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"Je saisis la plume". Isidore Ducasse et l'acte créateur

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”Je saisis la plume”. Isidore Ducasse et l’acte créateur

Giovanni Berjola

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Giovanni Berjola. ”Je saisis la plume”. Isidore Ducasse et l’acte créateur. Littératures. Université de Lorraine, 2013. Français. �NNT : 2013LORR0051�. �tel-01749677�

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Université de Nancy 2

Faculté des Lettres et des Sciences humaines Département des Lettres modernes

Giovanni BERJOLA

« Je saisis la plume »

Isidore Ducasse et l’acte créateur

VOLUME I

Thèse de doctorat présentée en vue de l’obtention du grade de docteur en Lettres modernes Sous la direction du professeur Christian CHELEBOURG

Nancy 2013

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Mes remerciements vont tout naturellement à M. Christian Chelebourg, mon directeur de recherche, ainsi qu’à mes maîtres, M. Serge Meitinger, Mme Françoise Sylvos, M. Jean-Michel Racault, M. Patrice Uhl, Mme Myriam Kissel et Mme Chantale Meure.

Je remercie également l’Université de la Réunion pour m’avoir formé et l’Université de Nancy pour m’avoir accueilli en cours de route.

Mes remerciements vont également au personnel de la Bibliothèque Universitaire de l’Université de la Réunion, et plus particulièrement à son précieux PEB.

Je dédie ce modeste travail à mes parents, à ma fratrie, à mes amis des quatre coins du monde et du net, et surtout à mon impeccable lectrice, mon indéfectible Baronne, qui se reconnaîtra.

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Introduction générale

lle ne fait pas partie des chefs-d’œuvre, ni des classiques. Et pourtant, l’œuvre d’Isidore Ducasse, alias le Comte de Lautréamont, demeure, aujourd’hui encore, l’une des plus déroutantes, des plus discutées et des plus mystérieuses de la littérature française. La vie de leur auteur, surtout, est l’image de ce mystère : raconter l’histoire d’Isidore Ducasse, c’est peu ou prou retracer le singulier destin d’une œuvre tout aussi singulière.

L’homme et l’œuvre

Dans un ouvrage simplement intitulé Lautréamont (1966), Philippe Soupault écrit : « Lautréamont ne sera jamais un personnage historique. Il est en dehors de l’histoire littéraire et de l’histoire des

mœurs. »1. Cette idée n’a plus lieu d’être aujourd’hui, et malgré les lacunes de sa biographie, l’auteur

fantomatique des Chants de Maldoror a peu à peu pris forme humaine.2

Isidore Ducasse (1846-1870)

Isidore-Lucien Ducasse naît le 4 avril 1846 à Montevideo, capitale d’un Uruguay alors en pleine guerre civile. Son père, François Ducasse, émigré depuis 1839, est chancelier du consulat. Sa mère, Jacquette Céleste Davezac, a rejoint son futur mari en 1842 : le mariage aura lieu le 21

1 Philippe SOUPAULT, Lautréamont, Paris, Seghers, « Poètes d’Aujourd’hui », 1966, p. 9.

2 Les biographies d’Isidore Ducasse sont nombreuses et de qualités inégales. On peut néanmoins citer François

Caradec, Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, Paris, NRF/Gallimard, « Idées », 1975, Jean-Jacques LEFRÈRE, Le Visage

de Lautréamont : Isidore Ducasse à Tarbes et à Pau, Paris, Pierre Horay Éditeur, 1977 et J.-J.LEFRÈRE, Isidore Ducasse,

Paris, Fayard, 1998. Ce dernier ouvrage, sans doute le plus abouti à ce jour, sera la principale référence de cette thèse en termes d’informations biographiques.

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février 1846, soit deux mois avant la naissance de leur fils. La mère d’Isidore meurt en 1847, trois semaines après le baptême. La cause de sa mort reste une énigme, mais la thèse du suicide a souvent été évoquée. Jacquette Ducasse ne figure nulle part dans les registres de décès de Montevideo et sa tombe demeure introuvable. Ces circonstances pour le moins troublantes n’ont pas manqué d’alimenter la légende ducassienne et d’influencer par la suite un certain nombre de lectures critiques, notamment les interprétations d’inspiration psychologiste et psychanalytique.

En 1859, le futur Comte de Lautréamont a treize ans lorsque son père l’envoie en France. Il entre en sixième comme interne au lycée impérial de Tarbes, dans les Hautes-Pyrénées, région d’origine de ses parents. Le jeune garçon progresse assez vite : il a deux ans de plus que ses camarades. Élève d’abord moyen, il devient par la suite très bon. En 1862, alors en quatrième, il obtient le premier accessit d’excellence. C’est durant ces quelques années qu’Isidore Ducasse fait la connaissance d’Henri Mue, l’un des dédicataires des Poésies, et du fils de son correspondant à Tarbes, Georges Dazet, qui deviendra par la suite un avocat de renom mais aussi l’un des théoriciens du Parti socialiste de Jules Guesde. Georges Dazet apparaît dans l’édition de 1868 du chant I des Chants de Maldoror, mais il est réduit à son seul patronyme. En 1870, son nom et son prénom figureront en tête de la dédicace de Poésies.

On ne sait rien des activités de Ducasse durant l’année 1863. On suppose qu’il suit des cours privés afin de rattraper ses deux ans de retard scolaire. Il réapparaît en 1864 comme interne au lycée impérial de Pau, où il fait sa rhétorique. En 1865, c’est la classe de philosophie. Ses résultats sont moyens. On ignore s’il a obtenu son baccalauréat, ni même s’il s’est présenté à l’examen.

Le jeune homme disparaît une nouvelle fois d’août 1865 à mai 1867. Le 25 mai 1867, il s’embarque à Bordeaux sur le Harrick, un voilier qui le mènera à Montevideo. Il revient en France à la fin de 1’année 1867 et s’installe à Paris, dans un hôtel, au 23, rue Notre-Dame-des-Victoires. Le banquier Darasse sert d’intermédiaire financier entre Ducasse et son père, qui verse à son fils une pension mensuelle et lui accorde des fonds selon toute vraisemblance destinés à financer la publication de ses œuvres.

En 1868, Ducasse entre en relation avec Alfred Sircos et Frédéric Damé, directeurs de petits journaux du Quartier Latin. En août, le chant Ier est publié chez Balitout, Questroy et Cie.

Le texte a pour titre : Les Chants de Maldoror, Chant premier, par ***. Cette première publication passe à peu près inaperçue. Le 5 septembre, un compte-rendu critique paraît dans le numéro 5 de

La Jeunesse, bimensuel dirigé par Alfred Sircos. L’article est signé « Épistémon », sans doute le

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à une vingtaine de critiques, en vain. Comme tout jeune homme de lettres de son époque, il ne manque pas d’écrire à Victor Hugo1.

En 1869, une nouvelle version du Chant premier paraît dans une anthologie poétique intitulée Parfums de l’âme, publiée à Bordeaux par un homme de lettres touche-à-tout, Évariste Carrance. Le texte est toujours signé par ***, mais plusieurs modifications y ont été apportées, dont la plus connue et la plus commentée est la réécriture de « Dazet » en « D*** ». L’éditeur de Victor Hugo, Albert Lacroix, accepte d’imprimer Les Chants de Maldoror à compte d’auteur. Le numéro de janvier de la Revue populaire de Paris annonce « Les Chants de Maldoror, Chant premier, par

*** ». Durant l’été, Les Chants de Maldoror sont imprimés chez Lacroix et Verbœckhoven à

Bruxelles. Le 25 octobre, le Bulletin trimestriel des publications interdites en France imprimées à l’étranger annonce l’ouvrage, mais on apprend en fin de numéro que l’imprimeur s’est résolu à n’en pas livrer les exemplaires.

