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QUEL RÉCIT POUR LES « SANS VIE » ?

Dans le document Les écritures de soi (Page 39-45)

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’INTERVENTIONportera sur des réflexions inspirées

de mon dernier ouvrage, Près des acacias, sorte de roman inspiré par une série de séjours effectués dans un service psychiatrique consacré à la prise en charge d’au- tistes adultes. La question théorique que pose ce livre est celle de savoir comment science et littérature peuvent éventuellement raconter une expérience immobile qui, par nature, échappe au langage et au récit. À partir de là, je pourrai évoquer la question des implications éthiques du récit de vie qui, qu’il concerne soi ou autrui, est tou- jours trahison de l’expérience vécue et conversion de celle- ci en littérature.

Les remarques que je vous proposerai aujourd’hui dépendent de l’écriture de mon dernier livre : Près des acacias (Actes sud, 2002), photo-roman réalisé avec Olivier Menanteau et à la demande d’un établisse- ment psychiatrique de la région parisienne dans un service consacré à la prise en charge d’autistes adultes. À mes yeux, avec ce livre et par rapport à mes précé-

dents ouvrages, s’opèrent la reprise et le déplacement d’une problématique qui touche à la question du jeu entre soi et autrui par la mise en récit – c’est-à-dire : en relations – d’un savoir et d’un non-savoir dont ré- pondent à la fois la littérature et la science.

Tout relève d’une expérience et de son protocole, le mot d’« expérience » étant à entendre dans sa double acception : au sens d’expérience scientifique – en l’occurrence médicale – mais aussi au sens d’expé- rience intérieure – pour citer une fois encore Georges Bataille. De ce protocole, je dirai un mot, donnant lecture du programme qui le présentait – voir ci-des- sous la préface inédite à Près des acacias. Puis je pro- longerai cette introduction par une série de considé- rations ouvertes qui ne prendront pas la forme d’un exposé bouclé sur lui-même mais plutôt d’une sorte d’invitation à la mise en question.

Le livre nouveau dont j’aimerais parler reprend à mes romans (L’Enfant éternel et Toute la nuit) une conviction mais afin d’éprouver cette fois cette

conviction en regard de cette aporie majeure que constitue la folie, sous la forme extrême de l’autisme. Cette conviction peut s’énoncer ainsi : il existe une part d’impossible – ce que je nomme le réel et qui n’est rien d’autre que la dimension de désir et de deuil de toute existence – en fonction de laquelle se construit toute subjectivité et à l’appel de laquelle répond la lit- térature puisque le récit seul peut venir prendre en charge une telle béance à l’intérieur du langage, un tel trou dans le tissu du sens. Il y a là un indicible par rap- port auquel parle toute parole :

non pas pour réintroduire du sens là où le sens manque mais pour faire du récit le lieu d’une parole irréconciliée par laquelle le sujet survit à la vérité.

Forme majeure et pour moi inconnue de l’impossible, la folie s’offre comme défaut du sens et invite à s’abîmer dans l’inhumanité du silence. D’où la nécessité d’une parole, d’un récit. Mais j’insiste : non pour

restituer mensongèrement du sens mais pour accom- pagner l’irréductible non-sens d’une parole de survie qui soit à la fois douceur et douleur. De quelle parole, de quel récit s’agit-il ? Science et littérature sont ap- pelées à produire un récit impossible. Considérons concrètement l’aporie de l’autisme : l’échec de la science la conduit à se tourner vers la littérature dans l’espoir que cette dernière trouve le secret d’une pa- role autre. D’où, de l’une à l’autre de ces paroles, des effets d’écho, de circulation : la science en appelle à la

littérature dans l’espoir qu’elle lui dise la vérité de la folie et inversement.

Considérer les livres consacrés à la folie revient à constater qu’il y a peut-être un peu de science dans la littérature et qu’il y a certainement beaucoup de litté- rature dans la science, dans ses documents et ses ana- lyses qui sont souvent configurés sur le mode même de la fiction : dans les témoignages des patients au- tistes qui appartiennent à la tradition du pur et clas- sique roman d’éducation, dans les essais des médecins psychiatres (exemplairement : La Forteresse vide de Bruno Bettelheim) qui relèvent du récit autobiographique comme du conte de fées.

