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L’œuvre comme texte

Dans un essai intitulé « Le Poème, critique de la critique » (2005), l’universitaire Gérard Dessons évoque le risque encouru par toute critique strictement herméneutique : « Pour le dire

rapidement, l’herméneutique littéraire — jusque dans ses avatars scolaires, pensons à l’explication de textes — a

1 C. CHELEBOURG, L’Imaginaire littéraire, des archétypes à la poétique du sujet, op. cit., p. 115.

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perpétué ce qui était le geste fondateur de l’herméneutique, théologique : l’annulation de l’œuvre comme condition de la vérité de l’œuvre. »1. On peut étendre cette remarque aux critiques herméneutiques à visée scientifique, comme la critique de l’imaginaire ou la psychanalyse littéraire. Mais il convient d’avoir à l’esprit que la poétique du sujet reste une démarche ouverte aux autres approches critiques : elle peut, et même se doit de tenir compte des apports de l’histoire littéraire, de la stylistique, de la poétique, ou encore de la narratologie. En somme, associant critique formelle et critique érudite, elle s’approprie naturellement les diverses notions sur lesquelles s’appuie l’analyse littéraire moderne, dont le but est de comprendre ce qui fonde la singularité des textes.

Cette étude adoptera donc un point de vue formel afin d’envisager les particularités du texte tout en l’inscrivant dans une généralité diachronique.

La poétique du sujet s’intéresse à l’idiolecte, cette langue intime de l’auteur. Cette notion fait écho à celle du style : faut-il rappeler le mot de Buffon, qui dit que le style, c’est l’homme ? Est-ce à dire que l’étude de l’idiolecte passe nécessairement par l’analyse stylistique ? La réponse est positive, mais sans vouloir entrer dans un débat qui dépasse de loin le propos de cette thèse, il faut d’abord définir sur ce qu’on entendra par stylistique dans le cadre de ce travail.2 On empruntera cette définition synthétique à Michèle Aquien :

Dans son extension la plus large, on peut dire qu’elle [la stylistique] se penche sur les procédés d’expression individuelle, écrite ou orale, mais l’utilisation la plus répandue de la stylistique et qui donne lieu à une définition plus rigoureuse est en fait l’analyse linguistique et esthétique des textes littéraires en tant que tels : elle permet de mettre en valeur ce qui fait d’eux des textes littéraires. Elle trace son sillon propre entre deux limites : d’un côté, l’analyse littéraire, puisqu’elle sert l’interprétation par la rigueur avec laquelle elle étudie l’écriture (histoire des genres, contexte, choix des mots, figures, cohérences des images et des références, aspects rhétoriques et poétiques) ; de l’autre, l’analyse linguistique, puisqu’elle se sert d’outils grammaticaux et linguistiques (énonciation, pragmatique, sémiotique, etc.).3

La stylistique n’est pas qu’une étude formelle du style : elle vise à comprendre le comment mais aussi le pourquoi ; elle cherche à faire sens. On différenciera donc la stylistique de l’écart, qui recense les libertés que le texte prend par rapport à la norme linguistique, de la stylistique du singulier, qui s’intéresse aux faits de style en tant qu’il caractérise l’écriture d’un texte et d’un

1 Émilienne BANETH-NOUAILHETAS (dir.), La Critique, le critique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 178.

2 Sur la stylistique, cf. É. RAVOUX RALLO, Méthodes de critique littéraire, op. cit., pp. 96-103, J. ROGER, La Critique

littéraire, op. cit., pp. 94-95 et F. THUMEREL, La Critique littéraire, op. cit., pp. 175-177.

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auteur.1 En ce sens, étudier le style, c’est étudier la langue de l’auteur en tant que produit d’une singularisation : « […] la singularité résulte d’un patient travail de singularisation par lequel

l’auteur s’approprie la culture réinvestie dans son œuvre. Ce travail peut être enregistré à tous les niveaux d’approche du texte, dans chacune de ses procédures d’engendrement. »2. En outre, ces faits de style ne sauraient, dans le cadre de ce travail, être pris un à un, comme chez Léo Spitzer ou même Michel Riffaterre : il s’agit au contraire de les intégrer à une structure d’ensemble qui dépasse les limites du texte pour envisager ce qui fonde l’acte créateur en tant qu’expression d’une subjectivité et d’une intention particulière. Par ailleurs, de même que le style se crée en assimilant d’autres styles, ainsi l’œuvre de Ducasse se démarque en ce qu’elle suggère des lectures qu’on qualifiera provisoirement d’intertextuelles : il va de soi que ce travail ne saurait faire l’économie des connaissances acquises par la critique ducassienne en ce domaine. Il s’agira cependant d’interroger ces sources à nouveaux frais et de ne pas se contenter d’un relevé qui, en tout état de cause, ne saurait être exhaustif.

