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Dominé par la sensibilité romantique et néo-platonicienne, la première moitié du XIXe

siècle attribut à l’idée du beau une place centrale. Dès lors, comme l’écrit M. Brix, l’artiste devient « découvreur et interprète du Beau, appelé à réveiller dans les objets sensibles l’intuition des réalités éternelles. »2. Cet idéalisme esthétique sera battu en brèche par des écrivains tels que Gautier, avec sa préface de Mademoiselle de Maupin (1835) — citée dans Poésies I — et Baudelaire, avec Les Fleurs du mal (1857), tous initiateurs de l’esprit décadent. Ducasse marche sur les brisées de ces deux

1 Victor COUSIN, « Du Beau et de l’art », pp. 773-811, dans Revue des deux mondes, tome 11, juillet-septembre 1845, p. 787. Johann Joachim Winckelmann (1717-1768) est un archéologue, antiquaire et historien de l’art allemand. Les deux descriptions qu’il livre de l’Apollon du Belvédère dans son Histoire de l’Art chez les anciens (1764) contribuent à rendre cette statue célèbre.

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prédécesseurs ; puisant aux sources du romantisme noir, le jeune poète propose une esthétique moderne et personnelle qui rompt violemment avec l’idéalisme romantique. Dans sa poésie, le beau est pluriel, relatif et par-dessus tout, dissocié du bien et du vrai.

En premier lieu, on peut constater que Les Chants de Maldoror font éclater l’unicité du beau néo-platonicien.

D’une part, chez Ducasse l’idée du beau se trouve associée, par antithèse, à celle de la laideur. Au chant I, le poète écrit que le poulpe « au regard de soie » est « le plus beau des habitants du

globe terrestre » (I, [9], 50). Le vieil océan « aux vagues de cristal » et aux « vagues épouvantables » est à la

fois « hideux » et « plus beau que la nuit ». Il contemple également le « beau » crapaud, dont la figure « plus qu’humaine » lui semble à la fois « triste comme l’univers » et « belle comme le suicide » (I, [13], 70). Au chant IV, l’amphibie, victime d’un frère jumeau pourtant jaloux de sa beauté, compare son malheur à celui de la scolopendre, mot qu’il emploie cependant au masculin : “Le scolopendre ne

manque pas d’ennemis ; la beauté fantastique de ses pattes innombrables, au lieu de lui attirer la sympathie des animaux, n’est, peut-être, pour eux, que le puissant stimulant d’une jalouse irritation. Et, je ne serais pas étonné d’apprendre que cet insecte est en butte aux haines les plus intenses. […] ” (IV, [7], 183). Cet animal que le

l’opinion commune trouve horrible est ici perçu comme beau. Si les autres animaux le jalousent, c’est qu’à la différence de l’homme, ils sont en mesure de percevoir sa « beauté fantastique », laquelle réside dans la conformation particulière de son organisme, ce qui, aux yeux du sens commun, fait justement sa laideur.

D’autre part, Ducasse introduit dans son texte poétique des termes apoétiques, autrement dit des mots qui se réfèrent à des réalités généralement étrangères au domaine de la poésie : on trouve des termes du quotidien — par exemple, à la fin de la strophe 2 du chant II, le « linge » et les « seaux d’eau » (II,[2], 79) — ainsi que de nombreux termes techniques et rares, empruntés à la zoologie, à la botanique, à la physiologie.1 D’un point de vue lexical, on pourrait dire que ces termes inscrivent l’écriture dans un registre réaliste. Mais ces sont bien souvent des asémantèmes, des mots qui mettent en échec la compétence encyclopédique du lecteur. Et paradoxalement, c’est la rencontre du lexique poétique traditionnel et de ce lexique apoétique qui crée cet effet très moderne que l’on retrouvera chez les symbolistes et leurs successeurs. C. Fromilhague et A. Sancier-Chateau constatent ainsi que « […] l’association de termes évoquant des référents très éloignés

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produit un fort effet de littérarité et de poéticité, la littérature devenant le lieu où le monde se structure, trouve une unité et un sens » et que « trop de termes trop techniques métamorphosent le “réaliste” en “poétique”. »1.