Dans le cas de l’ouvrage qui m’a été commandé par les mé- decins et infirmiers de l’établis- sement d’Étampes, l’échec – scientifique, thérapeutique, so- cial – du récit médical a déter- miné le désir d’une relève de ce récit par un récit littéraire. Une telle relève – à quoi répond l’écriture de Près des aca- cias – rend possible le passage à un autre régime de langage mais sans céder à la tentation de la mystifica- tion esthétisante et rédemptrice à laquelle la littéra- ture cède trop souvent.

De là naît cette difficulté qui est celle à laquelle se trouve confrontée toute entreprise de littérature au- thentique : trouver une forme de récit qui, parce qu’elle se veut accordée à l’expérience de l’impos- sible, se constitue elle-même sur le mode d’un récit Chemins de formation au fil du temps…

impossible. L’autisme oblige à prendre la mesure de l’instance sans doute la plus paradoxale du récit de vie. Cette affection conduit à se demander : quel récit y a-t-il pour les « sans vie » qui ne convertisse pas en destin falsificateur l’expérience du néant mais confère, cependant, à celui qui vit cette expérience la possibilité d’entendre une parole qui prenne en charge son existence au sens le plus plein ?

J’ajouterai ceci : de mes romans à ce nouvel ouvrage s’opère pour moi un déplacement, l’accent glisse de soi à autrui, me permettant de comprendre en quoi et comment le soi peut devenir objet d’écriture. Ne plus écrire sur soi mais sur autrui c’est vérifier cette évi- dence que soi et autrui n’existent que l’un par rapport à l’autre et qu’il ne peut y avoir de communication au- thentique qu’en regard de cette expérience de l’im- possible dont témoigne ce que, dans un essai récent (Le Roman, le Je), j’ai nommé « hétérographie ».

« Je est un autre », déclarait Rimbaud en une for- mule célèbre. Écrire sur soi revient nécessairement à faire l’expérience d’un dédoublement par lequel le je se fait à la fois sujet et objet du récit où il prend place. Ce dédoublement détermine la nature inquiète et coupable du protocole littéraire par lequel chacun té- moigne toujours indûment pour un autre qui est aussi lui-même. Pour reprendre les mots de Primo Levi, nous sommes à la fois des naufragés et des rescapés : le rescapé témoigne au nom du naufragé dont il usurpe la parole afin de la garder sauve du silence où sinon elle sombrerait.

J’insisterai pour finir sur ce point : écrire sur soi ou sur autrui, si on le fait en regard de ce réel qui déter- mine toute littérature authentique, c’est faire l’expé-

rience d’une parole impossible située entre science et littérature, entre savoir et non-savoir, pour laquelle tout récit de vie consiste en un témoignage inquiet et coupable où l’on parle toujours indûment au nom d’un autre qui est aussi soi-même.

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RÉFACE INÉDITE À

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RÈS DES

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CACIAS

Une histoire de la folie, remarquait Michel Foucault, ne peut être que l’archéologie d’un silence. Et sans doute toute histoire sur la folie (tout récit choisissant celle-ci pour objet) doit-elle prendre acte d’abord de ce silence à partir de quoi, contre quoi elle s’écrit.

Si la folie est silence, alors l’autisme mérite d’être considéré comme la forme la plus pure, la plus abso- lue de la folie. L’autisme est silence. Il enveloppe les individus dans une sorte de prison invisible où se perd toute possibilité de parole. Encore que personne ne puisse dire exactement en quoi cette affection consiste, elle prend l’apparence d’une sorte de défaut primitif interdisant toute forme de communication vraie avec autrui. Certains passent leur vie dans le mutisme le plus total. Et même ceux des autistes qui semblent maîtriser le langage expliquent qu’ils n’uti- lisent jamais celui-ci qu’à la façon d’un simulacre so- cialement efficace mais impuissant à exprimer leur intimité absente ou blessée.

Par un paradoxe prévisible, ce silence fait parler. Il provoque à la parole. Et cette parole prend les formes les plus diverses : du pur bavardage senti- mental à la pathétique plainte personnelle en passant par tous les modes de l’expression médicale et scien- tifique. Au début des années quatre-vingts, on esti-

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mait à une dizaine de milliers les textes ayant été consacrés à la question dans le monde. On serait tenté d’affirmer qu’en une sorte de symétrie étrange (tant les symptômes en semblent souvent rigoureuse- ment inverses, réfléchis en miroir), l’autisme aura été pour notre siècle finissant ce que l’hystérie avait été au siècle précédent : spectacle troublant, boulever- sant, par lequel la folie devient pour la raison l’objet d’un défi thérapeutique et celui d’une rêverie in- quiète.

