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Les destinataires de Poésies

De prime à abord, la dédicace qui précède Poésies I introduit une série de destinataires intimes :

À Georges DAZET, Henri MUE, Pedro ZUMARAN, Louis DURCOUR, Joseph BLEUMSTEIM, Joseph DURAND ;

À mes condisciples LESPÈS, Georges MINVIELLE, Auguste DELMAS ; Aux Directeurs de Revues, Alfred SIRCOS, Frédéric DAMÉ ;

AUX AMIS passés, présents et futurs ;

À Monsieur HINSTIN, mon ancien professeur de rhétorique ;

sont dédiés, une fois pour toutes les autres, les prosaïques morceaux que j’écrirai dans la suite des âges, et dont le premier commence à voir le jour d’hui, typographiquement parlant. (P I, 259)

Parmi ces amis « passés, présents et futurs », on identifie deux contacts littéraires, Alfred Sircos et Frédéric Damé, des camarades d’Amérique (Pedro Zumaran) et des Pyrénées (Henri Mue) et surtout les condisciples du poète. Se détachent deux destinataires, deux actaires qui ouvrent et clôturent la liste : d’une part, George Dazet, de l’autre Monsieur Hinstin, l’ « ancien professeur de

rhétorique ». Se démarquent aussi trois inconnus, que même J.-J. Lefrère n’a pu identifier2 : « Louis

Durcour, Joseph Bleumstein, Joseph Durand ». On peut cependant essayer une lecture plus poétique et

moins documentaire de cette suite de noms. En premier lieu, J.-J. Lefrère a établi que Durcour n’est pas un patronyme français et qu’on ne le trouve dans aucun registre. En second lieu, Joseph Durand est un nom d’une grande banalité en France. Enfin, on relève deux ressemblances entre

1 Sur le mimétisme entre père et fils, cf. infra, pp. 668-670.

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ces trois personnages : deux sur trois partagent le même prénom, Joseph ; Durand et Durcour présentent la même syllabe initiale dur-. Cette triade est cohérente sur le plan du signifiant : si ces trois personnes n’ont pas été identifiées, c’est qu’elles ne forment peut-être qu’un groupe de personnages fictionnels et fugitifs nés d’une improvisation du poète. Ducasse ferait ainsi se rencontrer destinataires intimes et destinataires fictionnels.

Dans Poésies I, la situation d’énonciation permet de distinguer trois destinataires. D’une part, au moyen de nombreux impératifs à la deuxième personne du pluriel, le poète adresse aux écrivains une série de conseils, de commandements et d’interdits : « Si vous êtes malheureux, il ne faut

pas le dire au lecteur. Gardez cela pour vous. » (P I, 271). Ces apostrophes se font souvent sur un ton

familier et ironique : « Oui, bonnes gens, c’est moi qui vous ordonne de brûler […] le canard du doute, aux

lèvres de vermouth […]. C’est ce que vous avez de mieux à faire. » (P I, 268). Il arrive que le poète prenne

ces écrivains à témoin : « Votre esprit est entraîné perpétuellement hors de ses gonds, et surpris dans le piège de

ténèbres construit avec un art grossier par l’égoïsme et l’amour-propre. » (P I, 263). D’autre part, on relève

des apostrophes moqueuses destinées aux écrivains décriés, qui sont principalement des romantiques. Enfin, on trouve un « nous » inclusif grâce auquel le poète prend la parole au nom des écrivains qui se rallieraient à sa cause : « Le doute a existé en tout temps en minorité. Dans ce siècle, il

est en majorité. Nous respirons la violation du devoir par les pores. » (P I, 272). Dans Poésies I, Ducasse

blâme les uns et enrôle les autres ; mais il le fait, presque toujours, avec ironie.

Le cadre énonciatif de Poésies II sera différent. La présence de nombreux emprunts aux moralistes classiques change le jeu des pronoms personnels : le « nous » gnomique et sans véritable référent de la maxime, ainsi que son alternative, le « on », l’emporte sur un « vous » dont les occurrences se font plus rares. Le destinataire se dissout en même temps que l’énonciation se fait plus impersonnelle et plus polyphonique. L’interlocution dans Poésies n’est plus qu’une mosaïque sans véritable cohérence.

Poésies s’ouvrent ainsi sur une exhibition ostentatoire, mais en partie artificielle, des

dédicataires ; le premier fascicule se caractérise par une mise à distance moqueuse et ironique des destinataires ; le second fascicule termine l’œuvre ducassienne sur une parole exsangue et sans destination.

La correspondance de Ducasse témoigne d’une duplicité et d’une habileté verbale qui font songer à celles du poète des Chants de Maldoror et de son personnage. Autoritaire ou pragmatique, le sujet manie le verbe afin de manipuler ses correspondants. Ces derniers apparaissent soit

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comme des moyens de parvenir à un but, soit comme des obstacles à contourner. Dans Les

Chants de Maldoror se dessine la figure d’un lecteur idéal avec lequel le poète entretient une relation

hypnotique et érotisée. La réalité empêche cette relation d’aboutir. C’est pourquoi l’acte créateur associe écriture et cauchemar, expérience poétique et expérience onirique. On trouve aux côtés du lecteur idéal de nombreux destinataires fictionnels qui mettent en abyme la nécessité narcissique et ludique de l’échange littéraire. Parmi ces destinataires se cachent les avatars fictionnels de Dazet et de François Ducasse, qui s’affirment comme des actaires aux yeux du sujet ducassien. Dans Poésies enfin, les destinataires réels, fictionnels et textuels tendent à se confondre. Mais l’artifice de la dédicace, l’ironie du propos et la vaporisation énonciative du « je » ont pour conséquence la dissolution fantomatique de ces destinataires. Au besoin ludique et narcissique de parler succède une parole désormais vide, vaine et sans écho.

