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Les destinataires fictifs et les destinataires réels

Le poète des Chants de Maldoror s’adresse non seulement au lecteur, mais aussi à des destinataires fictionnels et d’autres réels qui appartiennent au domaine du biographique.

Le lecteur métaleptique mis à part, le poète des Chants de Maldoror s’adresse aussi à des destinataires fictionnels, dont les trois principaux sont l’homme, Dieu et le poète lui-même, auxquels s’ajoutent des personnages secondaires.

Au premier, qu’il désigne à l’aide du singulier « Homme » ou du pluriel « Humains », le poète adresse des paroles exprimant la domination, la condescendance ou la haine : apostrophes solennelles (« Ô être humain », II, [1], 76), mises en garde contre sa propre personne (« Ne te fie pas à

lui, quand il tourne les reins », II, [1], 76), ordres (« […] prosternez-vous, humains, dans la chapelle ardente ! », V, [3], 200), récriminations (« Ô humains, vous êtes les enfants terribles », III, [4], 144) ou des

malédictions (« Race stupide et idiote ! Tu te repentiras de te conduire ainsi », II, [4], 83).

Avec Dieu, les rapports sont plus conflictuels, et les mots plus sarcastiques. Il arrive que le poète le menace ouvertement : « Je frapperai ta carcasse creuse ; mais, si fort, que je me charge d’en faire

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sortir les parcelles restantes d’intelligence que tu n’as pas voulu donner à l’homme […]. » (II, [2], 80) ; mais

quelques lignes après, c’est lui qui met le Créateur au défi de l’abattre : « Donne-moi la mort, pour

faire repentir mon audace : je découvre ma poitrine et j’attends avec humilité. ». Ailleurs, il lui ouvre son cœur,

tout en feignant, de ne pas le faire : « Je ne désire pas te montrer la haine que je te porte et que je couve avec

amour […]. » (II, [12], 113).

S’adressant à lui-même, le poète fait preuve de compassion pour celui qui, en plus d’être laid, se trouve défiguré par la foudre divine : « Pauvre jeune homme ! ton visage était déjà assez maquillé

par les rides précoces et la difformité de naissance, pour ne pas avoir besoin, en outre, de cette longue cicatrice sulfureuse ! » (II, [2], 77). À la strophe 5 du chant V, le voilà qui rend hommage à son propre reflet.

Cependant, au chant I, il demande à Maldoror, c’est-à-dire à lui-même, de laisser Édouard et sa famille en paix : « Éloigne-toi, Maldoror, de ce foyer paisible ; ta place n’est pas ici. » (I, [11], 59). À la fin du chant IV, une voix d’outre-tombe lui répète « Maldoror ! » : c’est Falmer, mais à travers le fantôme et la page qu’il écrit, c’est à lui-même qu’il adresse la parole. À ces destinataires principaux, il faut ajouter les allégories, les entités personnifiées ou les groupes particuliers auxquels le poète adresse des hymnes, tels l’océan, le pou, les mathématiques et les pédérastes. Les personnages secondaires que sont les avatars animaliers de Dazet, les jeunes amis de Maldoror ou encore la petite prostituée du chant II, et enfin ce « voyageur » que Maldoror prend à témoin par deux fois.

Il y a, on le voit, une grande variété de destinataires fictionnels dans Les Chants de

Maldoror : ennemis, victimes ou doubles, ils témoignent tous d’un besoin de communiquer qui,

paradoxalement, contraste avec les aspects énigmatiques de l’œuvre.

Cependant, en tant que texte littéraire, Les Chants de Maldoror ont également eu des destinataires réels. Les deux éditions du Chant premier ont été adressées à des éditeurs, en l’occurrence Balitout et Évariste Carance, mais aussi à Victor Hugo. J.-J. pense que Ducasse a de même envoyé la brochure à d’autres auteurs, tels Lamartine, Leconte de Lisle ou encore Gautier.1

Il suppose en outre que le jeune poète a fait parvenir ce premier opus à des destinataires intimes, parmi lesquels son père et quelques amis, dont Dazet, Lespès et Minvielle. Selon Lespès, l’exemplaire qu’il a reçu ne portait ni nom, ni signature2 : les allusions aux origines montévidéennes du poète et la mention de Dazet suffisaient à lever le voile sur l’identité de l’expéditeur. Il semblerait que Ducasse ait voulu jouer à une sorte de jeu de potache avec ses anciens camarades — ce qui ne signifie en rien qu’il n’y ait aucun enjeu plus profond et