En janvier 1870, Les Chants de Maldoror, par le comte de Latréaumont (sic) sont annoncés au dos du recueil poétique Fleurs et Fruits, publié par Évariste Carrance. Le prix ainsi que le nom de l’éditeur de l’ouvrage ne sont pas indiqués. En mars, Ducasse déménage au 15, rue Vivienne. À la mi-avril, une brochure intitulée Poésies I et signée Isidore Ducasse est déposée au ministère de l’Intérieur. Le texte est imprimé par Balitout et porte la mention « Librairie Gabrie, passage Verdeau, 25 » : c’est aussi l’adresse de L’Union des Jeunes de Sircos. En juin, le fascicule de Poésies II est déposé au ministère de l’Intérieur. Le « gérant » est « I.D. rue du Faubourg-Montmartre, 7. » Les initiales font songer à Isidore Ducasse : on peut donc supposer qu’il a déménagé depuis la rue Vivienne à cette nouvelle adresse. En juillet, la Revue populaire de Paris annonce Poésies II et révèle que Ducasse est « l’auteur de Maldoror ». L’adresse de l’auteur est identique à celle qui est mentionnée en tête du premier fascicule. Le prix proposé est « ad libitum ».

La guerre franco-prussienne éclate le 19 juillet. Le 2 septembre, Napoléon III signe sa reddition à Sedan. Gambetta et Trochu créent un gouvernement de Défense nationale, mais Paris est assiégé le 19 septembre. Le référendum du 3 novembre plébiscite le gouvernement de Défense nationale. Le 12 novembre, les célibataires et les veufs sans enfant âgés de vingt-cinq à trente-cinq ans sont envoyés au front : Ducasse, qui n’a que vingt-quatre ans, échappe à la mobilisation. Mais le 24 novembre, on constate son décès à huit heures du matin, à son domicile du Faubourg-Montmartre. Les causes de sa mort demeurent inconnues. Il est inhumé le 25 novembre au cimetière du Nord, dans une concession temporaire. Au mois de janvier 1871, dans

1 Cette lettre, retrouvée en 1980 dans la maison de Victor Hugo à Guernesey, a été publiée pour la première fois en

1983 dans le Bulletin du Bibliophile (cf. Jacqueline LAFARGUE, François CHAPON, « Une Lettre de Lautréamont à Victor Hugo », pp. 13-22, dans Bulletin du Bibliophile, n°1, 1983).

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le numéro annuel du recueil Littérature contemporaine, Évariste Carrance annonce « Poésies, par Isidore

Ducasse. Prix : 1 F». Le 20 janvier, le corps de Ducasse gagne une autre concession du cimetière,

désaffectée celle-là, et qui sera reprise par la municipalité en 1880. Les restes de cette concession sont transférés à l’ossuaire de Pantin. Comme par un fait exprès, le nom d’Isidore Ducasse est absent du registre de l’ossuaire.

Les Chants de Maldoror

et

Poésies

Après sa mort, l’œuvre de Ducasse semble à jamais perdue. Mais c’est sans compter avec le libraire-éditeur Rozez, originaire de Tarbes et fixé à Bruxelles, qui rachète en 1874 l’édition de 1869 des Chants de Maldoror parmi le fonds de Lacroix et qui la broche sous une nouvelle couverture. Rozez fait don d’un exemplaire à Max Waler, chef de file d’un groupe de jeunes écrivains belges, la Jeune Belgique. Séduites, ces jeunes plumes adressent le livre à quelques écrivains français de leur connaissance, dont Huysmans, Péladan et Léon Bloy. Ce dernier cite Les Chants de

Maldoror dans un roman de 1887, Le Désespéré, puis publie dans La Plume du 1er septembre 1890 un

article intitulé « Le Cabanon de Prométhée ». C’est par le biais de cet article que les symbolistes découvrent Isidore Ducasse.

Cette même année 1890, un éditeur belge établi à Paris, Léon Genonceaux, publie une nouvelle édition des Chants de Maldoror, agrémentée cette fois d’une préface, de deux lettres de Ducasse et de quelques menus renseignements. La communauté littéraire commence alors à s’intéresser à cet obscur écrivain. Rémy de Gourmont met au jour les deux premières versions du

Chant premier, l’acte de décès de son auteur et découvre en 1891 l’unique exemplaire connu des Poésies. De Gourmont fréquente Alfred Jarry, qui adopte naturellement Ducasse. Par son

entremise, Léon-Paul Fargue puis Valéry Larbaud le découvrent à leur tour.

La fin de la Première Guerre mondiale marque la véritable naissance littéraire de l’œuvre ducassienne. Les surréalistes lui vouent un culte qui confine au fanatisme religieux : Les Chants de

Maldoror sont un texte sacré, et Ducasse un ancêtre idéal, le prophète annonciateur de la

révolution surréaliste. André Breton copie les Poésies à la Bibliothèque Nationale et les deux fascicules sont publiés dans la revue Littérature en avril et mai 1919. En 1920, les Poésies sortent en volume au Sans Pareil, tandis que Les Chants de Maldoror sont réédités aux éditions La Sirène.

Lentement, mais non pas sûrement, l’œuvre ducassienne accède à la reconnaissance. Les

Chants de Maldoror sont toutefois plus fameux que les Poésies. Longtemps, les préjugés de la critique

traditionnelle, pour ne pas dire bien-pensante, ont rangé Isidore Ducasse parmi les plumitifs dégénérés, au même titre qu’Arthur Rimbaud. Des décennies durant, les manuels scolaires ont

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parlé des Chants de Maldoror comme d’une diabolique épopée inachevée, maladroitement écrite par un jeune homme de génie drogué au café, qui se prenait pour un comte et qui est mort fou, dans un cabanon, à l’âge de vingt-quatre ans. Peu à peu, cependant, Ducasse-Lautréamont a conquis le public, ou plutôt son public.

La critique ducassienne

On peut distinguer deux grandes périodes dans l’histoire de la critique ducassienne : la première, qui débute avec l’article de Léon Bloy et se prolonge jusqu’aux années 1970 avec l’apparition de la Nouvelle Critique, est dominée par la critique essayiste ; la seconde, qui va des années 80 jusqu’à nos jours, où la critique universitaire s’impose peu à peu.

La critique essayiste et la Nouvelle Critique

Dans sa thèse intitulée La Réception critique de Lautréamont et de son œuvre (1994), Martha Mohamed souligne l’importance fondatrice des écrivains, des philosophes et des intellectuels pour la connaissance de l’œuvre ducassienne. Ainsi, avec « Le Cabanon de Prométhée » (1890), Léon Bloy inaugure la légende d’un Ducasse fou et détraqué, en marge de toute société. Cette image sert de palimpseste à la plupart des lectures du siècle suivant : « La consécration de ces résultats

a été assurée […] par un certain nombre d’intervenants notoires. Ils se nomment Breton, Aragon, Éluard, Soupault, Blanchot, Bachelard, Camus, Artaud, Gide, Ponge. Bref, tous ceux que nous avons qualifiés de “hauts lecteurs”. »1. Par la suite, les surréalistes, avec à leur tête Breton, ont contribué au succès de

Ducasse en faisant de son œuvre l’emblème de leur idéologique, de leur esthétique et de leur poétique. Et paradoxalement, cette fétichisation aura pour conséquence de stimuler l’intérêt pour cette œuvre : « Breton fait acte d’une réception particulière […] parce qu’en même temps qu’il interdisait à

Lautréamont d’entrer dans l’histoire, […] il lui ouvrait les voies de la lecture et de la critique. »2. Du reste, P.

