• Aucun résultat trouvé

L’œuvre et son contexte

Mais il y a autant de danger à ne voir que le texte, à le réduire à un morceau de langue ou à le considérer comme une sorte de phénomène mécanique, hors du temps et de l’espace, à l’abri des aléas de la subjectivité, des variations de l’art et des accidents de la vie. Jean-Yves Tadié note ainsi : « On découvre alors qu’à chasser l’art, l’histoire, le sujet de la critique littéraire, ils reviennent au galop.

C’est un lieu commun que de parler du “retour du refoulé” selon Freud. L’obsession de la méthode, le goût des théories nouvelles, les programmes qui annoncent des études mortes avant de naître, les combats idéologiques pèsent peu devant les grandes œuvres de notre temps. »4. Il faut se garder en effet de reproduire les excès de la Nouvelle Critique : toute œuvre est née dans un contexte particulier, lui-même partie intégrante d’un contexte plus général, et l’œuvre de Ducasse, si originale soit-elle, n’échappe pas à cette réalité.

À l’échelle particulière de l’œuvre, il convient de prendre en considération les éléments biographiques, les facteurs sociopoétiques et les données génétiques. On distinguera tout d’abord la biographie, récit qui est fait de la vie d’un écrivain, du biographique, qui regroupent les

1 Sur la transgression rhétorique, cf. infra, pp. 37-86.

2 G. PHILIPPE, « Pragmatique littéraire », pp. 335-336, dans M. JARRETY (dir.), Lexique des termes littéraires, op. cit., p. 335. Sur la pragmatique générale et la pragmatique littéraire, cf. É. RAVOUX RALLO, Méthodes de critique littéraire, op. cit., pp. 134-138.

3 G. PHILIPPE, « Pragmatique littéraire », op. cit., pp. 335-336.

31

documents et les informations ayant traits à cette vie1 : en poétique du sujet, l’enjeu est de s’intéresser non seulement à ce qu’on sait, mais aussi et peut-être surtout à ce que l’écrivain lui-même en dit, explicitement ou implicitement. Ducasse est à ce titre un personnage des plus intéressants : au mystère de sa biographie s’ajoutent les allusions qui affleurent ici et là dans son œuvre. Le commentateur qui cherche à établir des liens entre cette œuvre et la vie de son auteur ne cèdent pas aux anciennes sirènes de la critique biographique traditionnelle, celle qui cherche la clé de l’œuvre dans la vie ou qui fait de la vie une œuvre en la romançant : il s’engage au contraire sur une voie ouverte par Ducasse lui-même, qui suggère un lien entre sa poésie et son existence. Il faut ensuite considérer l’œuvre du point de vue sociologique, non en pratiquant une sociologie externe de la littérature qui étudie l’écrivain comme un producteur, le livre comme un produit et le lecteur comme un consommateur, non essayant d’interpréter les œuvres à la lumière des théories de la sociologie, mais de s’approprier, à la suite d’Alain Viala dans Approches de la réception (1993), le concept de « champ littéraire » formulé par Bourdieu. Ce « champ littéraire » désigne « l’ensemble des agents des faits littéraires (auteurs, lecteurs, médiateurs), de leur pratique et des objets de celles-ci

(la création littéraire, les lectures, les livres, les bibliothèques, la critique, etc.), ainsi que des valeurs qui y sont en jeu (esthétique et idéologie) »2. Cette théorie repose sur deux présupposés : d’une part, « le champ

littéraire est le lieu de combats entre ceux qui y sont installés et ceux qui désirent y entrer pour s’installer lorsqu’ils auront imposé leurs options esthétiques », et d’autre part, « les choix esthétiques nouveaux sont le résultat des stratégies des producteurs pour accéder à la légitimité littéraire et imposer leurs “formes” nouvelles. »3. A. Viala formule un troisième présupposé en postulant l’existence d’un « lien entre le champ littéraire et les

propriétés thématiques et formelles des œuvres. ». La sociopoétique rejoint d’une manière certaine la

pragmatique littéraire : elle en constitue en quelque sorte le prolongement sociologique, puisqu’elle présente la création littéraire comme un acte de langage spécifique conditionné par une structure sociale particulière. En ce sens, elle invite à considérer l’écriture ducassienne dans son rapport avec la sphère littéraire, ses us et ses coutumes, ses figures et ses représentations : on verra par exemple comment Ducasse s’approprie le personnage du dandy et du noble de lettres et comment cette appropriation influence sa création.4 Enfin, cette étude adoptera de loin en loin le point de vue de la critique génétique. Ce courant issu de la philologie du début du XXe siècle qui, depuis les années 1970, se penche sur « la genèse des œuvres et tout particulièrement » sur « le processus de

création tel qu’il apparaît dans les brouillons et les autres avant-textes. ». La critique génétique se distingue

néanmoins par sa visée herméneutique et c’est pourquoi elle intéresse la poétique du sujet : elle

1 Sur la critique biographique, cf. F. THUMEREL, La Critique littéraire, op. cit., pp. 140-144.

2 Alain VIALA, Georges MOLINIÉ, Approches de la réception, Paris, PUF, « Perspectives universitaires », 1993, p. 175, cité par É. Ravoux Rallo dans Méthodes de critique littéraire, op. cit., p. 78.

3 É. RAVOUX RALLO, Méthodes de critique littéraire, op. cit., p. 78.

32

permet de retracer l’histoire d’une écriture et de découvrir ce qui préside à l’acte créateur à travers l’évolution des textes. Ducasse n’a pas laissé de manuscrit, mais il a publié différentes versions de son chant premier ; on verra de plus qu’il existe des liens proprement génétiques entre Les Chants

de Maldoror et Poésies.