Cet élargissement du champ de la beauté poétique à celui du monde moderne trouve enfin son point d’orgue dans les fameux beau comme. Ces comparaisons rapprochent comparés et comparants en vertu d’un prédicat commun, la beauté ; cependant, cette beauté n’est pas celle du sens commun, mais celle du poète. Le premier beau comme fait ainsi écho aux précédentes antithèses. Au début du chant III, Maldoror dit à Mario, son ami, que son visage est « beau comme

la fleur de cactus » (III, [1], 133). Comme l’explique Pascal Durand dans « “Ou plutôt” : la

métaphore exp(l)osée » (2003), la fleur constitue un cliché pétrarquisant. Ducasse renouvelle cependant ce cliché à l’aide du complément du nom « de cactus » : « “Fleur” sans doute, et beauté

banale ; mais la “fleur de cactus”, introduisant au cœur de l’euphorie analogique le signe inquiétant, hérissé, du risque et de la douleur (et plus largement des valeurs privatives, celles de l’univers désertique, asséché). »2. Pour l’essentiel, les beau comme découlent d’un collage, et les « sources auxquelles Ducasse emprunte ses

éléments de comparaison relèvent le plus souvent de domaines réputés apoétiques, au premier rang desquels le discours scientifique […]. »3. Mais à ces emprunts techniques et scientifiques s’ajoutent des comparants qui semblent provenir de quelque réclame — on songe à la machine à coudre et au parapluie (VI, [3], I, 227) —, de choses vues. Parfois, au contraire, ces comparaisons aboutissent à des descriptions très étranges, tels ces « squelettes qui effeuillent des panoccos de l’Arkansas » (IV, [5], 172). En outre, dans ces comparaisons qui ne cessent de gagner en amplitude, le comparé s’efface, comme dans les analogies baroques, au profit des comparants. Le but de ces figures est de donner une vision à la fois hétéroclite et totalisante du monde, ou plutôt de donner à voir un monde singulier. Par le truchement de la comparaison, l’esthétique de Ducasse associe le poétique, le technique, l’halluciné et le quotidien. Sur la valeur esthétique de ce dernier domaine, le poète s’explique au chant V et justifie le fait d’avoir comparé le visage d’un enfant inhumé au vol du milan royal. Certes, il ne s’agit pas ici d’une comparaison stylistique, mais plutôt d’une similitude, comparaison « fondée sur l’existence de qualités communes à deux choses. »4. Cependant, la description de l’oiseau constitue bel et bien un emprunt, puisque Ducasse reprend un passage de l’Encyclopédie d’histoire naturelle du docteur Chenu, qui cite lui-même Buffon.5 C’est l’occasion pour le poète d’exposer avec malice l’un des principes de sa poésie :

1 C. FROMILHAGUE, A. SANCIER-CHÂTEAU, Introduction à l’analyse stylistique, op. cit., p. 72.

2 Pascal DURAND, « “Ou plutôt” : la métaphore exp(l)osée », pp. 289-304, Yojiro ISHII, Hidehiro TACHIBANA (éd.),

Maldoror hier et aujourd’hui. Lautréamont : du romantisme à la modernité, Actes du sixième colloque international sur Lautréamont,

Tokyo, 4-6 octobre 2002, Tusson, Lérot, 2003 (Cahiers Lautréamont, 2e semestre 2002, livraisons LXIII et LXIV), p. 294.

3 P. DURAND, « “Ou plutôt” : la métaphore exp(l)osée », op. cit., p. 297.

4 B. DUPRIEZ, « Similitude », p. 417, dans Gradus. Les Procédés littéraires.

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Ce rapport de calme majesté entre les deux termes de ma narquoise comparaison n’est déjà que trop commun, et d’un symbole assez compréhensible, pour que je m’étonne davantage de ce qui ne peut avoir, comme seule excuse, que ce même caractère de vulgarité qui fait appeler, sur tout objet ou spectacle qui en est atteint, un profond sentiment d’indifférence injuste. Comme si ce qui se voit quotidiennement n’en devrait pas moins réveiller l’attention de notre admiration ! (V, [6], 211).