Le silence de l’autisme fait parler et, ce faisant, de- puis son pur lieu d’absence, il analyse l’histoire, toutes les histoires. Des récits par centaines naissent logi- quement de cette proximité avec l’une des formes les plus extrêmes de l’irracontable. Les premières de ces histoires sont bien entendu celles des malades, de leurs familles, de leurs proches. Mais par la fascina- tion qu’il exerce, par la crainte qu’il inspire, l’autisme met également en analyse la société tout entière l’obligeant à avouer les histoires (fables, mensonges, mythes, etc.) qu’elle se raconte à elle-même pour ré- pondre à l’insistant non-sens de la souffrance en son sein. Et parce que, dans l’esprit de ceux qui ont été les premiers à la penser, elle croise significativement celle des grandes catastrophes politiques de notre temps (exemplairement : la seconde guerre mon- diale), l’histoire de l’autisme questionne encore notre siècle et la théorie de ses cauchemars collectifs.

Toutes sortes de paroles prolifèrent ainsi aux abords de cette grande absence au langage que consti- tue l’autisme. Il y a d’abord la parole des malades eux- mêmes – du moins de ceux d’entre eux qui ont pu trouver avec leur mal un arrangement mental compa-

tible avec l’écriture. Depuis une dizaine d’années ont paru des témoignages à la faveur desquels certains au- tistes se racontent, décrivent le chaos premier de leur esprit et comment ils sont parvenus malgré tout à une sorte d’équilibre personnel au-dessus du vide persis- tant de leur vie. Plus étonnantes encore apparaissent les expériences de « communication assistée » à la fa- veur desquelles des individus lourdement handicapés et incapables de toute forme d’expression orale se sont avérés capables de composer des textes personnels d’une réelle puissance poétique. Mais de tels exemples n’invalident que partiellement la règle du silence au- tistique. En effet, rien ne permet d’extrapoler ces cas à l’ensemble des malades et de supposer que chez cha- cun d’eux existerait une parole semblable en attente de sa miraculeuse libération. De plus, ces confessions témoignent toutes d’une attitude ambivalente et par- fois désabusée par rapport au langage comme si, même prononcés, même écoutés, les mots, pour un autiste, restaient les instruments insignifiants d’une expérience menée pour rien : une parole prononcée dans le vide et par personne, sans effet ni usage.

Il y a ensuite la parole des parents, les premiers à être douloureusement confrontés – et dans l’imprépa- ration la plus désarmante – à la conscience du drame auquel, dès leurs toutes premières années, s’éveillent les enfants autistes. Depuis une ou deux décennies, leurs témoignages se font entendre de façon insis- tante à mesure qu’ils s’organisent en associations. Le discours moralisateur qui a longtemps servi de mo- dèle pour l’interprétation des pathologies mentales a fait peser sur eux le poids d’une culpabilité cruelle et injustifiée. Mais l’hégémonie nouvelle des théories Chemins de formation au fil du temps…

génétiques, si elle contribue à scientifiquement disculper les parents, ne les aide pas forcément à pen- ser l’irrémédiable dimension humaine de l’expérience

qui, tragiquement, leur échoit.

Il y a enfin la parole médicale, celle des chercheurs, des psychiatres, des soignants. Elle œuvre à la consti- tution objective d’un savoir efficace. Il s’agit de com- prendre l’autisme, hypothétiquement de le guérir, tout au moins de soulager les souffrances qui l’ac- compagnent. Pourtant, en l’état actuel des choses, l’énigme demeure. La multiplication des travaux, les incontestables avancées théoriques, l’accumulation des données laissent intact l’inintelligible cœur de ce phénomène. Le savoir se trouve ainsi rendu à la conscience amère de ses limites. La parole objective de la science doit prendre acte de cette part d’irrémé- diable qui constitue aussi la condition humaine et dont chaque individu – qu’il soit médecin ou malade

– ne peut répondre que subjectivement : en son nom propre, aux risques et périls de sa propre personne.

Le présent ouvrage repose sur le pari que peut être tentée l’expérience d’une autre parole. Une autre pa- role qui ne prétende aucunement dire la vérité des précédentes. Et pas davantage, bien entendu, parve- nir à une vérité à laquelle les précédentes n’auraient pas eu accès. Simplement : une parole autre, éloignée et qui, dans son éloignement assumé, puisse peut- être discrètement constituer à l’égard de l’autisme un geste d’intelligence (au double sens de ce mot : connaissance intellectuelle, complicité amicale).

