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ENTRE VIE ET MORT

Dans le document Les écritures de soi (Page 120-125)

« Au temps où elle était encore une jeune princesse, son père, le ministre, lui disait en l’instruisant : étudiez d’abord l’écriture… »

SEISHÔNAGON, début XIesiècle.

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OUR la troisième année consécutive, le Lieu unique à Nantes a fait appel à Philippe Forest pour un programme de cours sur la modernité dans la littérature contemporaine. Cette année, le premier cycle du « petit cours de littérature » proposait une série de rencontres avec quatre romanciers japonais. Martine Lani-Bayle, invitée pour animer la ren- contre entre Philippe Forest1 et Tsushima Yûko2,

proposa aux auteurs de s’entretenir sur le thème des rapports entre l’écriture et la vie.

Qu’est-ce que ça fait, d’écrire la vie ?

La question de Martine Lani-Bayle, interrogeant ce besoin d’écrire, a permis aux deux auteurs de s’ex- primer – sans pour autant l’évoquer directement – à partir de leur expérience commune, celle de la perte

d’un enfant, qu’ils ont mise en mots sous couvert de fictions autobiographiques3.

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EGARDS CROISÉS

Selon Philippe Forest, les récits conduisent – entre douleur et douceur – à l’irracontable. Certaines ex- périences appellent le roman vrai parce que, face à elles, tous les autres langages relèvent de l’impos- ture, de la mystification, en s’employant à rétablir du sens là où toute signification défaille devant le spec- tacle sans merci du réel, de l’impossible. Seule l’épreuve du réel devrait permettre la littérature, l’expérience devant rester souveraine, car c’est par elle que l’écrivain se trouve placé aux confins de l’ir- représentable.

Pour Tsushima Yûko, écrire la vie c’est casser les codes socialement acceptés, pour aller jusqu’au noyau du sens. C’est au travers des mots que l’on peut cher- cher ce qui ne s’exprime pas. Le romancier se sert de

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mots, c’est la seule façon. Il ne peut à aucun moment se dérober, c’est son devoir d’écrivain. Il interroge le moment fondamental de l’événement, alors que les autres ne font que le vivre. Et il offre ces mots à ceux qui vivent sans le dire.

P

RÉSENTATION DE SON ŒUVRE PAR

T

SU

-

SHIMA

Y

ÛKO

Avec d’autres figures de l’écriture féminine, elle a participé à la transformation de la littérature japo- naise en plaçant un regard féminin au cœur de son univers. Elle pose un regard aigu sur les pièges de la vie quotidienne, auxquels elle associe un traitement littéraire singulier, un style particulier.

« J’ai commencé, raconte-t-elle, à écrire au début des années soixante-dix, à un moment où certains schémas politiques, idéologiques cessaient de cor- respondre à la situation réelle : l’opposition entre droite et gauche perdait de sa clarté, le marxisme se décomposait, le sens entrait en crise et il devenait essentiel de trouver face à cela une forme d’expres- sion forte faisant entrer dans le texte à la fois le monde du quotidien et celui de l’extravagance. Mon projet littéraire a toujours consisté à montrer ce qu’il y a de plus irréel au sein de la réalité elle- même4. »

Son œuvre se développe autour d’une thématique qu’elle fait évoluer :

– Thème de la perte des êtres aimés (son père, le célèbre romancier Dazai Osamu qui s’est suicidé, son frère, son fils).

– Comment survivre après une déchirure.

Pour elle, l’intime est indissociable d’un projet po- litique : « Pour moi, la véritable intimité concerne cet espace où je me trouve avec mon prochain, elle me lie à ce quelqu’un – le lecteur – auquel je m’adresse sans vraiment le connaître à travers mes livres5. »

Tsushima Yûko manifeste une grande empathie pour les victimes de l’atome et les femmes au sein de la société japonaise. Elle écrit à propos des pré- jugés sociaux : la discrimination, les enfants de fa- milles monoparentales, les enfants handicapés, les femmes. À travers son expérience personnelle, elle se rend compte que les victimes d’événements tra- giques sont aussi victimes d’une tendance irrépres- sible de mise à distance par les autres. Cette mise à distance cause des malheurs en plus des événements ayant entraîné le traumatisme. Elle cite l’exemple des victimes de la bombe atomique qui sont, en plus, victimes d’une discrimination très forte.

Lorsqu’elle était jeune romancière, un écrivain plus âgé lui demanda pourquoi elle écrivait, et Tsushima Yûko lui répondit qu’elle écrivait par colère, colère face aux présupposés de la société, face à la discrimi- nation sociale.

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ISCUSSION (retranscription partielle à partir de notes)

La présentation de l’œuvre de Tsushima Yûko fut sui- vie d’un entretien avec Philippe Forest animé par Mar- tine Lani-Bayle.