Le quotidien, lui aussi, a sa beauté, et il peut susciter l’admiration. Moderne, la comparaison ducassienne n’embellit pas le comparé, mais révèle l’univers du comparant, et en ce sens, elle est moins ornementale qu’herméneutique. En d’autres termes, elle « […] donne à voir un monde autre, elle

devient outil d’exploration et de connaissance sensible et permet le dévoilement de l’obscur. »1.

Par l’antithèse, le lexique et la comparaison, Ducasse redéfinit l’idée du beau dans une perspective moderne, mais aussi plus intime : en effet, l’analogie est souvent révélatrice des préoccupations subjectives d’un poète.

En perdant son unicité, le beau perd aussi toute universalité : il n’est plus absolu, mais devient relatif. Comme l’explique le poète à son lecteur à l’ouverture du chant V, cela dépend du goût de chacun :

Ne généralisons pas des faits exceptionnels, je ne demande pas mieux : cependant mon caractère est dans l’ordre des choses possibles. Sans doute, entre les deux termes extrêmes de ta littérature, telle que tu l’entends, et de la mienne, il en est une infinité d’intermédiaires et il serait facile de multiplier les divisions ; mais, il n’y aurait nulle utilité […]. N’est-il pas vrai, mon ami, que, jusqu’à un certain point, ta sympathie est acquise à mes chants ? Or, qui t’empêche de franchir les autres degrés ? La frontière entre ton goût et le mien est invisible ; tu ne pourras jamais la saisir : preuve que cette frontière elle-même n’existe pas. (V, [1], 190).

Paraphrasant l’adage qui voudrait que tous les goûts soient dans la nature, Maldoror plaide ici en faveur d’un relativisme esthétique. Sans vouloir tomber dans le lieu commun, on peut dire qu’à ses yeux, la beauté est essentiellement subjective. L’idée du beau n’est pas une, ni même duelle : elle est au contraire multiple (« une infinité d’intermédiaires »). Et plus important, le poète associe son caractère singulier, son intimité (« mon caractère est dans l’ordre des choses possibles »), à cette conception transgressive de la beauté, signe de la valeur narcissique de ses préoccupations esthétiques. Mais pour singulière qu’elle soit, cette idée du beau n’en demeure pas moins communicable : si le lecteur lit le poème et persévère dans sa lecture malgré les obstacles (« N’est-il pas vrai, mon ami,

que, jusqu’à un certain point, ta sympathie est acquise à mes chants ? »), c’est qu’il trouve un certain plaisir

dans cette expérience artistique d’un genre nouveau.

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Dès lors, c’est l’harmonie unissant le beau au bien et au vrai qui se trouve ébranlée. Il ne s’agit toutefois pas d’un éclatement anarchique ou d’un renversement systématique, mais d’une modification de certains rapports. En effet, le poète conserve l’un des corollaires de l’harmonie platonicienne, à savoir l’identification du mal à la laideur. Il évoque par exemple ses propres « malédictions, plus affreuses que la vue de panthères affamées » (I, [13], 72) : ces « malédictions » — littéralement, le fait de dire le mal — désignent la parole poétique.1 Renforcée par le symbole d’une animalité dévorante et plurielle (« panthères affamées »), la comparaison rapproche la poésie du mal à la description de la laideur. C’est bien plutôt la proportion de bien qui, réévaluée, va changer la donne. On l’a vu : l’homme est plus mauvais que bon, et par conséquent, il est plus laid que beau. La strophe consacrée à l’universalité du mal souligne cette équation : l’homme y est caractérisé par les épithètes de nature péjoratives « aux épaules étroites », « à la tête laide » et « aux yeux terribles

enfoncés dans l’orbite obscur [sic] » (I, [5], 42). Dans l’hymne à l’océan, c’est son orgueil qui est

attaqué : « […] l’homme s’est cru beau dans tous les siècles. Moi, je suppose plutôt que l’homme ne croit à sa

beauté que par amour-propre ; mais, qu’il n’est pas beau réellement et qu’il s’en doute ; car, pourquoi regarde-t-il la figure de son semblable avec tant de mépris ? » (I, [9], 51). Comme sa bonté, la beauté de l’homme

n’est qu’un mensonge, une preuve de sa mauvaise foi et de sa vanité. Il ne cesse de voir son vrai visage chez son semblable, qu’il juge sans cesse : à la fois physique et moral, le jugement fonde toute relation humaine sur le mépris de l’autre et la haine de soi. C’est pourquoi, au début du récit de son rêve de métamorphose, Maldoror traite ses auditeurs d’ « inépuisables caricatures du beau » : c’est une façon de leur rappeler que leur jugement n’a plus aucune légitimité.

