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Dans le théisme néo-platonicien de Naville, le bien procède de la volonté de Dieu, qui a conçu l’univers de manière harmonieuse ; à l’inverse, le mal provient de la destruction de cette harmonie première : « Le bien étant le plan fondamental, ou l’ordre de l’univers, le mal est une perturbation de

ce plan, un désordre. »1. Sur le plan de la société humaine, le philosophe fait reposer l’ordre sur trois devoirs essentiels qui sont la dignité, la justice et la bienveillance : « En effet, pour que le bien de la

société spirituelle soit réalisé, il faut que chacun de ses membres se constitue esprit en se dégageant d’une vie animale (dignité) ; il faut que le respect de chaque membre de la communauté en fasse une société vraiment spirituelle, c’est-à-dire libre (justice) ; il faut enfin que chaque volonté soit dirigée par la réalisation du bien commun (bienveillance). »2. Le désordre résulte par conséquent du non-respect de ces trois devoirs, qui s’érigent en lois. Or, dans Les Chants de Maldoror, le poète entretient des rapports ambigus avec l’idée de la loi : sa conception en est pour le moins singulière. Contestant les devoirs imposés à l’homme, il se fait le chantre de la transgression. L’étonnante apologie de l’ordre à laquelle il se livre dans Poésies ne peut que sembler suspecte.

Le poète des Chants de Maldoror semble aussi bien fasciné par les lois que par leur transgression. Cette ambivalence est assez marquée dans l’imaginaire de Ducasse.

Alors qu’il a commencé le récit des crimes de Maldoror à la fin du chant I, le poète entend se soumettre à une certaine loi : « […] il ne doit pas commencer par un chef-d’œuvre, mais suivre la

loi de la nature […]. » (I, [14], 72). On sait pourtant que ces lois naturelles sont transgressées tout

au long des Chants de Maldoror, qui donnent la part belle au surnaturel : c’est que les lois naturelles dont parle Ducasse ne sont pas celles définies par l’homme, mais celles de la surnature.3 De même que la logique naturelle s’oppose à la logique du vrai4, ainsi les lois de la nature se distinguent des lois humaines. La leçon faite à l’enfant des Tuileries au chant II sur ce point est très claire :

[…] Ce que tu as de mieux à faire, c’est de ne pas penser à Dieu, et de te faire justice toi-même, puisqu’on te la refuse. Si un de tes camarades t’offensait, est-ce que tu ne serais pas heureux de le tuer ?

1 E. NAVILLE, Le Problème du mal. Sept discours, op. cit., p. 107.

2 E. NAVILLE, Le Problème du mal. Sept discours, op. cit., p. 23.

3 À propos de la science et du surnaturel, cf. infra, pp. 184, 483-487.

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— Mais, c’est défendu.

— Ce n’est pas si défendu que tu crois. Il s’agit seulement de ne pas se laisser attraper. La justice qu’apportent les lois ne vaut rien ; c’est la jurisprudence de l’offensé qui compte. (II, [6], 87)

Les lois collectives sont dévaluées au profit de la justice individuelle : en vérité, il n’y a pas d’interdit, mais simplement une législation qu’il s’agit de tromper en opposant la ruse à la force.

Dans l’hymne aux pédérastes, ce sont les lois morales qui sont dénoncées : « Législateurs

d’institutions stupides, inventeurs d’une morale étroite, éloignez-vous de moi, car je suis une âme impartiale. » (V,

[5], 204). L’apostrophe aux législateurs vaut pour une accusation : les bonnes mœurs ne sont qu’une invention (« inventeurs ») ; les institutions qui les défendent sont fondées sur la bêtise et l’intolérance. Condamner la pédérastie, c’est être partial, c’est-à-dire injuste ; le poète, qui se dit être une « âme impartiale », se pose, comble de l’ironie et de la provocation, en défenseur de la vraie justice. Ce type de renversement, on le verra, est fréquent chez Ducasse.

Au chant V, le poète désigne les lois comme le plus grand obstacle à la réalisation de ses rêves génocidaires : « Il n’est pas facile de faire périr entièrement les hommes, et les lois sont là ; mais, on peut,

avec de la patience, exterminer, une par une, les fourmis humanitaires. » (VI, [2], 224). L’hyperbate « et les lois sont là » présente les lois humaines comme un élément de trop dans la phrase, une institution de

trop dans le monde. La force brute n’est pas suffisante : il faut faire preuve de « patience », c’est-à-dire de ruse. Se dessine ainsi un motif subjectif de la loi : dans l’imaginaire ducassien, la loi naturelle, qu’il faut aussi redéfinir, s’oppose à la législation humaine. Plus que la force, la ruse permet de contourner ces contraintes injustes. Et en les refusant, le poète parle en réformateur, nourrissant une rêverie alliant transgression et législation.