Soupault amorce la diffusion publique des écrits de Ducasse avec la publication de ses premières

Œuvres complètes en 1927, ce qui lui vaut les récriminations de Aragon, Breton et Éluard, qui lui

répondent la même année avec Lautréamont, envers et contre tout. En 1929, Léon-Pierre Quint publie

Le Comte de Lautréamont et Dieu, le premier ouvrage consacré à la place du créateur dans l’œuvre de

Ducasse.

1 Martah MOHAMED, La Réception critique de Lautréamont et de son œuvre, thèse de doctorat, sous la direction de Nicole

Celeyrette-Pietri, Université Paris-Est Créteil Val-de-Marne, 1994, p. 276.

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À la veille de la Seconde Guerre mondiale, Gaston Bachelard innove en proposant, dans son Lautréamont (1939), la première lecture statistique des Chants de Maldoror : recensant et classant de manière systématique les images de l’animalité, le philosophe révèle le complexe d’agression qui anime l’écriture de Ducasse. Un an après la fin de la guerre, Antonin Artaud apporte une contribution capitale aux études ducassiennes avec sa « Lettre sur Lautréamont » (1946) : le premier, il établit un lien poétique et significatif entre le pseudonyme de Lautréamont et le travail d’écriture de Ducasse. En quelques pages, Artaud fait la synthèse des lectures précédentes en dégageant les quatre grands thèmes ducassiens : la biographie négative, l’exploration poétique de l’inconscient, la folie et la question des sources. En 1947, Julien Gracq met en évidence le thème de l’adolescence révoltée dans « Lautréamont toujours ». Deux ans plus tard, Maurice Blanchot, qui déplore le pointillisme de Bachelard, compare, dans Lautréamont et Sade (1949), Les Chants de

Maldoror aux écrits sadiens, mettant ainsi l’accent sur le plagiat et sur le lien entre l’animalité et la

production textuelle. L’écrivain inaugure également le courant des lectures essayistes, plus poétiques qu’objectives, de l’œuvre de Ducasse. Cette notion a été introduite par Albert Thibaudet dans son Histoire de la littérature française (1936)1 et désigne la critique des écrivains,

caractérisée par une forme, celle de l’essai : « Cette critique, écrit Élisabeth Ravoux Rallo, s’affirme

comme non professionnelle, mais ayant une mission (on pense aux textes de Julien Gracq, par exemple), celle de montrer une critique vivante — et qui sait, elle, de quoi elle parle. »2. Le livre de M. Blanchot est

exemplaire de ce type de lecture mi-partie savante et artistique : « À cet égard, l’essai critique

blanchotien est le modèle parfait d’une concrétisation et d’un prolongement textuels de l’œuvre ducassienne. Une écriture obtenue sur le fait et qui se veut une poésie puisqu’elle parle de la poésie, celle de Lautréamont. »3. Avec

l’article intitulé « Lautréamont et la banalité » (1951), Albert Camus est peut-être le premier à remettre en cause l’admiration suscitée par Ducasse. Prenant Poésies au pied de la lettre, l’écrivain philosophe se démarque de ses prédécesseurs en « considérant que la révolte ducassienne n’est pas

représentative de la révolte rationnelle. »4.

Il faut cependant attendre 1967 et la publication de Lautréamont par lui-même, de Marcelin Pleynet pour que les études ducassiennes soient relancées. Avec ce livre, l’œuvre de Ducasse devient l’un des textes prototypes, pour ne pas dire fétiches, de la Nouvelle Critique, ce courant d’importance que Gilles Philippe définit en ces termes : « La Nouvelle Critique, nourrie de l’ensemble

des sciences humaines (linguistique, anthropologie, sociologie, phénoménologie…), se présente comme un

1 Albert THIBAUDET, Histoire de la littérature française, Paris, Gallimard, 1936, p. 464.

2 Élisabeth RAVOUX RALLO, Méthodes de critique littéraire, Paris, Armand Colin, « U Lettres », 1999, p. 187. Sur la

critique essayiste, cf. Jérôme ROGER, La Critique littéraire, Paris, Armand Colin, « 128 », 2007, pp. 100-116.

3 M. MOHAMED, La Réception critique de Lautréamont et de son œuvre, op. cit., p. 279. 4 M. MOHAMED, La Réception critique de Lautréamont et de son œuvre, op. cit., p. 281.

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regroupement hétérogène de méthodes d’analyse et de commentaire : narratologie structurale, critique psychanalytique, critique thématique, sociocritique, etc. »1. Cette même année 1967, Philippe Sollers

commet « La Science de Lautréamont » et surtout, en 1973, Julia Kristeva soutient sa thèse,

Langage, sens, poésie : transformation du langage poétique à la fin du 19e siècle, selon les textes de Lautréamont et

de Mallarmé. Les théories du groupe Tel Quel rompent avec les lectures traditionnelles et

influenceront durablement les recherches consacrées à Ducasse : « La concrétisation et la réalisation de

la lecture des telquelistes mettent en application une méthode de lecture formelle où tout ce qui est biographiquement vécu par le poète n’est qu’un exercice de réécriture. »2. Que ce soit des ouvrages comme Lautréamont et le

style homérique (1971) de Lucienne Rochon ou La Poétique du désir, Nerval, Lautréamont, Apollinaire, Éluard (1974) de ou des recueils d’articles comme le numéro 30 de la revue Entretiens en 1971 et le

numéro spécial de la Revue d’Histoire Littéraire de la France en 1974, les recherches ducassiennes témoignent de manière plus ou moins évidente de cet apport critique : désormais, Les Chants de

Maldoror, et dans une moindre mesure, Poésies, sont étudiés d’un point de vue parfois composite et

ambivalent où se mêlent démarche structuralisme, regard psychanalyse et spéculations sur la mort de l’auteur. Bien souvent, ces lectures font abstraction du contexte esthétique et historique ; et surtout, elles occultent volontairement, ce qui est paradoxal dans le cas des études d’inspirations psychanalytiques, les prolongements du biographique dans l’œuvre.

La critique universitaire

C’est précisément pendant les années 1970 que les travaux universitaires consacrés à l’œuvre d’Isidore Ducasse se développent réellement. Certes, des thèses ont été publiées auparavant : en 1946, Pierre Vinel soutient une thèse de médecine intitulée Essai psychopathologique

sur le génie et l’œuvre d'Isidore Ducasse, comte de Lautréamont ; en 1947, en Allemagne, Hans Rudolf

Linder présente Lautréamont : sein Werk und sein Weltbild, thèse dans laquelle il considère l’Apocalypse de Saint-Jean l’une des sources des Chants de Maldoror. Mais c’est qu’en 1971 que les premières thèses sont soutenues en France, avec Quelques sources de Lautréamont, de Pierre Capretz et Écriture et quotidien dans Les Chants de Maldoror, de Michelle Bloch. En 1972, ce sera Le Thème

du regard du regard dans Les Chants de Maldoror de Lautréamont, de Marcel Bélanger et la thèse

polémique de Robert Faurisson, lequel ne voit en Ducasse qu’un talentueux mystificateur. La même année, Michel Pierssens présente pour son doctorat le premier travail majeur consacré à

Poésies, avec Vers une lecture des Poésies d’Isidore Ducasse. En 1973, J. Kristeva soutient sa thèse sur la

1 Gilles PHILIPPE, « Nouvelle critique », p. 292, dans Michel JARRETY (dir.), Lexique des termes littéraires, Paris, Le Livre

de poche, 2001. Sur la Nouvelle Critique, cf. Fabrice THUMEREL, La Critique littéraire, Paris, Armand Colin, « Cursus Lettres », 2000, pp. 83-88.