En second lieu, la critique formelle se donne pour mission de situer l’œuvre par rapport à des catégories plus générales. C’est pourquoi ce travail fera souvent appel aux ressources de la poétique, la rhétorique et la pragmatique. La poétique littéraire, qu’on définira de façon globale comme « l’étude des formes littéraires en vue d’en établir la classification et d’en décrire le fonctionnement »3, comprend la poétique de la prose et de la poésie, la narratologie, domaine de la linguistique et de la critique littéraire « qui s’attache au récit, à son fonctionnement, à ses modalités, etc. »4 et enfin la sémiotique littéraire, qui étudie les « processus de création du sens dans un texte littéraire » et cherche à « proposer une description formalisée des structures de signification de tous ordres (linguistiques, symboliques,

thématiques, idéologiques…) qui organisent les textes. »5. Art de la parole hérité de l’antiquité et pierre angulaire de l’enseignement classique, la rhétorique a été réhabilitée au XXe siècle au point de devenir un « auxiliaire précieux (par la théorie des figures en particulier) de la poétique. ». Les ouvrages d’Oliver Reboul ont cependant rappelé l’importance de l’argumentation, et depuis quelques années, les notions d’éthos, de pathos et de logos tendent à s’ériger en concepts opératoires. La rhétorique occupe particulièrement la critique ducassienne : en effet, l’écriture de Ducasse est ouvertement rhétorique, puisqu’elle reprend de manière évidente les formes et les procédés de

1 Pour une réflexion poussée sur cette question du singulier, cf. Christophe GÉRARD, Judith WULF, « Le Singulier : perspectives théoriques et historiques », pp. 73-96, dans Laurence BOUGAULT, Judith WULF, Stylistiques ?, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Interférences », 2010.

2 C. CHELEBOURG, « Singularisation », dans « Introduction. Petit lexique de poétique du sujet à l’usage des critiques soucieux d’étudier l’imaginaire de l’auteur ».

3 M. AQUIEN, G. PHILIPPE, « Poétique », pp. 330-331, dans M. JARRETY (dir.), Lexique des termes littéraires, op. cit., p. 330. Sur la poétique et ses enjeux, cf. J.-Y. TADIÉ, La Critique littéraire au XXe siècle, op. cit., pp. 231-274.

4 G. PHILIPPE, « Narratologie », p. 283, dans M. JARRETY (dir.), Lexique des termes littéraires.

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l’art oratoire ; mais plus encore, elle mène une réflexion singulière et créatrice à propos de la rhétorique elle-même.1 Issue de la linguistique de l’énonciation et plus spécifiquement de la théorie des actes du langage du philosophe anglais John L. Austin, la pragmatique est « la partie des

sciences du langage qui a pour objet l’étude des énoncés dans leur contexte d’énonciation. »2. Appliquée à la littérature, elle décrit « la façon dont les textes gèrent cette situation d’énonciation fort particulière qu’est le

protocole de lecture littéraire » et en tant que « réflexion critique à part entière, elle réunit un ensemble de problématiques très diverses, mais qui permettent de mieux cerner la spécificité de la communication littéraire : statut du locuteur (du narrateur, par exemple), du lecteur, implicite, statuts des énoncés fictifs ou lyriques, etc… »3. On a montré précédemment que ces problématiques offraient un contrepoint nécessaire à la critique psychanalytique et aux approches par l’imaginaire. On s’attachera par conséquent à les garder à l’esprit au cours de ce travail.

De la stylistique à la pragmatique, ces différentes démarches se conjugueront dans l’espoir de préserver ce qui fonde la littérarité du texte, afin que l’œuvre d’art ne s’efface point au profit de son commentaire.