En outre, dans Les Chants de Maldoror, le devoir sous toutes ses formes est considéré comme désagréable et contestable.

Ainsi, à la strophe 11 du chant I, le chef de famille rappelle ses devoirs à chacun : « Profitons des dernières lueurs de la lampe ; car, il n’y a presque plus d’huile, et achevons chacun notre travail...

L’enfant s’est écrié : [§] — Si Dieu nous laisse vivre ! » (I, [11], 61). Maldoror, qui n’a pas encore parlé, a

déjà instillé le doute dans le cœur d’Édouard : si Dieu peut ôter la vie à ceux qui accomplissent consciencieusement leur devoir, à quoi bon l’accomplir encore ?

À la strophe 2 du chant II, Maldoror plaint les orages qui l’ont pourtant foudroyé sur ordre du Très-Haut : « Ces agents de la police céleste accomplissent avec zèle leur pénible devoir, si j’en juge

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aux lois humaines ; le complément circonstanciel de manière « avec zèle » dénote l’obéissance totale des serviteurs de Dieu, mais l’expression « pénible devoir » suggère qu’ils accomplissent leur tâche sous quelque contrainte et à contrecœur.

On retrouve cette même expression dans une strophe du même chant, où Maldoror évoque ses souvenirs d’enfance : « […] lorsque j’accomplis le pénible devoir, ordonné par mes parents, de

t’adresser quotidiennement un cantique de louanges, accompagné de l’ennui inséparable que me cause sa laborieuse invention, alors, je suis triste et irrité, le reste de la journée, parce qu’il ne me semble pas logique et naturel de dire ce que je ne pense pas, et je recherche le recul des immenses solitudes. » (II, [12], 111). Le respect du devoir

entraîne cette fois-ci la tristesse (« triste »), la souffrance (« ennui » et « laborieux » sont à prendre au sens fort) et l’irritation (« irrité »). Prier par obligation, c’est mentir sur ordre de ses parents ; c’est obéir à leur loi, qui n’est autre que celle de Dieu. Et cette loi, comme toutes celles que conteste Maldoror, est à la fois contre-nature et antilogique (« il ne me semble pas logique et naturel de dire ce que

je ne pense pas »). Ducasse réfute ici l’une des solutions que Naville propose au problème du mal,

c’est-à-dire la prière : « Si la prière est la respiration de l’âme, elle doit être incessamment renouvelée. »1. Le devoir humain est donc régi par la loi divine, qui s’oppose à la loi naturelle et initie celui qui la respecte à la dissimulation.

Ces interdits appellent une désobéissance qui se réalise sur la double scène de l’œuvre. Maldoror désobéit à Dieu ; c’est même l’un de ses premiers faits d’armes : en effet, il refuse de tuer la Prostitution alors que le ver luisant, agent céleste, le lui ordonne.

Cette transgression en annonce une autre, celle qui fonde symboliquement l’acte créateur. Ainsi, à la strophe 2 du chant II, le poète tente d’écrire, mais il est pris de paralysie : « Je saisis la

plume qui va construire le deuxième chant... instrument arraché aux ailes de quelque pygargue roux ! Mais... qu’ont-ils donc mes doigts ? Les articulations demeurent paralysées, dès que je commence mon travail. Cependant, j’ai besoin d’écrire... C’est impossible ! Eh bien, je répète que j’ai besoin d’écrire ma pensée : j’ai le droit, comme un autre, de me soumettre à cette loi naturelle... » (II, [2], 77). Le poète se soumet à une « loi naturelle » ; mais

il s’oppose ce faisant à la loi divine, et Dieu l’avertit en le foudroyant : « Pourquoi cet orage, et

pourquoi la paralysie de mes doigts ? Est-ce un avertissement d’en haut pour m’empêcher d’écrire, et de mieux considérer ce à quoi je m’expose […] ? ». Le coup est rude, mais la volonté de Maldoror demeure

inflexible : « Je n’en persiste pas moins dans ma résolution d’écrire. Ces bandelettes m’embêtent, et l’atmosphère

de ma chambre respire le sang… » (79). Saisir la plume, c’est désobéir à Dieu ; c’est aussi remplacer la

voix de la soumission par celle de la révolte ; c’est préférer la création poétique à la prière.