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modernité poétique, faisant ainsi le lien entre la nouvelle critique et l’université française. Dès 1974, cependant, Claude Bouché dénonce à la fois les excès telqueliens et les accusations de Faurisson : dans Lautréamont, du lieu commun à la parodie1, livre fortement marqué par l’idéologie

marxiste, l’universitaire de Liège étudie minutieusement le travail de réécriture parodique auquel s’est livré Ducasse aussi bien dans Les Chants de Maldoror que dans Poésies, qu’il considère comme des brûlots antibourgeois et anticonformiste.

Durant les années 1980, plusieurs thèses déterminantes sont présentées. En 1980, Georges Gebran Khoriaty soutient Le Personnage de Maldoror dans Les Chants de Maldoror de

Lautréamont. En 1984, Suzanne Cornand marche sur les pas de Bachelard avec Le Vocabulaire de l’animalité dans Les Chants de Maldoror de Lautréamont. L’année 1985 voit la soutenance de deux

thèses : Une Écriture thanatique, de Chantal Colomb, travail placé sous l’égide de la psychanalyse littéraire, et surtout La Guerre Sainte, de Liliane Durand-Dessert. Cet ouvrage monumental, publié en 1988, propose une lecture profondément influencée par l’anthropologie religieuse, la mystique, les mythes et les symboles. À l’opposé, Martin Thut, dans Le Simulacre de l'énonciation (1989), étudie

Les Chants de Maldoror au regard de la linguistique de l’énonciation, renouant ainsi, de loin en loin,

avec certains présupposés de la Nouvelle critique. Les ouvrages publiés durant cette décennie témoignent d’une réconciliation des études ducassiennes avec les approches plus littéraires et traditionnelles : dans Le Fonctionnement de la métaphore (1984), Patricia Lawlor dans Les Chants de Maldoror étudie l’analogie ducassienne d’un point de vue à la fois thématique et stylistique ; dans

Tics, tics et tics, figures, syllogismes, récit dans Les Chants de Maldoror (1984), Ora Avni aborde l’œuvre

du point de vue rhétorique et narratif. Encore marqué par l’approche telquelienne, Robert Pickering amorce cependant un retour contenu fictionnel avec un livre au titre évocateur,

Lautréamont-Ducasse. Thématique et écriture (1988). M. Pierssens se démarque en considérant l’œuvre

de Ducasse sous l’angle éthique avec Lautréamont : Éthique à Maldoror en 1984. Il faut évidemment mentionner le colloque de Cerisy-la-Salle Malédiction ou révolution poétique, Lautréamont/Rimbaud (15-22 juillet 1989), le numéro spécial de la revue Europe en 1987, et surtout la naissance des Cahiers

Lautréamont en 1986, périodique réunissant des articles universitaires écrits par des spécialistes de

Ducasse.

Les années 90 marquent un net recul de la Nouvelle critique et un renouveau des approches plus conventionnelles. En 1992, Tania Farah ouvre une voie nouvelle avec L’Univers

féminin dans Les Chants de Maldoror d’Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, thèse consacrée aux avatars

de la femme dans la poésie ducassienne. En 1996, Yuan Chen suit la piste de l’art oratoire avec

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La Rhétorique dans Les Chants de Maldoror. En 1998, Lois Nathan soutient une thèse de sémiologie

ayant pour titre Le Scripteur et ses signifiants en six Chants, ou Le miroir brisé de Maldoror. La même année, Kazuya Tsukiyama se propose d’étudier l’érotisme ducassien dans L’Œuvre de

Lautréamont/Ducasse : Séduction et écriture.1 Un an plus tard, Sylvia Farnedi revient aux études

psychanalytiques avec sa thèse intitulée Les Chants de mort de l’écriture. Les ouvrages publiés se font les échos de cette réorientation de la critique ducassienne, avec des livres tels que Une descente aux

enfers (1995), de Simone Artuk ou encore Lautréamont (1999), de Valéry Hugotte.2 Mais cette

décennie est surtout marquée par la tenue de colloques internationaux bisannuels, dont les actes ont tous été publiés à partir de 1992 dans les Cahiers Lautréamont.

Les années 2000 ouvrent des perspectives nouvelles tout en interrogeant à nouveaux frais des problématiques déjà anciennes. Ainsi, en 2000, Naruhiko Teramoto présente une thèse consacrée au Travail de la réécriture dans Les Chants de Maldoror de Lautréamont et deux ans après, Annaïck Salaün-Cornillet propose un sujet proche avec « La Rencontre fortuite » : pour une poétique de

l'intertextualité dans Les Chants de Maldoror par le Comte de Lautréamont, Isidore Ducasse. Dans la

même optique, Jean-Luc Pestel adopte une démarche comparatiste dans Poésie-mnémosyne,

inscriptions de la tradition et pratiques intertextuelles dans la modernité poétique (Lautréamont, Rimbaud, Apollinaire, Ponge, Deguy, Jude Stephan), thèse de 2004. La même année Taichi Hara présente Création et communication chez Lautréamont, une lecture à la fois littéraire et communicationnelle des Chants de Maldoror et Poésies. Certains sujets sont véritablement novateurs : en 2007, Nusret Sinan Evcan

présente une thèse sur La Politique à travers Lautréamont ; en 2008, Patricia de Souza présente une thèse en littérature comparée intitulée Flora Tristan et Lautréamont, ou l’invention de soi, entre deux

langues et deux continents ; en 2009, Hironobu Saigusa étudie la théâtralité ducassienne sa thèse

intitulée Isidore Ducasse, dramaturge ?.3 Parallèlement aux colloques internationaux, plusieurs

ouvrages notables sont édités, parmi lesquels on peut citer Lautréamont, l’identité culturelle (2001) de Leyla Perrone-Moisés et Émir Rodríguez Monegual et M. Pierssens avec Lautréamont : l’envers et

l’endroit (2006).

Pour l’heure, les années 2010 n’ont connu qu’une soutenance de thèse : en 2012, Zheng Xiang étudie, dans une perspective comparatiste, La Poésie française moderne (Baudelaire, Rimbaud,

Lautréamont) et son influence sur la nouvelle poésie chinoise dans les années 1920-1930. Reste le présent

travail, qui, on l’espère, apportera sa modeste contribution aux études ducassiennes.

1 Kazuya TSUKIYAMA, L’Œuvre de Lautréamont/Ducasse : séduction et écriture, thèse de doctorat, sous la direction de

Jean-Luc Steinmetz, Université de Nantes, 1998.

2 Valérie HUGOTTE, Lautréamont. Les Chants de Maldoror, Paris, PUF, « Études littéraires, 1999.

3 Hironobu SAIGUSA, Isidore Ducasse, dramaturge ? Étude de la théâtralité dans Les Chants de Maldoror, thèse de doctorat,

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Complexité d’Isidore Ducasse

Si l’on adopte un regard panoramique et que l’on fait la synthèse diachronique des recherches menées sur les écrits d’Isidore Ducasse depuis l’article de Léon Bloy, cette œuvre singulière, marquée par le clivage entre Les Chants de Maldoror et Poésies, interroge la création poétique dans son rapport complexe à ces trois problèmes littéraires majeurs : la forme et la norme, la relation entre l’homme et l’œuvre, l’œuvre et le réel.