À l’échelle historique, le contexte de l’œuvre littéraire associe l’histoire littéraire et l’histoire des mentalités. Théorisée par Gustave Lanson entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, l’histoire littéraire a longtemps dominé l’enseignement des lettres.1 S’appuyant sur les études bibliographiques, lexicologiques et philologiques, elle se donne pour mission « de définir la

singularité des textes et de les réinscrire dans l’Histoire où “les œuvres faites déterminent — partiellement — les œuvres à faire” »2. Malgré les rudes combats qui l’ont opposée à la Nouvelle Critique dans la seconde moitié du XXe siècle, l’histoire littéraire a subsisté et s’est même renouvelée pour enfin revenir sur le devant de la scène critique. En ouverture du recueil d’articles intitulé L’Histoire

littéraire : ses méthodes et ses résultats (2001), Luc Fraisse explique les raisons de ce retour : Si l’histoire littéraire a survécu à son ébranlement, c’est parce que la pure spéculation […] laisse insatisfait chez le lecteur des œuvres le besoin de réalité, c’est-à-dire le besoin de savoir de façon aussi sûr que possible comment cette œuvre s’est faite, ce qu’elle doit à la particularité de l’auteur, comment elle a été perçue par le public auquel elle était directement destinée et pour finir ce qui en elle échappait à son temps et la lançait durablement pour l’avenir.3

L’auteur de ce travail souscrit pleinement à cette idée selon laquelle l’œuvre n’acquiert sa singularité qu’au regard du contexte historique et esthétique qui l’a vu naître. En outre, il entend rompre avec certaines représentations qui voudraient faire de Ducasse un écrivain entièrement à part, ou surgi de nulle part. Dès 1927, Aragon, Breton et Éluard ont refusé de l’inscrire dans l’histoire littéraire : « Nous nous opposons, nous continuons à nous opposer à ce que Lautréamont entre dans

l’histoire, à ce qu’on lui assigne une place entre Un Tel et Un Tel. »4. Et pourtant, pas plus que Rimbaud, Ducasse n’est un météore. D’un côté, il tient du romantisme, mouvement qui étend son influence sur tout le XIXe siècle ; de l’autre, en tant que successeur ignoré de Baudelaire, il prélude aux transgressions de ce qu’on a appelé la décadence. Il faut insister sur ce point et voir en Ducasse l’un des premiers grands auteurs de la dissidence littéraire, comme le fait A. Thibaudet dans son

Histoire de la littérature française :

1 Sur la critique historique, cf. F. THUMEREL, La Critique littéraire, op. cit., pp. 133-138.

2 M. JARRETY, « Histoire littéraire », pp. 210-211, dans M. JARRETY (dir.), Lexique des termes littéraires, op. cit., p. 210.

3 Luc FRAISSE, « Ouverture », pp. 5-19, dans Luc FRAISSE (dir.), L’Histoire littéraire : ses méthodes et ses résultats. Mélanges

offerts à Madeleine Bertaud, Genève, Droz, 2001, pp. 12-13.

4 Louis ARAGON, André BRETON, Paul ÉLUARD, « Lautréamont envers et contre tout » (Éditions surréalistes, 1927), pp. 243-245, dans Maurice NADEAU, Histoire du surréalisme, suivie de documents surréalistes, Paris, Seuil, 1964, p. 245.

33

Verlaine est le faune, Mallarmé le mystique, Rimbaud l’enfant, Corbière le primitif. Il fallait, parmi ces dissidents, un dissident bien authentique de la raison, un fou. Et le génie servant d’exposant à cette folie. Ce fut le cas de Lautréamont. […] Avec lui comme avec les quatre autres une limite de la création est touchée. […] Littérature hyperbolique, de ce nom nous aurions pu, aussi bien que par celui de littérature dissidente, désigner ces tentatives de 1870. Exactement le contraire du Parnasse, qui restait sur une position technique. […] C’est une génération de vingt ans pour laquelle les temps ne sont pas venus […] dont le message, alors prématuré, reviendra, d’abord quinze ans plus tard avec le symbolisme, ensuite, et mieux encore, trente ans après ces quinze ans, avec la génération de la guerre.1

On s’efforcera donc dans cette thèse de montrer que si la poésie ducassienne occupe une place à part dans l’histoire littéraire, elle n’en est pas moins représentative d’une période transitoire où la littérature se révolte, se cherche et se renouvelle. De la même manière, on s’attachera à lire cette poésie à la lumière de l’histoire des mentalités, dont le but est, comme l’explique Fabrice Thumerel, « d’appréhender, à travers différents types de discours (littéraires, philosophiques, scientifiques…), ce

qui est plus un ensemble de représentations intellectuelles diffuses qu’un courant de pensée constitué. »2. Cette discipline postule que « les œuvres d’art offrent des représentations significatives des mœurs de leur temps, des

sensibilités collectives. »3. On étudiera ainsi comment l’œuvre de Ducasse, qui s’intéresse à la science, au paranormal, à la philosophie, à la sexualité, à la religion, à l’ésotérisme — la liste est longue — se fait le reflet de son siècle, de ses idées et de son imaginaire.

L’œuvre de Ducasse sera donc appréhendée tel un miroir : miroir d’une vie et d’une création singulière, mais aussi miroir d’un siècle et de sa diversité. Cependant, il reste à savoir quelles sont les limites de cette œuvre.