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Maldoror semblait y avoir songé dès l’enfance : « Ô Créateur de l’univers, je ne manquerai pas,

ce matin, de t’offrir l’encens de ma prière enfantine. Quelquefois je l’oublie, et j’ai remarqué que, ces jours-là, je me sens plus heureux qu’à l’ordinaire ; ma poitrine s’épanouit, libre de toute contrainte, et je respire, plus à l’aise, l’air embaumé des champs […]. » (II, [12], 110-111). La prière est bien une « contrainte », c’est-à-dire une

« violence exercée sur les actions »1 et le manquement au devoir est décrit comme une expérience libératrice (« libre »). Il faut encore citer le récit du rêve où Maldoror se voit changé en pourceau. Le héros pense d’abord qu’il est victime d’un châtiment divin ; mais bientôt, sa métamorphose lui apparaît comme une véritable bénédiction : « Là, plus de contrainte. Quand je voulais tuer, je tuais ; cela,

même, m’arrivait souvent, et personne ne m’en empêchait. » (IV, [6], 177). Le poète réutilise le mot

« contrainte », comme pour montrer que les lois n’ont d’autres justifications que celle de la force ; et en l’absence de contrainte, Maldoror fait à son tour la loi, littéralement : « Pendant la journée, je me

battais avec mes nouveaux semblables, et le sol était parsemé de nombreuses couches de sang caillé. J’étais le plus fort, et je remportais toutes les victoires. » (178). Naville n’écrit-il pas que l’homme accède à la « dignité »

en se « dégageant d’une vie animale »2 ? L’animal est le symbole même de la transgression : dans l’imaginaire ducassien, la régression animale est donc une libération qui ne peut cependant avoir lieu que dans l’espace et le temps du songe. La rêverie animale se profile comme une rêverie sur la violation des interdits.3

Et cette désobéissance est aussi celle du lecteur, qui n’écoute pas le poète lorsque ce dernier lui recommande, dès la première strophe de l’œuvre, de se détourner de la lecture. La métamorphose de Mervyn met en abyme l’insubordination du lecteur sur la scène fictionnelle. En effet, c’est après avoir lu la lettre de Maldoror que l’adolescent s’engage sur la voie de la transgression, doutant de ses parents et délaissant ses études : « Il lui semble (ce n’est que depuis la

lecture qu’il vient de terminer) que son père est un peu sévère et sa mère trop majestueuse. […] Chaque professeur a rougi, de crainte de ne pas se trouver à la hauteur intellectuelle de son élève, et, cependant, celui-ci, pour la première fois, a négligé ses devoirs et n’a pas travaillé. » (VI, [5], III, 233-234).

Face aux lois injustes, le poète et son double se révoltent, entraînant avec eux le lecteur et son ultime avatar, Mervyn.

Mais une fois encore, Poésies apparait comme un brutal retour à l’ordre, au devoir, à l’obéissance, au respect des lois. Le mot ordre est utilisé bien des fois, et le ton rappelle étrangement celui de Naville dans Le Problème du mal : « Le premier devoir de chacun, écrit le philosophe, est de se mettre dans l’ordre, de régler ses actions, ses sentiments, ses pensées d’une manière conforme

1 É. LITTRÉ, « Contrainte », dans Le Dictionnaire de la langue française [1873].

2 E. NAVILLE, Le Problème du mal. Sept discours, op. cit., p. 23.

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à la loi. »1. Si cette volte-face paraît douteuse, c’est que Ducasse caricature jusqu’à l’absurde le lieu rhétorique de l’ordre, qui permet « toutes les argumentations autour de la supériorité de l’antérieur sur le

postérieur, de la cause sur la conséquence, etc. »2. Le poète repenti commence par condamner son époque : « Nous respirons la violation du devoir par les pores. » (P I, 272). Il attaque de même le romantisme, et à travers lui ses écrits passés. On songe bien sûr à ce véritable poème que constitue la longue liste des dérèglements de Poésies I, mais aussi à cette formule qui, d’une certaine manière, la résume dans son entier : « Le désespoir, se nourrissant avec un parti pris, de ses

fantasmagories, conduit imperturbablement le littérateur à l’abrogation en masse des lois divines et sociales, et à la méchanceté théorique et pratique. En un mot, fait prédominer le derrière humain dans les raisonnements. » (P I,

268). La transgression s’origine ici dans le désespoir ; « l’abrogation des lois divines et sociales » mène au désordre, c’est-à-dire à la « méchanceté théorique et pratique » ; mais elle engendre également la lubricité, évoquée par la référence scabreuse au « derrière humain ». Ducasse refuse toute modernité au profit d’un retour au classicisme : « Ceux qui veulent faire de l’anarchie en littérature, sous prétexte de

nouveau, tombent dans le contre-sens. » (P I, 270). La vraie nouveauté, c’est le respect de l’ordre : en

somme, c’est l’imitation, et non l’invention.