Une œuvre atypique

Chants de Maldoror offre une poésie qui, de prime abord, se dresse contre toutes les lois, se

moque de toutes les règles, se rit de tous les principes : ceux de la littérature, de la rhétorique et de l’esthétique, bien sûr, mais aussi ceux de la morale, de religion, de société, de la physique, voire de la métaphysique. Aucun domaine ne semble épargné, et un puissant parfum de transgression se dégage de ce livre. À l’inverse, Poésies apparaît comme une apologie de l’ordre, des lois et des règles, un hymne au bon goût et à la bienséance. À l’épreuve, cet antagonisme se révèle toutefois beaucoup moins évident. Et surtout, la transgression s’avère poétique en ce sens qu’elle enfante une œuvre littéraire des plus singulières : avec Chants de Maldoror ou avec Poésies, il y a chez Ducasse un balancement nécessaire entre, d’une part, la destruction des normes et des formes établies, et d’autre part, la création d’une forme et d’une norme subjectives.

Le sens intime de la création

Cela n’échappe à aucun lecteur : autant Les Chants de Maldoror affichent un lien confus et énigmatique entre le personnage et la personne du poète, autant Poésies, pourtant signé Isidore Ducasse, se caractérise par son statut a priori impersonnel. Constamment, l’écriture ducassienne interroge, suggère, affirme ou au contraire réfute le lien qui existe nécessairement entre le créateur, qu’il soit anonyme ou qu’il choisisse un pseudonyme, ou qu’il signe de son nom véritable, et sa création. Outre le dédoublement de la figure du poète en personnage dans Les

Chants de Maldoror, cette mise en relation de l’homme et de l’œuvre transparaît, d’une part, dans le

choix toujours signifiant d’une poésie érotique et transgressive, d’autre part, dans les allusions rarement explicites, souvent implicites, mais toujours suggestives, à l’amitié qui a pu unir Ducasse à Dazet, et enfin, dans la présence récurrente des figures paternelles et maternelles. Ces différents éléments invitent le lecteur profane ou savant à considérer l’œuvre de Ducasse comme une entreprise poétique marquée au sceau d’une subjectivité ambivalente.

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L’écriture et le réel

La troisième et dernière grande tendance qui caractérise la poésie de Ducasse prolonge et subsume à la fois les deux premières. D’un côté, les jeux des signatures et le dédoublement du poète en personnage dans Les Chants de Maldoror interrogent les rapports qui se tissent entre l’identité réelle et biographique et l’identité poétique voire fictionnelle ; de l’autre, la transgression ducassienne et sa réfutation dans Poésies peuvent se voir comme l’affrontement de deux visions du monde : la première serait purement imaginaire, tandis que la seconde serait résolument rationaliste. Dans les faits, les choses ne sont pas aussi tranchées. Mais force est de constater que l’œuvre de Ducasse pose la question de son rapport au réel, qu’il s’agisse d’un réel thématisé dans l’œuvre ou de la réalité biographique opposée à l’univers littéraire.

Questionnement

Si l’on cherche une cohérence entre ces trois tendances de la création ducassienne, on en revient à se poser les questions Quoi ?, Pourquoi ? et Comment ? Il faut être conscient qu’il s’agit là d’une construction intellectuelle et que ces trois tendances se confondent dans le mouvement créateur. En matière d’art et de littérature, les structures signifiantes sont très souvent issues de catégorisation et de structuration a posteriori. L’esprit d’analyse, au fond, se forge des outils à la mesure de son objet : il s’agit d’en être pleinement conscient, de relativiser tout exercice d’explication et d’accepter que l’esprit créateur ait toujours une part d’insondable. Ainsi, cette thèse de doctorat se donne pour humble mission d’apporter une réponse commune et argumentée aux interrogations suivantes : en quoi la transgression est-elle nécessaire et créatrice d’une œuvre singulière, quelles sont, de part et d’autre du clivage articulant Les Chants de Maldoror et Poésies, les motivations non seulement éthiques, esthétiques ou poétiques, mais aussi intimes et réparatrices, qui président à l’acte créateur ducassien, et enfin, dans quelle mesure cette création illustre-t-elle un rapport singulier au réel ?

Méthode

À l’énoncé d’une telle problématique, d’aucuns pourraient s’attendre à ce que ce travail adopte une méthode et un point de vue inspirés de la psychanalyse littéraire, de la psychologie ou encore de la critique biographique. Afin d’éviter tout malentendu, on comparera d’abord les différentes approches critiques qui s’offrent au chercheur soucieux d’étudier les motivations subjectives de la création littéraire.

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Vers une poétique du sujet ducassien

La psychanalyse littéraire peut apparaître comme une voie incontournable. Il est vrai qu’elle a su s’imposer depuis plusieurs décennies. Pourtant, les questionnements, les débats et les mises en question ont été nombreux et subsistent : que l’on se souvienne de L’Anti-Œdipe de Gilles Deleuze et de Félix Guattari (1972). Face à la critique dite psychanalytique, dont la psychanalyse freudienne peut être considérée comme la théorie fondatrice, d’autres approches se sont développées : la critique thématique, l’archétypologie de Gilbert Durand, la poétique de l’Imaginaire de Jean Burgos, et plus récemment la poétique du sujet de Christian Chelebourg, nourrissent le champ de ces études qui tentent d’établir un lien entre l’imaginaire subjectif et l’acte créateur. La psychanalyse et l’imaginaire littéraire possèdent des points de tangence évidents ; toutefois, les dissemblances théoriques peuvent être très marquées.

La critique psychanalytique se structure en véritable démarche analytique grâce au support théorique fourni par la psychanalyse clinique.1 Cependant, sa vision de l’auteur et de la littérarité

n’en demeure pas moins problématique.

La psychanalyse littéraire consiste à soumettre la littérature aux théories freudiennes, ce qui détermine une certaine conception de l’œuvre littéraire, oriente les objectifs du critique et informe son discours. En effet, de manière plus ou moins explicite, la démarche psychanalytique repose sur l’équivalence de la parole clinique, de la production onirique et de la production textuelle. Jean Bellemin-Noël explique ainsi une similitude que Freud n’évoquait encore que confusément : « L’analogie entre rêve et texte littéraire, Freud ne l’a bien sûr pas établie comme telle : il parlait

un autre langage, il était prisonnier en grande partie d’une autre conception de l’œuvre d’art (à savoir, sub specie

aeternitatis, une idée pénétrante présentée sous des dehors harmonieux). Mais il a frayé la voie à une réécriture de

l’onirique en termes de texte et réciproquement »2. Dans cette perspective, l’œuvre d’art en général, et

l’œuvre littéraire en particulier, ne plus sont considérées comme l’esthétisation d’une idée consciente, mais plutôt comme l’expression pulsionnelle d’un inconscient refoulé : le sens artistique manifeste n’est que le déguisement d’un sens latent que l’analyste se charge de démasquer. Cependant, comme le rappelle Marcelle Marini, cette « critique interprétative »3 se double

nécessairement d’une « pratique spécifique »4 et « transformatrice ». « Partielle », elle se doit « d’accepter ses

limites par rapport à d’autres formes de critique ». Novatrice, elle s’intéresse moins à l’œuvre écrite qu’à

1 Sur la critique psychanalytique, cf., entre autres synthèses, Jean-Yves TADIÉ, La Critique littéraire au XXe siècle, Paris,

Pocket, « Agora », 1987, pp. 131-155 et F. THUMEREL, La Critique littéraire, op. cit., pp. 155-164.

2 Jean BELLEMIN-NOËL, Psychanalyse et littérature, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1989, p. 25.

3 Marcelle MARINI, « La Critique psychanalytique », pp. 41-83, dans Daniel BERGEZ (dir.) Introduction aux méthodes de

l’analyse littéraire, Paris, Dunod, « Lettres Sup », 1996, p. 52.