Et le juge suprême, Dieu, n’échappe pas à la dénonciation. En effet, le Créateur est censé représenter la quintessence du bien, du vrai et du beau : « Si le Beau équivaut au Bien et au Vrai,

autant dire que ces trois idées pures constituent la manifestation, abordable et intelligible, d’une substance éternelle, que le Beau se confond, en dernière analyse, avec le “divin ” et que le sentiment qui nous pousse à aimer le Beau est de nature religieuse. »2. La vision du chant II le montre cependant sous un jour tout autre. On peut citer les lignes les plus fortes de ce portrait à charge, construit sur une série d’antithèses : « Ne

trouvant pas ce que je cherchais, je soulevai la paupière effarée plus haut, plus haut encore, jusqu’à ce que j’aperçusse un trône, formé d’excréments humains et d’or, sur lequel trônait, avec un orgueil idiot, le corps recouvert d’un linceul fait avec des draps non lavés d’hôpital, celui qui s’intitule lui-même le Créateur ! » (II, [8], 94). Dieu

se voit affublé du pire des péchés, l’ « orgueil idiot ». Son trône associe le noble (« or ») à l’ignoble (« excréments humains »). Conjuguant matérialité triviale (« corps »), macabre (« linceul ») et morbide (« draps non lavés d’hôpital »), sa description revêt un caractère burlesque, blasphématoire et

1 Sur le maudit, la malédiction et la parole poétique, cf. supra, p. 107.

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décadent. Au début du chant suivant, le voyant évoque encore « l’auréole splendide de son horreur » (III, [1], 132). Cette dernière antithèse achève d’assimiler la prétendue beauté divine à une laideur aussi bien physique que morale.

La redéfinition du beau correspond à une transgression à la fois esthétique et spirituelle ; mais de manière plus fondamentale, elle exprime une vision du monde personnelle et imaginaire.

Tout poète qui s’attache à définir sa conception de la beauté échafaude en dernière instance un idéal. La notion possède trois définitions complémentaires : elle désigne aussi bien un « modèle de perfection, absolu et universel », qu’une « essence particulière, servant de modèle, ou de critère pour

des jugements de goût », ou encore une « existence spirituelle, opposée à la réalité matérielle, et vers laquelle tend l’âme humaine »1. Dans un poème très connu, Baudelaire est revenu sur la question très platonicienne de l’idéal.2 Pour comprendre le sens de cette notion dans la poésie de Ducasse, il faut avoir à l’esprit qu’à ses yeux, la critique juge moins l’œuvre d’art que la personne de l’artiste. Que l’on songe à ce paragraphe révélateur tiré de l’hymne à l’océan :

Vieil océan, tes eaux sont amères. C’est exactement le même goût que le fiel que distille la critique sur les beaux-arts, sur les sciences, sur tout. Si quelqu’un a du génie, on le fait passer pour un idiot ; si quelque autre est beau de corps, c’est un bossu affreux. Certes, il faut que l’homme sente avec force son imperfection, dont les trois quarts d’ailleurs ne sont dus qu’à lui-même, pour la critiquer ainsi ! (I, [9], 53)

L’amertume de l’océan désigne par métaphore une critique fondée sur le mépris et le ressentiment, une critique bilieuse. Cette haine rejoint celle que l’homme éprouve à la vue de son semblable : c’est encore lui qu’il dénigre à travers ce jugement. Mais cette critique, on le voit, dépasse le cadre de la création artistique : ce génie que l’on fait passer pour un imbécile désigne le poète que l’on déconsidère, de même le bel homme que l’on décrit comme contrefait se trouve jugé sur son physique, et non son talent ou sa création. Ce glissement de l’esprit au corps traduit semble-t-il une synonymie subjective entre la valeur artistique et la beauté du corps : associé à la question du regard et de la relation à l’autre, l’idéal esthétique apparaît être un enjeu narcissique d’importance dans la poétique du sujet ducassien. À la strophe 9 du chant I, le poète exprime ainsi son désir d’offrir son cœur à l’océan : « C’est pourquoi, en présence de ta supériorité, je te donnerais

tout mon amour (et nul ne sait la quantité d’amour que contiennent mes aspirations vers le beau), si tu ne me faisais douloureusement penser à mes semblables, qui forment avec toi le plus ironique contraste, l’antithèse la plus bouffonne que l’on ait jamais vue dans la création : je ne puis pas t’aimer, je te déteste. » (I, [9], 56). La

recherche du beau est ici motivée par l’amour : l’idéal est à la fois esthétique et affectif.

