldoror procèdent, du moins en partie, d’une réfutation poétique de la pensée de Naville.

Dans les pages qui suivent, il s’agira de décrire la position de Ducasse face au problème du mal, de définir sa situation poétique, esthétique et éthique par rapport à cette question, mais aussi de dégager le sens que revêt ce thème dans sa poétique subjective.

Le moraliste

M. Watthee-Delmotte et M. Zupančič constatent que, durant « la seconde moitié du

dix-neuvième siècle, les écrivains, héritiers de la notion romantique du poète éclaireur des peuples, se considèrent comme les révélateurs du Mal dont ils ont acquis, par leur génie particulier ou leur volonté de comprendre, une perception aiguë. »4. Pour sa part, le poète des Chants de Maldoror affirme avoir vu les hommes « lasser les

moralistes à découvrir leur cœur […]. » (I, [5], 42). Or, ce poète se fait bel et bien moraliste dans le but

de décrire et critiquer les mœurs de l’homme. Ce faisant, il construit son éthos ; mais dans le même temps, il évoque son propre comportement et donne à son discours une portée subjective, voire psychologique.

Dans Les Chants de Maldoror, le poète énonce une morale subversive. Malgré cela, la correspondance de Ducasse met en exergue le but prétendument moralisateur de ses premiers

1 J.-J. Lefrère, Isidore Ducasse, op. cit., p. 560.

2 Cité par J.-J. LEFRÈRE,Isidore Ducasse, op. cit., p. 563.

3 J.-J. Lefrère, Isidore Ducasse, op. cit., p. 536.

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écrits. Et pour ce qui est de Poésies, ce texte complexe n’illustre, du moins en apparence, qu’un changement de méthode censé s’appuyer sur une redéfinition de la figure du moraliste par rapport à celles du philosophe et du poète.

On remarque en premier lieu que Les Chants de Maldoror proposent une image singulière et transgressive du poète moraliste.

Au début du chant II, celui qui écrit évoque la disparition du chant précédent :

Où est-il passé ce premier chant de Maldoror […] ? Où est passé ce chant... On ne le sait pas au juste. Ce ne sont pas les arbres, ni les vents qui l’ont gardé. Et la morale, qui passait en cet endroit, ne présageant pas qu’elle avait, dans ces pages incandescentes, un défenseur énergique, l’a vu se diriger, d’un pas ferme et droit, vers les recoins obscurs et les fibres secrètes des consciences. (II, [1], 75)

À première vue, Maldoror se présente comme un moraliseur, c’est-à-dire comme quelqu’un « qui

affecte de parler morale »1. L’hyperbole « un défenseur énergique » constitue cependant une marque d’ironie et invite à douter de cette affirmation pour le moins étonnante ; de même, les métaphores des « recoins obscurs » et des « fibres secrètes des consciences » décrivent davantage une exploration de l’âme humaine qu’un discours établissant des règles de conduite. Maldoror est moins un moralisateur qu’un moraliste, un écrivain « qui traite des mœurs »2, de la « manière de vivre,

des usages, coutumes, préjugés, qui varient chez les différents peuples et dans les différents siècles »3. Le discours du moraliste n’est pas prescriptif, mais critique.

En effet, le poète précise un peu plus loin son but, qui est de dévoiler le vrai visage de l’homme :

Je voudrais qu’il ne ressente pas, moi, qui ne lui apprends rien de nouveau, une honte éternelle pour mes amères vérités ; mais, la réalisation de ce souhait ne serait pas conforme aux lois de la nature. En effet, j’arrache le masque à sa figure traîtresse et pleine de boue, et je fais tomber un à un, comme des boules d’ivoire sur un bassin d’argent, les mensonges sublimes avec lesquels il se trompe lui-même : il est alors compréhensible qu’il n’ordonne pas au calme d’imposer les mains sur son visage, même quand la raison disperse les ténèbres de l’orgueil. (II, [1], 75-76)

La prétérition (« Je voudrais qu’il ne ressente pas […] une honte éternelle ») a valeur d’antiphrase : c’est bien la honte que le poète cherche à provoquer chez l’homme ; et en invoquant le respect des lois de la nature, il transforme sa volonté de moraliste en inévitable fatalité. L’image du « masque »

1 É. LITTRÉ, « Moraliseur », dans Le Dictionnaire de la langue française [1873].

2 É. LITTRÉ, « Moraliste », dans Le Dictionnaire de la langue française [1873].

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présente l’homme comme un être de mensonge, un hypocrite au sens étymologique du terme1, qui ment non seulement aux autres (« figure traitresse ») mais aussi à même (« il se trompe

lui-même »). L’antithèse « figure pleine de boue »/« mensonges sublimes » met en relief sa vanité : l’homme

cache sa laideur morale sous une beauté d’apparat. En renouvelant le lieu commun des lumières de la « raison » qui « disperse les ténèbres de l’orgueil », Maldoror s’affirme comme le révélateur moral de l’homme, celui qui met au jour ses « amères vérités ». Et en comparant les « mensonges » de l’homme à des « boules d’ivoire » qu’il ferait tomber « sur un bassin d’argent », le poète évoque une poésie sonore et dérangeante, une parole qui arrache l’homme de son sommeil coupable.

Cette visée non pas prescriptive mais critique s’affirme un peu plus à la strophe 2 du chant IV, où le poète assure que chacun se reconnaîtra dans sa poésie « non pas tel qu’il devrait être,

mais tel qu’il est »2, inversant ainsi le principe de toute littérature moralisatrice, qui est de montrer à l’homme ce qu’il devrait être au lieu d’être ce qu’il est. À la fin cette strophe liminaire, Maldoror s’adresse directement à l’homme afin de lui expliquer le but de sa poésie :

Ne crois pas à l’intention qu’il fait reluire au soleil de te corriger ; car, tu l’intéresses médiocrement, pour ne pas dire moins ; encore n’approché-je pas, de la vérité totale, la bienveillante mesure de ma vérification. Mais, c’est qu’il aime à te faire du mal, dans la légitime persuasion que tu deviennes aussi méchant que lui, et que tu l’accompagnes dans le gouffre béant de l’enfer, quand cette heure sonnera. (II, [1], 76)

L’ambition du poète n’est donc pas morale, et les premières affirmations n’étaient qu’un leurre, tout comme l’image méliorative des lumières de la raison. L’homme et le lecteur, pris au piège, sont victimes d’un persiflage qui leur montre leur médiocrité : la bienveillance de Maldoror n’est que l’antiphrase de sa cruauté. En tant que poète, il blesse l’homme par le verbe ; en tant que