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l’œuvre lue ; autrement dit, la critique psychanalytique se présente comme une approche herméneutique postulant que la réception de l’œuvre et son exégèse sont plus signifiantes que sa production, que sa lecture prévaut sur son écriture. Cette lecture s’effectue suivant deux modalités complémentaires : d’une part, la « lecture symptômale »1, qui appréhende le texte comme le

symptôme d’un conflit psychique inconscient dont il faut retrouver les traces, et de l’autre, la « lecture structurale », qui compare les œuvres d’un même auteur ou d’auteurs différents afin de dégager des structures psychiques particulières ou universelles.

Quoique séduisante, la posture psychanalytique devient discutable, voire paradoxale, si l’on considère la place contestable accordée à la notion d’auteur par une démarche qui tire précisément sa légitimité des rapports de causalité qu’elle établit entre l’activité psychique et l’activité littéraire. Très tôt, Freud instaure une hiérarchie entre l’analyste et l’écrivain : celui-ci ne fait que montrer sans savoir, celui-là au contraire découvre ce que le premier ignore. Dans Délires

et rêves dans la Gradiva de Jensen (1907), par exemple, Freud passe de l’admiration sincère du

critique amateur à la condescendance du clinicien, ou, comme l’écrit M. Marini, de « l’humilité à la

maîtrise »2. M. Marini cite encore l’exemple de Lacan, lequel s’étonnait de trouver des similitudes

entre ses théories et la pratique littéraire de Marguerite Duras : « Elle s’avère savoir sans moi ce que

j’enseigne »3. En somme, pour l’orthodoxie psychanalytique, la connaissance que l’auteur a de son

texte ne saurait qu’être incomplète. Dès lors, deux options s’offrent au critique : la première consiste, on l’a vu, à se focaliser sur la lecture de l’œuvre, ce qui permet de facto d’écarter l’auteur de l’analyse ; la seconde sera de composer avec ce dernier, de le considérer comme un sujet écrivant, et d’en dresser la psychobiographie, autrement dit de révéler les liens de causalités qui se tissent entre la biographie, les conflits psychiques et l’œuvre. Cette seconde voie n’est qu’en apparence favorable au concept d’auteur : en effet, elle conduit soit à la généralisation de son profile psychique au détriment de toute singularité, soit à la survalorisation du rôle des expériences infantiles dans le processus créateur, ce qui revient à ignorer la parole de l’auteur et à le considérer comme un enfant, au sens étymologique du terme — le latin infans signifiant « celui qui ne parle »4. Il n’est guère que Charles Mauron qui ne soit pas tombé dans ce travers. Et cette

attitude face à l’auteur se fonde en définitive sur une vision erronée de l’écriture littéraire. Certes, le texte peut être, à l’image du rêve, le lieu d’expression de l’inconscient ; cependant, l’acte d’écriture dont il est issu demeure un acte conscient plus proche de la rêverie que du rêve. De plus,

1 M. MARINI, « La Critique psychanalytique », op. cit., p. 69. 2 M. MARINI, « La Critique psychanalytique », op. cit., p. 62.

3 Jacques LACAN, « Hommage à Marguerite Duras du Ravissement de Lol V. Stein », cité par M. Marini dans « La

Critique psychanalytique », op. cit., p. 62.

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le geste scriptural constitue en soi une démarche doublement réflexive : écrire, c’est d’abord exercer une logique et utiliser ce que l’anthropologue Jack Goody nomme la raison graphique1 ;

écrire, c’est aussi réécrire, ce qui implique une relecture et une correction continue du texte. Face à son brouillon, l’auteur s’érige en premier analyste de son texte. De fait, il peut gloser son œuvre, en expliquer le fonctionnement, mobilisant ainsi la fonction métalinguistique du langage aussi bien dans ses textes littéraires et leur paratexte que dans ses écrits théoriques et critiques, ses lettres et ses journaux.

De même qu’elle néglige l’importance de l’auteur, de même la critique psychanalytique ne prend-elle guère en compte les spécificités du texte littéraire, sa littérarité en assimilant trop souvent son fonctionnement à ceux du rêve et des confidences de divan. La textanalyse de J. Bellemin-Noël, qui repose sur le concept d’inconscient du texte, justifie cette analogie en concevant l’écrit littéraire comme « un discours, ou plutôt du discours, sans adresse, sans intention préalable, sans contenu déterminé »2. Ce point de vue radical « décentre le sujet par rapport à son texte »3 et refuse à ce

dernier le statut même d’énoncé. Or, si sur le plan énonciatif le rêve échappe à tout schéma de communication de par sa nature purement psychique et intime, tout discours, au contraire, constitue un énoncé en tant qu’il est le fruit d’un acte d’énonciation : comme le rappelle Dominique Maingueneau, l’« énoncé, avant d’être ce fragment naturel que le linguiste s’efforce d’analyser,

est le produit d’un évènement unique, son énonciation, qui suppose un énonciateur, un destinataire, un moment

et un lieu particuliers », cet ensemble définissant la « situation d’énonciation »4. C’est en comparant

les situations respectives de la cure psychanalytique et de l’échange littéraire que l’on peut contester leur analogie : dans le cas de la parole psychanalytique, le patient s’adresse, par « libre

association » 5, à l’ « attention flottante » du psychanalyste lors d’une séance au cabinet de ce dernier ;

pour ce qui est de l’échange littéraire, l’écrivain s’adresse à des lecteurs potentiels ou de référence destinés à recevoir son discours dans un temps et un lieu différents de ceux de la production de ce discours. Si les entretiens psychanalytiques « renvoient directement à des contextes physiquement

perceptibles »6, l’énonciation littéraire exclue « le caractère immédiat et symétrique de l’interlocution », car il

est de « l’essence de la littérature de ne mettre en relation l’auteur et le public qu’à travers l’institution littéraire et

ses rituels ». Il apparaît évident que si l’inconscient peut se manifester dans chacun de ces énoncés,

le travail d’écriture ne saurait lui accorder ni la même liberté, ni la même immédiateté que

1 Jack GOODY, La Raison graphique — la domestication de la pensée sauvage, traduction et présentation de Jean Bazin et

Alban Bensa, Paris, Minuit, « Le Sens commun », 1979.

2 J. BELLEMIN-NOËL, Psychanalyse et littérature, op. cit., p. 25. 3 M. MARINI, « La Critique psychanalytique », op. cit., p. 79.

4 Dominique MAINGUENEAU, Éléments de linguistique pour le texte littéraire, Paris, Nathan Université, « Lettres Sup »,

2001, p. 1. Les caractères gras de la citation sont d’origine.

5 M. MARINI, « La Critique psychanalytique », op. cit., p. 45.

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l’échange thérapeutique. Cet écart confronte la psychanalyse littéraire à la question du contexte énonciatif, mais aussi et surtout à celle du contexte littéraire des œuvres. Si le poéticien sait que l’œuvre ne prend tout son sens que dans un contexte historique, esthétique, poétique et rhétorique clairement défini, l’analyste ne se préoccupe que rarement de ces problématiques. C’est qu’à ses yeux, « l’esthétique n’est plus un travail de symbolisation, mais un voile déguisant la vérité »1 ; c’est

que les œuvres n’ont pour fonction que de vérifier empiriquement des présupposés théoriques : ainsi de René Laforgue qui, dans Échec de Baudelaire (1964), résume l’œuvre du poète à l’expression d’une névrose ; ainsi de Lacan qui, dans Le Désir et son interprétation (1958-59) voit en Hamlet et Ophélie les figurations littéraires de profiles psychiques universels : l’homme en proie au désir, et la femme proie du désir de l’homme. De la même manière, les genres littéraires n’intéressent les analystes qu’en tant qu’ils formulent les lois de l’inconscient et les complexes qui le structurent : de là leur attrait pour la tragédie, genre œdipien par excellence — on songe, par exemple, à l’ouvrage qu’André Green a consacré à Eschyle, Euripide, Shakespeare et Racine.2 Enfin, en