1 « Idéal », pp. 846-7, dans Étienne SOURIAU, Vocabulaire d’esthétique, Paris, PUF, « Quadrige Dicos poche », 2009.

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Cependant, l’océan s’avère être à l’image de l’homme : cet inacceptable reflet interdit toute véritable relation, et change l’amour en haine. Chez Ducasse, la création poétique semble poursuivre le fantasme d’une altérité idéale, d’un avatar parfait ; mais le refus de l’image humaine empêche l’accomplissement de ce rêve.

Au début du chant III, le poète évoque Léman, Lohengrin, Lombano et Holzer, ces personnages fugitifs auxquels vont succéder des créatures « peut-être moins belles, qu’enfantera le

débordement orageux d’un amour qui a résolu de ne pas apaiser sa soif auprès de la race humaine. » (III, [1],

131). Apparaît alors Mario, « l’image flottante du cinquième idéal ». En définitive, ces jeunes personnages ne sont que des avatars de plus en plus imparfaits de l’idéal esthétique, ou du moins, de la partie la plus intime de cet idéal. En effet, au chant IV, le poète revient à des questions plus morales et annonce son programme de poésie transgressive : « Le rire, le mal, l’orgueil, la folie,

paraîtront, tour à tour, entre la sensibilité et l’amour de la justice, et serviront d’exemple à la stupéfaction humaine : […]. Et, peut-être que ce simple idéal, conçu par mon imagination, surpassera, cependant, tout ce que la poésie a trouvé jusqu’ici de plus grandiose et de plus sacré. » (IV, [2], 163). Cette part affective de l’idéal

esthétique, il semble que Maldoror veuille à la fois l’atteindre, la posséder et la détruire. On sait le sort réservé à la plupart des jeunes amis du héros ; on se souvient aussi de cet avertissement lancé aux pédérastes du chant V, ces « cristallisations d’une beauté morale supérieure » (V, [5], 205) : « […]

méfiez-vous de moi, surtout si vous êtes beau. » (207). Les créatures du poète se révèlent de moins en

moins idéales du fait qu’ils passent du monde des idées à celui de la matière. C’était le cas de Mario, ce sera aussi le cas de Mervyn : au chant VI, Maldoror se désigne comme « Celui qui a tout

renié, père, mère, Providence, amour, idéal, afin de ne plus penser qu’à lui seul » (VI, [4], II, 229). La proximité de l’amour et de l’idéal rappelle et leur indissociabilité et leur rejet commun, ou plutôt devrait-on dire que cet idéal affectif change d’objet : c’est désormais lui-même que le poète va tâcher d’idéaliser, d’aimer, et par conséquent, de trouver beau. L’ancien idéal, celui de l’altérité, n’a plus qu’à disparaître définitivement : la mort de Mervyn, son meurtre, symbolise à la fois la mise à mort de l’autre et la sacralisation poétique de soi.

Ainsi, l’idéal esthétique de la poésie ducassienne abandonne l’idéal affectif au profit d’un idéal narcissique : l’écriture est donc liée à l’image de soi et se voit assigner une fonction réparatrice.

Le retour au néoplatonisme dans Poésies traduit cependant l’amertume d’un échec. Le poète prétend proclamer, contre la poésie du mal, le beau « sur une lyre d’or » (P I, 264). Ce retournement vire rapidement à la caricature, comme dans cette critique de Paul et Virginie : « Paul et Virginie, choque nos aspirations les plus profondes au bonheur. Autrefois, cet épisode qui broie du noir de la

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première à la dernière page, surtout le naufrage final, me faisait grincer des dents. Je me roulais sur le tapis et