L’histoire des relations entre l’art et la folie est lourde du poids d’un long malentendu romantique qui envisage ces deux expériences comme secrètement équivalentes. On voit sans mal ce qu’une telle concep- tion rédemptrice comporte de suspect. Lorsque l’ar- tiste fait le fou, le critique applaudit ce simulacre sans risque de sacrifice où la souffrance mentale se trouve instrumentalisée à des fins strictement esthétiques. Lorsque le fou fait l’artiste, le psychiatre se félicite de cette métamorphose thérapeutique où la victoire sur la maladie se trouve esthétiquement mimée. Penser l’art et la folie dans leur identité supposée revient probable- ment à manquer l’un et l’autre dans leur essence irré- ductible. Au reste, l’on sait bien que, le plus souvent, les fous – même géniaux – restent dans les asiles et que les artistes – même maudits – s’en retournent dans les musées. Penser l’art comme folie et la folie comme art aide simplement la société raisonnable à liquider cultu- rellement une douloureuse aporie à laquelle n’échap- pent pas les individus rivés à une souffrance dont l’éventuelle valeur esthétique n’importe que secondai-

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Interventions

rement.

Ces questions sont complexes. Sans doute sont- elles d’ailleurs insolubles. Et c’est la raison pour la- quelle elles doivent être explicitement posées. Si l’art et la folie peuvent entrer en intelligence (dans une re- lation d’amicale et réciproque connaissance), c’est à condition que soit pensé, c’est-à-dire en partie conjuré, le risque de la confusion romantique. C’est de l’extérieur que la parole de l’art doit essayer d’envi- sager le silence de la folie : ne pas parler pour la folie, à sa place mais à partir de cette limite opaque qu’elle oppose au regard de l’artiste, dans la conscience de cette infranchissable distance maintenue qui garantit paradoxalement l’intégrité de l’opération entreprise et son accès éventuel à une certaine forme de vérité.

Le présent ouvrage prend la forme d’un « roman ». Mais au sens où le roman vrai ne saurait plus au- jourd’hui souscrire aux conventions naturalistes aux- quelles on le limite d’ordinaire… Mais à condition d’accepter que le roman vrai se constitue en une forme littéraire libre où, à la première personne, une écriture inquiète se cherche qui réponde à l’appel du réel… On pourrait, bien sûr, offrir l’histoire inventée et exemplaire d’un autiste, mettre fictivement en scène sa vie, se glisser imaginairement – pourquoi pas ? – dans ce que l’on suppose être le désordre pa- thétique de son esprit, faire passer ce héros à travers toutes sortes d’épreuves émouvantes et romanesques. En un mot : transformer en une fable édifiante le non-récit sidérant d’une existence hors parole. En toute bonne conscience, de tels livres ont été écrits. Mais il est rare qu’ils prennent acte de la mystifica- tion qui les rend possibles. Le « roman » – dont le

présent ouvrage prend la forme – repose sur le pari d’un protocole plus strict : un écrivain y tente subjec- tivement l’épreuve incertaine de sa propre parole.

Ce roman s’offre comme un « photo-roman ». La parole artistique se dédouble pour se penser sous deux formes, l’une par rapport à l’autre décalée. L’histoire de la folie et celle de la photographie sont liées : à la Salpêtrière, c’est sous l’œil nouveau de l’objectif que s’est inventée l’hystérie. Mais comme celles du natura- lisme romanesque, les formules anciennes de la rhéto- rique photographique demandent à être questionnées. Ces formules anciennes transforment en effet d’elles- mêmes le non-sens de la folie en un spectacle bavard où la souffrance s’exhibe, théâtrale, dans l’attente d’un sens, médical ou esthétique, qu’il appartiendrait au maître, psychiatre ou artiste, de nommer. L’image qui fixe le fou l’annule autant que le roman qui l’invente. Elle fait de lui l’objet d’une criminelle considération. Pourtant, si la photographie se dénude de ses inten- tions dramatiques, si elle travaille à désamorcer toute forme en elle de spéculation sentimentale, elle peut faire l’épreuve de son propre langage sur le silence de la folie et ainsi donner ce dernier à voir, le montrer.

Encore une fois, il s’agit ici d’un signe rêvé d’intel- ligence qui implique non pas l’identification impos- sible à autrui mais la prise en considération d’une al- térité définitive à partir de quoi tout redevient peut-être différemment possible. Notamment : l’amitié au sens où Georges Bataille dit d’elle qu’elle est communication de déchirure à déchirure.

PHILIPPEFOREST Professeur de littérature Chemins de formation au fil du temps…

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