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L ES HISTOIRES DE VIE , COSSA DONNE ? Avant-propos

Dans le document Les écritures de soi (Page 65-67)

DU SILENCE À LA PAROLE, LE RÉCIT DE VIE

L ES HISTOIRES DE VIE , COSSA DONNE ? Avant-propos

À l’école, l’enseignement de l’histoire consistait à raconter les faits et gestes des grandes figures héroïques. Rarement, la population était le sujet de cette Histoire avec un grand H. Les gens or- dinaires ne devenaient sujets et héros que dans les fictions des séries télévisées et des romans. Et encore là, ces fictions étaient fabriquées par d’autres qu’eux-mêmes, appelés des écrivains et des auteurs, qui mettaient en scène des hommes et des femmes dans des circonstances extraordinaires (guerre, épidémie, chômage, etc.) ou encore, créaient des figures exceptionnelles d’hommes et de femmes pour, dans les deux cas, faire d’eux un portrait modèle idéal du féminin et du masculin.

Or, par-delà ces figures héroïques et mythiques, les gens ordinaires sont d’abord des visages concrets croisés tous les jours, qui ne font rien d’autre que de vivre leur quotidien et ce qui s’y passe chaque jour : vivre en famille avec ses secrets, faire, habiter, cuisiner, lire, nourrir son animal favori, etc. Ils sont des sujets et des auteurs ordinaires qui, au gré des responsabilités, s’adonnent à leurs occupations routinières, recommencent et refont tous les jours les mêmes gestes usuels, parce qu’ils sont souverainement convaincus de leur nécessité. Or, cette histoire reste à faire.

En effet, deux mondes coexistent où le premier dispute au second sa suprématie et sa légitimité et qui souvent, dit de ce dernier que sa routine du quotidien est quelque chose de banal, ordinaire, répétitif, habituel, insignifiant, sans épaisseur, transitoire et qui passe sans laisser de trace. Aussi, la tentation est grande de tenir pour rien le faire et le vivre au quotidien.

Il faut néanmoins se jeter à l’eau et nager à contre-courant du courant très fort de la grande Histoire et des rêves de la télévision. Tel le saumon qui abandonne la mer et remonte le fleuve Saint-Laurent au moment du frai, le monde ordinaire doit remonter à son origine et à sa source pour boire, enfin, à l’eau douce de sa quotidienneté qui est, elle aussi, un temps qualitatif irrem- plaçable pour tout être humain. En effet, la vie quotidienne, au dire du philosophe Giannini, « est une “catégorie”, le mode d’être d’un être qui, en vivant, se réitère silencieusement, s’approfondis- sant jour après jour en lui-même ».

Mais cette nage est risquée et parsemée d’obstacles. En effet, au lieu de chercher des événements et des gens extraordinaires qui changent le cours de l’histoire, il s’agit de restituer et de célébrer le quotidien et ce qui s’y passe : à la fois les habits de tous les jours et les vêtements du dimanche, les jours ouvrables et les jours fériés, le menu du jour et le repas à la carte, la prière quotidienne, le pain quotidien, le travail quotidien, les dimanches du temps ordinaire et le dimanche de Pâques, la grande messe et la messe basse, le vin qui réjouit et le repos du week-end, un jour pareil à l’autre et

aussi un jour à soi. Comme pour les cycles naturels du jour et de la nuit, des marées et des saisons, la quotidienneté est un temps cyclique (circulaire) continu avec ses durées et les phases de ces du- rées, mais aussi un temps linéaire où, comme le dit Viviane Labrie, « il n’y a peut-être pas de petites choses, seulement des choses vécues petitement », par lassitude et ennui.

Évidemment, dans toute vie continue, il y a des « événements » biographiques marquants tels les moments critiques, les crises, les tournants de l’existence et les catastrophes qui, à titre de mo- ments de bifurcations, de « turning points » au dire de Hughes, changent la trajectoire de vie, l’iti- néraire social. À l’évidence, ce tissage de vies ordinaires a connu bien des brisures. Ce tissage n’a pas seulement consisté à passer des fils de la trame à travers les fils tendus de la chaîne. Il est arrivé que les fils de la chaîne soient des héritages sans testament, de sorte qu’il n’y avait pas de mode d’emploi ; ou encore qu’ils soient des héritages d’une tradition rompue ou d’un modèle anachro- nique. Il est arrivé aussi que dans ces fils de la trame se trouve un maillon manquant et des nœuds pas réglés qui, néanmoins, ont donné lieu à un tissage porteur d’un maillage particulier et im- prévu. Aussi, ces personnes ont dû d’elles-mêmes et pour elles-mêmes défaire, dénouer, dévider, ourdir et tramer autrement, inlassablement, quotidiennement et ainsi, se tisser en tissant, qui un enfant, qui un jardin, qui un café-crème, qui un conte…

Les récits ici présentés sont une réponse à un appel à ce que ces personnes, dites « ordinaires », fassent des idées avec des significations vécues qu’elles portent en leur âme en posant simplement le geste qu’il faut qui s’appelle le courage, la grandeur d’âme, la fidélité, la force de caractère, un amour vigile, une obstination compatissante, une présence et une disponibilité, etc. En effet, leur pratique de la vie quotidienne ne vise pas uniquement un résultat mais comporte un sens intérieur qui s’avère une manière de faire et d’être, une manière d’agir et de sentir et finalement, une nou- velle façon de voir la réalité, de mordre à la vie, d’habiter le monde, de s’inventer elles-mêmes et d’introduire de grandes pensées dans le monde.

ANDRÉVIDRICAIRE Professeur, département de Philosophie, UQAM, université de Montréal, Québec t

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IBLIOGRAPHIE

GIANNINI(H.), La « Réflexion » quotidienne, Alinéa, 1992.

LABRIE(V.), « Impasses : pourtant on passe et ça nous dépasse ! » in Intervenir à contre-courant, BEAU- DIN(M.) et AL. (sous la dir. de), Fides, 1998, pp.173-196.

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UNE EXPÉRIENCE COLLECTIVE :

Dans le document Les écritures de soi (Page 65-67)