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ans le Salon de 1859, Baudelaire écrit : « […] il est évident que les rhétoriques et les

prosodies ne sont pas des tyrannies inventées arbitrairement, mais une collection de règles réclamées par l’organisation même de l’être spirituel. Et jamais les prosodies et les rhétoriques n’ont empêché l’originalité de se produire distinctement. Le contraire, à savoir qu’elles ont aidé l’éclosion de l’originalité, serait infiniment plus vrai. »1. Ce paradoxe de la rhétorique, la poétique du sujet ducassien l’illustre parfaitement. En transgressant les règles classiques, Ducasse parvient à créer une rhétorique originale et subjective.

Au plan du logos, l’étude de la correspondance montre tout d’abord que le clivage majeur de la création ducassienne correspond moins à un changement de thèse qu’à une réorientation rhétorique entrainant une restructuration de la poétique subjective. Les Chants de Maldoror traitent d’un problème littéral, celui du mal et de la transgression, et d’une problématique symbolique, celle du sujet. Ironique et parodique, Poésies cache en réalité une postface aux Chants de Maldoror et surtout un hommage dissimulé à leur écriture. La poésie ducassienne procède donc d’un logos transgressif qui évolue selon les aléas de la création.

Sur le plan de l’éthos, le sujet ducassien propose une forme idiomythique de la figure du double en projetant son autoportrait symbolique sur une double scène poétique et fictionnelle : il est à la fois poète et personnage de fiction, celui-ci prenant parfois l’ascendant sur celui-là. Le reniement des Chants de Maldoror dans la correspondance et Poésies symbolise la mort partielle du sujet, lequel s’est édifié un moi en grande partie fictionnel. En outre, le poète se décrit dans Les

Chants de Maldoror comme un orateur pratiquant une éloquence parodique alliant poésie délirante

et rigueur rhétorique. Dans Poésies, son ironie désespérée associe la parodie à l’autoparodie et donne à voir un poète amer, à mi-chemin du rire et des larmes. Néanmoins, dans Les Chants de

Maldoror comme dans Poésies, Ducasse retrouve la figure primitive du poète musicien : au-delà de

la transgression, se dessinent, encore et toujours, la création d’une singularité et l’expression d’une subjectivité.

Au plan du pathos, enfin, la rhétorique ducassienne vise essentiellement à manipuler le destinataire, notamment dans la correspondance, où ce dernier s’avère n’être qu’un moyen ou un obstacle. Dans Les Chants de Maldoror, la relation poète/lecteur est à la fois magnétique et érotisée ; l’écriture du cauchemar s’annonce comme un artifice poétique se substituant à cette relation impossible. Les destinataires fictionnels des Chants de Maldoror reflètent le caractère

1 C. BAUDELAIRE, « IV. Le Gouvernement de l’imagination », pp. 261-265, dans Salon de 1859, dans Écrits sur l’art, Paris, Le Livre de poche, « Classique », 1992, p. 264.

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impérieux de l’interlocution dans la poétique du sujet ducassien. Les avatars fictionnels de Dazet et de François Ducasse désignent ces derniers comme des actaires. Quant à Poésies, le double fascicule rassemble destinataires réels, fictionnels et textuels en une instance réceptrice artificielle et sans identité, à l’image d’une parole subjective qui désormais ne fait que dire avec cynisme et ironie la vanité de son geste.

Dans L’Art et l’artiste (1932), O. Rank explique que l’artiste ne peut faire l’économie des formes préexistantes : « […] en tant que sujet créateur donné, l’artiste utilise la forme artistique qu’il trouve

toute prête pour exprimer quelque chose de personnel ; d’une certaine manière, ce quelque chose doit donc se rattacher à l’idéologie artistique ou culturelle dominante, faute de quoi l’artiste ne pourrait l’exploiter, mais il doit aussi s’en distinguer, sinon l’artiste n’aurait pas besoin de cette idéologie pour réaliser une œuvre personnelle. »1. Aux yeux du sujet ducassien, la rhétorique était cette idéologie : elle représentait un pouvoir à combattre et un savoir à maîtriser ; elle répondait à son besoin d’être autre ou de disparaître, de communiquer ou de ne plus rien dire, de se moquer des autres et de lui-même. La rhétorique dans la poétique du sujet ducassien allie création et transgression : Ducasse s’approprie l’art oratoire et en le détournant, il crée une rhétorique singulière, originale et subjective, mimétique des thèmes et des thèses qu’il aborde, ou prétend aborder. En somme, la transgression de la rhétorique l’amène à pratiquer une poésie de la transgression.

C

HAPITRE

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