1 J.-J. LEFRÈRE, Isidore Ducasse, op. cit., p. 335.

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psychologique. Mais le jeune mystificateur ne paraît pas avoir été compris par ses anciens camarades, du moins si l’on se fie à ce que Lespès a confié au journaliste François Alicot : « J’ai eu

de bons rapports avec Ducasse. Il me répugnerait de juger trop sévèrement son Maldoror. »1. En 1868, le lycée était déjà bien loin pour les condisciples de Ducasse. Vraisemblablement, l’édition de 1869 des

Chants de Maldoror a été envoyée à des destinataires sensiblement identiques. Là encore, les

exemplaires retrouvés ne portent aucune dédicace : Ducasse semble avoir voulu prolonger la plaisanterie, toute grinçante qu’elle ait été. À la fonction littéraire de l’œuvre s’ajoute donc une fonction ludique, et plus confusément narcissique.

En effet, deux personnes se détachent de l’ensemble des destinataires réels. De manière très manifeste, Ducasse assigne à Dazet, son plus proche ami, une place de choix. Sans chercher à faire un sort immédiat au problème de son inscription, puis de son effacement et enfin de son animalisation2, on peut s’interroger sur les répercutions poétiques immédiates de ce cheminement. D’une part, en s’adressant à Dazet dans le Chant Premier, Ducasse l’intègre à l’univers poétique en tant que destinataire fictionnel de sa parole ; mais son patronyme constitue une marque biographique qui renvoie à la réalité non littéraire. D’autre part, la réduction de ce patronyme à l’initial D. atténue cette présence du biographique ; mais l’on passe de l’affirmation à la dissimulation : l’incomplétude suggère une lecture ésotérique de l’œuvre, qui se charge implicitement d’un sens intime. Enfin, l’animalisation finale opère l’assimilation cryptique de Dazet à l’univers poétique. Dans les limites du texte, seul le poète sait qui a été le poulpe au regard de soie : mais dans les faits, cette dégradation de l’ami en bête apparaît comme un message acerbe à l’endroit de l’actaire qui avait lu son nom dans le Chant Premier, et qui pouvait toujours s’y reconnaître.

De façon beaucoup plus discrète et subtile, Ducasse s’adresse à un autre actaire : son père apparaît en effet furtivement à la fin du chant I: « Adieu, vieillard, et pense à moi, si tu m’as lu. » (I, [14], 73). L’allusion à l’acte de lecture invite à considérer ce « vieillard » comme un destinataire sinon réel, du moins textuel. Or, dans sa lettre à Darasse du 10 novembre 1868, Ducasse avait des mots désobligeants à l’endroit de son père, un « vieillard » dont il pardonnait cependant les « observations mélancoliques » (Lettre 3, 304). Ces éléments laissent à penser que ce « vieillard » et le chancelier forment en fait une seule et même personne. Comme Dazet, mais de manière plus moins explicite — paternité oblige — Ducasse rattache son père à l’acte créateur : cela ne sera

1 François ALICOT, « À propos des Chants de Maldoror. Le vrai visage d’Isidore Ducasse », pp. 199-207, dans Mercure

de France, 1er janvier 1928, cité par J.-J. Lefrère dans Isidore Ducasse, op. cit., p. 337.

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pas sans conséquence.1 Provocation ou non, la présence de ces deux actaires dans le monde poétique renforce la portée narcissique de l’écriture ducassienne : il y a là une volonté de dire, de se dire ou de guérir, peut-être.

Quoi qu’il en soit, l’interlocution s’avère être fondamentale dans la poétique du sujet ducassien.

La diversité des destinataires fictionnels montre que le besoin de communiquer est essentiel à la poésie de Ducasse. Les destinataires réels mettent en relief la fonction à la fois narcissique et ludique de l’acte créateur. Et plus important, la présence cryptique de Dazet et de François Ducasse confère à ces deux destinataires le statut d’actaires.