stylistique et en rhétorique, il n’est guère que les tropes, les figures formelles et les jeux sur le signifiant pour capter l’attention de la critique psychanalytique. Seul Lacan accorde une place centrale au langage en conciliant freudisme et linguistique : il postule en effet, que sous les signifiants de la langue commune et à l’abri des signifiés de convention, le sujet place des signifiés renvoyant à des contenus inconscients. D’où le partage de l’inconscient en deux registres : le registre narcissique de l’imaginaire d’une part, qui se réfère à cette image de l’Autre à laquelle s’identifie le sujet, et le registre symbolique des désirs refoulés d’autre part, qui est celui de la langue elle-même. Mais là encore, il s’agit trop souvent d’attribuer aux procédés d’expression, aux calembours, aux sonorités mais aussi et surtout à la matérialité signifiante du verbe un sens inconscient. Cependant, ce sens caché ne tient compte ni du travail d’écriture, ni du caractère codifié de la création littéraire. Or, ces spécificités se manifestent, entre autres, à travers l’intertextualité, la réécriture des lieux communs et la reprise des clichés, et bien sûr les recherches stylistiques, rythmiques ou euphoniques.

Il est difficile de nier la rigueur conceptuelle dont hérite la psychanalyse littéraire et qui se renforcera sous la houlette du structuralisme. Assurément, l’apport freudien a grandement contribué à rompre avec un certain idéalisme critique, notamment à travers l’attrait suscité par les mystères de la création subjective. Il apparaît toutefois que la critique psychanalytique reste à plus d’un titre inféodé au dogmatisme freudien et que sa vision de l’objet littéraire et de la figure de l’auteur peut poser problème.

1 M. MARINI, « La Critique psychanalytique », op. cit., p. 63.

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Dans son approche de la littérature, la critique thématique suit une trajectoire parfois parallèle à celle empruntée par la critique psychanalytique.1 Mais si les points communs sont

patents, la question de l’auteur et de son geste créateur révèle des oppositions théoriques très marquées.

Sous le nom de critique thématique, G. Philippe regroupe « les différentes démarches critiques

qui, au moment du renouvellement des études littéraires en France (1950-1970), cherchèrent dans les textes littéraires la spécificité d’une relation au réel ou le déploiement structuré d’un imaginaire qui sert de grille de lecture du monde »2. La critique thématique ne s’est pas structurée en véritable école mais a plutôt fédéré

des approches différentes autour de postulats communs. D’inspiration romantique et proustienne, elle définit la création littéraire comme un acte personnel et spirituel, le style étant l’expression d’une vision singulière du monde : l’auteur construit son œuvre et se construit à travers elle. L’ « École de Genève », dont les principaux maîtres sont Georges Poulet, Jean Rousset et Jean Starobinski, a ainsi développé une « critique de la conscience »3 en accordant un rôle

déterminant au moi créateur de l’écrivain. S’inscrivant en filiation avec la phénoménologie de Husserl, Merleau-Ponty ou encore Levinas, cette critique de la conscience met l’accent sur la relation à la fois factice et créatrice du moi au monde. Selon Daniel Bergez, « l’un des concepts

majeurs » 4 de cette approche « est donc celui de relation » : « c’est par son rapport à lui-même que le moi se

fonde, c’est par sa relation à ce qui l’entoure qu’il se définit ». C’est dans ce cadre conceptuel que se situe

un second courant thématique, que G. Philippe dénomme, un peu abusivement à mon sens, la « critique de l’imaginaire »5 : cette approche se donne pour mission « d’étudier la façon dont une

constellation de sensations, d’impressions, de sentiments s’organise en réseaux et féconde l’œuvre littéraire »6 et

s’appuie sur les différentes catégories de la perception : les sensations avec Jean-Pierre Richard et notamment son ouvrage Littérature et sensation (1954) ; les relations spatiales et temporelles avec les

Études sur le temps humain (1949) et Les Métamorphoses sur cercle (1961) de Georges Poulet ; les

éléments et le mouvement enfin avec les travaux déterminants de G. Bachelard, tels L’Eau et les

rêves (1942) ou encore L’Air et les songes (1943). À ce concept de relation s’ajoutent ceux

d’imagination et d’imaginaire : au regard de la critique thématique, l’imagination n’est plus une

1 Sur la critique thématique, Cf. J.-Y. TADIÉ, La Critique littéraire au XXe siècle, op. cit., pp. 75-105 et F. THUMEREL, La

Critique littéraire, op. cit., pp. 164-167.

2 Gilles PHILIPPE, « Critique thématique », pp. 111-112, dans M. JARRETY (dir.), Lexique des termes littéraires, op. cit., p.

111.

3 G. PHILIPPE, « Critique thématique », op. cit., p. 111.

4 D. BERGEZ, « La Critique thématique », pp. 85-120, dans D. BERGEZ (dir.), Introduction aux méthodes de l’analyse

littéraire, op. cit., p. 91.

5 G. PHILIPPE, « Critique thématique », op. cit., p. 111. 6 G. PHILIPPE, « Critique thématique », op. cit., p. 112.

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simple fonction du psychisme, mais une véritable puissance démiurgique qui engendre un imaginaire, c’est-à-dire une perception subjective et poétique du monde.

La critique thématique paraît rejoindre la critique psychanalytique à plus d’un titre, au point qu’on a pu, dans les années 1950, la rapprocher à tort de la « nouvelle critique ». C’est que l’influence de la psychanalyse, quoique discrète, a bien été réelle : Bachelard, par exemple, intitule l’un de ses premiers ouvrages La Psychanalyse du feu (1938) avant de donner à sa pensée une inflexion plus jungienne ; à l’inverse, J.-P. Richard renoue avec la pensée freudienne dans

Microlectures (1979, 1984), où la création est conçue comme un acte pulsionnel visant à exprimer

un fantasme, un désir inconscient et libidinal. Or, comme le rappelle très justement D. Bergez, la nouvelle critique « s’est surtout développée à l’enseigne de la linguistique, du structuralisme et de la psychanalyse,

trois courants par rapport auxquels la critique thématique a toujours entendu préserver son autonomie »1. Les

points de tangence avec la psychanalyse littéraire sont cependant indéniables. D’une part, la visée herméneutique est la même : la critique thématique entend trouver un sens non manifeste en étudiant les récurrences, les ressemblances, les associations d’images ; de même, sa démarche consiste à établir des liens entre des œuvres et des auteurs différents. Toutefois, le risque d’une généralisation abusive, que l’on rencontre par ailleurs chez Bachelard, tend à s’atténuer grâce au mouvement constant qui, ainsi que l’explique J.-P. Richard, anime la démarche critique : « Chaque

objet, une fois reconnu dans ces catégories constitutives […] s’ouvre, rayonne vers une multitude d’autres […]. Avec la perspective d’ailleurs de main embranchement latéral, de mainte relation oblique »2. D’autre part, à

l’image de la critique psychanalytique, la critique thématique semble se démarquer des études littéraires traditionnelles. Mais dans les faits, elle pratique plutôt une forme de transdisciplinarité, un décloisonnement des savoirs : tout en écartant les connaissances superflues, elle n’hésite pas à utiliser les outils critiques offerts par l’histoire littéraire, la poétique ou la linguistique. Ainsi, Jean Rousset contextualise-t-il historiquement et esthétiquement son étude sur La Littérature à l’âge

baroque en France (1953). Si l’approche linguistique est pour ainsi dire absente des travaux de G.