Philippe Forest ouvrit le débat en rebondissant sur cette dernière réflexion de Tsushima Yûko. Il fit un parallèle avec son père Dazai Osamu, considéré comme

Variations : sur l’écriture de soi le grand écrivain de la décadence6qui, lorsqu’on lui de-

mandait pourquoi il écrivait, répondait : « Par ven- geance. »

Martine Lani-Bayle : Y a-t-il une différence entre écrire par vengeance et écrire par colère ?

Tsushima Yûko : Il y a une différence fondamen- tale que j’explique ainsi : la vengeance est centrée sur soi. Elle signifie : « Voilà ce que je suis. Pourquoi est- ce qu’on ne me rend pas justice ? » Alors que dans la colère, il y a une autre dimension. Je n’ai pas raison, mais je m’insurge contre quelque chose qui fait que la société véhicule une vision étriquée de certaines re- présentations – par exemple la vision de la femme au Japon.

M. L.-B. : L’écriture permet-elle de participer à la pensée des autres ?

T. Y. (reprenant ses notes pour plus de clarté dans la traduction) : Je n’ai jamais pensé que les shishôsetsu (romans autobiographiques) puissent représenter la tradition de la littérature japonaise. Cette tradition serait plutôt à chercher dans la filiation des poèmes classiques à forme fixe, les waka. La littérature orale7 exerce également une forte influence sur la

littérature moderne. Cette littérature orale a pro- duit des récits à la première personne, des romans dans lesquels la personne se sent impliquée. Au- jourd’hui, peut-être sous l’influence de ce genre de roman à la première personne ou même de waka, on désigne au Japon du nom de shishôsetsu, de manière très imprécise, des romans dans lesquels l’auteur ra- conte ce en quoi il se sent profondément impliqué. Il ne suffit pas de parler de soi pour faire un roman,

il ne suffit pas d’une intrigue compliquée non plus. Mais peut-on écrire un roman sans y mettre de soi ? Je ne le crois pas. La littérature est le lieu où l’on traite d’un système de valeurs individuel, qui appar- tient en propre à un être humain singulier, en de- hors de toute théorie. Dans une période d’expan- sion sociale infinie, les personnes les plus ordinaires, qui ne disposent que d’un espace quoti- dien étroit, auraient de plus en plus de difficultés à vivre si elles se trouvaient uniquement soumises à un système de valeurs socialement défini. Peut-être le je constitue-t-il un noyau essentiel, doté d’une ef- ficacité toujours croissante pour la littérature d’au- jourd’hui. Le romancier s’exprimera par des mots, mais il est semblable à un peintre. Pour un auteur, il y a des moments où il doit coucher par écrit la seule chose qu’il puisse dire. Il ne doit à aucun prix se dé- rober, c’est là qu’est le devoir primordial de l’écri- vain. Interroger le moment fondamental d’un évé- nement, le vivre à travers le moyen d’expression qu’il a fait sien, là où la plupart des gens ne peuvent que ressentir une émotion, tel est, à mon sens, le devoir de celui qui exprime. Qu’elle nous offre de telles possibilités, n’est-ce pas ce que nous atten- dons de la littérature, n’est-ce pas ce dont nous avons besoin quelle que soit l’époque ?

M. L.-B. : J’entends votre je8

d’auteur, ce je que re- prend votre traductrice, devenu elle lorsque Philippe Fo- rest s’adresse à vous. Que font les mots choisis, les « per- sonnes », à l’expression ?

Y. T. : C’est le fait de porter témoignage en tant que témoin qui entraîne l’acte créateur. Tant que l’usage des mots est attendu, le récit est ennuyeux. Le

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rôle de l’écrivain est de créer des symboles pour aller au-delà, pour aller au cœur de l’expérience. La litté- rature, c’est cette autre chose. C’est, avec des mots, à travers eux, aller au plus loin de son expérience.

Philippe Forest : Sans jamais rien cacher de la vé- rité intime et personnelle qu’il exprimait, lorsque L’Enfant éternel est paru en 1997, j’ai voulu que ce livre soit présenté et reçu comme un roman parce que c’est comme tel que je l’avais pensé, conçu, écrit. Mais l’année suivante, l’ouvrage a été réédité dans la collection de poche de chez Gallimard, et je me suis aperçu que l’éditeur l’avait rangé, sans me consulter, dans la rubrique des mémoires et autres récits auto- biographiques. Il faut très peu de temps pour que ce qui a été vécu devienne semblable à une très ancienne et assez douteuse légende. Mon existence, ma per- sonne m’intéressent assez peu. Écrire ma vie ne me serait jamais venu à l’esprit. Un mensonge sans appel s’attache à l’entreprise autobiographique. À ce qui fut désordre, traversée hébétée de toutes les apparences, on confère rétrospectivement la cohérence d’un des- tin et l’on s’imagine racheter ainsi la catastrophe d’avoir vécu.