Par la suite, le poète se livre à un plaidoyer en faveur des lois : « Il est bon qu’on obéisse aux

lois. Le peuple comprend ce qui les rend justes. On ne les quitte pas. Quand on fait dépendre leur justice d’autre chose, il est aisé de la rendre douteuse. Les peuples ne sont pas sujets à se révolter. » (P II, 290). La

juxtaposition des antiphrases est révélatrice d’une ironie féroce ; mais sur un mode plus cynique, Ducasse souligne le caractère totalement arbitraire de ces lois, qui n’ont d’autre justification qu’elles-mêmes : les faire dépendre d’une légitimité extérieure, c’est risquer de les remettre en question. De même, le poète réécrit une pensée de Pascal : « Ceux qui sont dans le dérèglement disent à

ceux qui sont dans l’ordre que ce sont eux qui s’éloignent de la nature. Ils croient le suivre. Il faut avoir un point fixe pour juger. Où ne trouverons-nous pas ce point dans la morale ? » (P II, 290). Le moraliste avait écrit :

« Ceux qui sont dans le dérèglement disent à ceux qui sont dans l’ordre que ce sont eux qui s’éloignent de la

nature, et ils croient le suivre. Comme ceux qui sont dans un vaisseau croient que ceux qui sont au bord s’éloignent. Le langage est pareil de tous côtés. Il faut avoir un point fixe pour en juger. Le port règle ceux qui sont dans un vaisseau ; mais où trouverons-nous ce point dans la morale ? » (P, art. 5, XIX, p. 99 ; LG 469, p.

746). Le « langage » est le même, mais oppose en fait deux ordres : l’ordre naturel et l’ordre humain. Pascal conclue implicitement qu’en matière de morale, il n’est guère de point fixe, comme en navigation. Ducasse fait de même, mais il supprime la comparaison du port et du

1 E. NAVILLE, Le Problème du mal. Sept discours, op. cit., p. 266.

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vaisseau et il transforme l’interrogation finale de Pascal en interrogation négative fautive : en rendant la question incompréhensible, il traduit l’impossibilité d’une morale absolue.

Enfin, Ducasse commente implicitement sa palinodie : « Je ne chante pas ce qu’il ne faut pas

faire. Je chante ce qu’il faut faire. Le premier ne contient pas le second. Le second contient le premier. » (P II,

282). Ce paragraphe peut faire l’objet de deux lectures complémentaires. De prime abord, le poète affirme sur le ton de l’ironie qu’il ne chante plus la transgression, « ce qu’il ne faut pas faire », mais bien le respect des lois, « ce qu’il faut faire » : chanter la transgression, ce n’est pas inciter à respecter les lois ; chanter le respect des lois, c’est de fait interdire toute transgression et toute poésie de la transgression. On peut cependant saisir un message plus poétique en insérant des virgules aux bons emplacements : « Je ne chante pas [,] ce qu’il ne faut pas faire. Je chante [,] ce qu’il faut

faire. Le premier ne contient pas le second. Le second contient le premier. »*. La compréhension du

paragraphe est toute différente : ne pas chanter, c’est « ce qu’il ne faut pas faire », et chanter, c’est « ce

qu’il faut faire », c’est-à-dire faire de la poésie.

Ce que Ducasse écrit à première vue, c’est bien la négation de l’acte créateur, lequel, dans son imaginaire et de son point de vue, ne peut être qu’une transgression ; mais ce qu’il écrit en filigrane, c’est l’affirmation même du devoir poétique, qui s’accomplit malgré tout sous la forme de la palinodie ironique.

Le poète se voit comme un transgresseur et un législateur : par la force et surtout la ruse, il enfreint les lois et en crée de nouvelles, plus conformes à ses désirs. Par ailleurs, la loi divine va à l’encontre de l’ordre naturel des choses et impose à l’homme un devoir contraignant et corrupteur qui le rend de surcroît hypocrite. Le poète héros se révolte donc contre l’ordre illégitime de Dieu, espérant persuader le lecteur de faire de même. Dans son apologie ironique, Ducasse développe jusqu’à l’absurde le lieu rhétorique de l’ordre afin de démontrer que le désordre et la transgression sont les véritables mobiles de l’acte créateur.