Bachelard ou G. Poulet, elle apparaît ponctuellement dans ceux de J.-P. Richard, de J. Starobinski et plus encore dans ceux de J. Rousset. Enfin, la critique thématique rejoint la psychanalyse littéraire par sa pratique transformatrice de l’étude des œuvres : de même que le psychanalyste choisit le point de vue du lecteur, de même s’agit-il, en critique thématique, d’essayer de faire corps avec les textes, de les assimiler et d’adopter la conscience de l’auteur, comme le suggère fortement J.-P. Richard : « un texte, pour être assimilé, doit toujours se lire du dedans. La critique la plus

“objective” n’élude pas cette nécessité. L’esprit ne possédera une œuvre, une page, une phrase, un mot même, qu’à

1 D. BERGEZ, « La Critique thématique », op. cit., p. 85.

2 J.-P. RICHARD, “Conférence à Venise en 1974”, texte inédit cité par D. Bergez dans « La Critique thématique », op.

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condition de reproduire en lui (et il n’y parvient jamais absolument) l’acte de conscience dont ils constituent l’écho »1. On renoue dès lors, sur un mode moins impressionniste, avec la « critique d’identification »2

d’un Charles du Bos ou d’un André Suarès.

Les divergences théoriques sont cependant très fortes et l’on peut même affirmer que c’est en partie par contraste avec la psychanalyse littéraire que se fonde la pensée thématique. S’opposent en effet deux visions de l’auteur et de son psychisme : au regard de la critique psychanalytique, on l’a vu, l’écrivain verbalise par le truchement du texte une vérité qui lui échappe, un inconscient fossile, gros de contenus infantiles, d’affects et de désirs refoulés ; pour la critique thématique, au contraire, il exprime par un acte conscient une vision changeante du monde forgée par le dynamisme créateur de son imaginaire. Il s’agit en définitive de deux définitions antonymiques de l’écriture et de l’œuvre : dans la première, l’écriture est une activité inconsciente, proche du rêve, puisant dans une antériorité psychique conflictuelle ; dans la seconde, à l’inverse, l’écriture est définie comme une forme de rêverie — cette « activité onirique

dans laquelle une lueur de conscience subsiste »3 — une pratique consciente qui s’oriente vers le devenir

et la résolution des contradictions. De cette opposition découlent deux conceptions différentes de l’image. La théorie freudienne, comme le rappelle M. Marini, fait de l’image un signe « renvoyant

à une situation psychique antérieure »4. Bachelard réfute cette théorie en affirmant que l’image « n’est en

rien comparable, suivant le mode d’une métaphore commune, à une soupape qui s’ouvrirait pour dégager des instincts refoulés »5. Il propose en retour une définition de l’image littéraire comme potentialité

signifiante et créatrice : « Une image littéraire, c’est un sens à l’état naissant ; le mot — le vieux mot —

vient y recevoir une signification nouvelle. Mais cela ne suffit pas encore : l’image littéraire doit s’enrichir d’un

onirisme nouveau. Signifier autre chose et faire rêver autrement, telle est la double fonction de l’image

littéraire ».6 Bachelard enfin affronte le freudisme en optant pour une vision ouverte, créatrice et

dynamique du psychisme humain, plus proche de celle de Jung. C. Chelebourg explique ainsi comment l’épistémologue « détourne le concept freudien »7 de complexe : « Alors que Freud désigne par ce

substantif des conduites d’origine inconsciente universellement partagées, Bachelard l’utilise pour spécifier des réseaux d’images liés à un même type de rêverie, à un même type de rêveurs. […] À l’instar de Jung, Bachelard multiplie de la sorte les complexes afin de saisir, dans leur diversité, toutes les nuances de l’imagination et d’en

1 J.-P. RICHARD, L’Univers imaginaire de Mallarmé, Paris, Seuil, « Pierres vives », 1961, p. 36.

2 Cf. Jean-Michel GLIKSOHN, « Juger », pp. 61-83, dans Pierre BRUNEL, Daniel MADELÉNAT, Jean-Michel

GLIKSOHN, Daniel COUTY, La Critique littéraire, Paris, PUF, « Que sais-je », 1977, pp. 73-75.

3 Gaston BACHELARD, Poétique de la rêverie, Paris, PUF, 1978, p. 129. 4 M. MARINI, « La Critique psychanalytique », op. cit., p. 94.

5 G. BACHELARD, Poétique de la rêverie, op. cit., p. 3

6 G. BACHELARD, L’Air et les songes. Essai sur l’imagination en mouvement, Paris, José Corti, 2001, p. 283.

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dresser une véritable typologie ». C’est dire qu’en critique thématique, les seuls complexes d’Œdipe et

de castration ne sauraient suffire.

Bien qu’influencée par le freudisme, la critique thématique se démarque par sa conception romantique de l’œuvre littéraire, qu’elle définit comme le fruit d’un acte conscient qui, tout en contactant les grandes tendances du psychisme humain, n’en demeure pas moins un acte individuel et singulier. Toutefois, l’éclectisme et l’anti dogmatisme de ce courant critique entraîne une sorte de flou conceptuel qui empêche l’élaboration d’un véritable appareil théorique.

La pensée bachelardienne et la psychanalyse jungienne ont servi de terreau au développement d’une véritable critique de l’imaginaire.1 De G. Durand à C. Chelebourg en

passant par J. Burgos, cette critique, herméneutique en tant qu’elle interprète l’œuvre au regard d’un ensemble de concepts, « de valeurs et/ou de théories qui préexistent à l’objet étudié et la transcendent »2,

s’est progressivement construite autour de l’élaboration d’une conception à la fois anthropologique et littéraire, mais aussi collective et individuelle, de l’imaginaire.

Avec Carl-Gustav Jung, la psychanalyse prend une direction différente. La pensée jungienne tire son originalité du concept premier d’inconscient collectif suivant lequel notre psychisme hériterait des acquis millénaires de son évolution. Cet inconscient partagé par tous est animé par l’activité symbolique, qui projette le psychisme sur le monde dans une dynamique signifiante. C’est ainsi qu’au fil de l’Histoire humaine, les symboles se combinent pour former et reformer des mythes exprimant les problématiques fondamentales de la psyché sous une forme narrative. Au commencement des Racines de la conscience (1971), Jung distingue cependant deux ordres dans l’inconscient : les archétypes d’une part, qui correspondent « aux contenus de l’inconscient

collectif »3, et les « complexes à tonalité affective » de l’autre, « qui constituent l’intimité personnelle de la vie

psychique ». Le complexe jungien se définit comme une constellation d’images qui s’organise

autour d’un thème affectif central, par exemple un souvenir inconscient, mais qui se démarque du complexe freudien de par sa pluralité quasi infinie : plusieurs complexes peuvent apparaître chez un même individu, et ces complexes varient d’un individu à l’autre. De fait, la théorie jungienne s’écarte de la conception freudienne de l’art : pour Jung, en effet, l’œuvre n’est pas le symptôme d’une pathologie identifiable mais l’expression singulière, par le biais du geste créateur, de l’universalité de l’âme humaine. C. Chelebourg pointe du doigt tout le parti que la critique littéraire peut tirer de ce point de vue : « identifier les complexes d’un auteur en repérant les associations

1 Sur la critique de l’imaginaire, Cf. J.-Y. TADIÉ, La Critique littéraire au XXe siècle, op. cit., pp. 107-130.

2 F. THUMEREL, La Critique littéraire, op. cit., p. 21.

3 Carl-Gustav JUNG, Les Racines de la conscience. Études sur les archétypes, traduction d’Yves Le Lay, Paris, Buchet/Chastel,

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