(NB : à partir de là, les notes sont moins complètes, peut-être aussi moins fidèles…)

P. F. : C’est un vrai travail d’écriture que l’on re- trouve dans Au cœur de la nuit. C’est le véritable enjeu du livre, un travail littéraire.

T. Y. : Dans l’écriture d’Au cœur de la nuit, le récit est au présent. Un présent mouvant. Et tout le travail consiste à cerner ce présent mouvant et à observer ses transformations.

M. L.-B. : D’où vient donc l’attrait de savoir, dans

un « roman », ce qui est en lien ou non avec la vie de l’au- teur ?

T. Y. : C’est le travail de la littérature de casser les codes socialement acceptés, d’aller puiser jusqu’au noyau du sens.

P. F. : Le roman révèle, traduit l’irracontable, la littérature raconte l’histoire là où elle se défait.

T. Y. : L’expérience de la perte est douloureuse, mais être privé de mots l’est aussi.

M. L.-B. : Est-il nécessaire d’avoir vécu ces situations extrêmes pour pouvoir les écrire ?

P. F. : L’acte d’écrire porte en soi de la culpabilité (cf. Bataille).

T. Y. : C’est au travers des mots qu’on peut cher- cher à exprimer ce qui ne s’exprime pas.

M. L.-B. : Dans vos textes, les je varient. Leur tra- duction n’est pas la même dans nos deux langues9

, il est difficile de comparer. Vous parlez d’une « quatrième per- sonne »…

T. Y. : La narration à la quatrième personne, en surface c’est un je10

(watachi), mais c’est une narration qui met le romancier dans la position du chaman : cela correspond au « je est un autre » de Rimbaud, à un je universel, au je de Proust, à un je qui devient tout et n’importe quoi. C’est une communication avec un autre niveau…

Ces rencontres ont permis de saisir l’importance du roman japonais dans la littérature mondiale et de poser les questions décisives concernant le devenir de l’expé- rience littéraire et de la condition humaine à l’ère du post-modernisme.

Variations : sur l’écriture de soi

Elles montrent de plus, et de façon différenciée, ce que la vie fait au texte – ce que le texte, ce que l’expression et le choix qu’elle offre font à la vie – et en quoi, avant tout, il flirte avec la mort.

Également, elles nous ont fait participer de cette mis- sion sociale universelle de l’écrivain – qui fut une révéla- tion pour Franck Ribault par exemple – et ce qu’ils en soient, comme ici, conscients ou non.

NADIA BIREet MYRIAMHUGON DUHIVIF et 3e

cycle sciences de l’éducation avec Martine Lani-Bayle, Nantes

1. Philippe Forest a témoigné de son expérience d’écriture aux

confins de la vie dans les numéros 1 et 5 de cette revue, ainsi que dans le dossier de celui-ci. Nous avons également présenté ses ouvrages dans les rubriques « Lectures découvertes » des numé- ros 1, 2 et 4.

2. Tsushima Yûko s’est fait connaître en tant que romancière vers la fin des années soixante-dix notamment avec des romans qui décrivent la vie d’une mère célibataire au Japon : L’Enfant de

fortune, Territoire de la lumière, Au bord du fleuve, Éditions des

femmes, 1985, 1986 et 1987.

3. FOREST(P.), L’Enfant éternel, Gallimard, 1997 et Toute la

nuit, Gallimard, 1999.

YÛKÔ (T.), Poursuivie par la lumière de la nuit, Éditions des femmes et Vous, rêves nombreux, toi la lumière, Ph. Picquier, 1997. 4. Extrait d’un entretien avec Philippe Forest in Arsenal 7, Édi- tion Até, 2002, p. 142.

5. Op. cit.

6. Au Japon, est dite de « décadence » une littérature désespé- rée, par opposition à l’écriture « harmonique », de consolation.

7. Cf. par exemple les yukara, récits oraux du nord du Japon et qui eurent une grande influence.

8. Cet échange est difficile, dans la mesure ou le je français n’a pas toujours d’équivalent en japonais – il est parfois sous-entendu dans le verbe – alors que, paradoxalement, il bénéficie de plu- sieurs traductions… Voir aussi les deux derniers paragraphes de cet échange.

9. « Le français a plus de rigueur : où le japonais se passe de pro- nom, il en veut toujours un. […] Le traducteur doit donc pour- voir le verbe d’un sujet, qu’il a souvent bien de la peine à décou- vrir. » André Beaujard, traducteur des Notes de chevet de Sei Shônagon, Gallimard nrf 1996, p. 23.

10. Cf. note 8.

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