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A UJOURD ’ HUI , CET ÉQUILIBRE ENTRE LE JE ET

Dans le document Les écritures de soi (Page 110-113)

L’ÉCRITURE AU-DELÀ DE SO

A UJOURD ’ HUI , CET ÉQUILIBRE ENTRE LE JE ET

LE NOUS A GRAND BESOIN DE SE RECONSTI

-

TUER

Dans les années soixante l’essor des ateliers d’écri- ture, lié au développement de la culture du temps libre et du « soin de soi », a marqué les pratiques d’écriture du sceau de l’introspection du sujet. Dans le même temps, les pratiques d’écriture collectives ont subi une dévalorisation d’autant plus forte qu’elles étaient marquées par le militantisme, le col- lectivisme et la prise de parole de groupes sociaux re- vendiquant des positions dans le monde du travail et de la politique. Aujourd’hui, cet équilibre entre le je et le nous a grand besoin de se reconstituer. Le désir de vrais espaces de paroles et de débat est en train de rendre urgente une écriture de soi qui ne s’arrête pas en chemin et étende son envergure à l’écriture du nous. Dire nous, c’est aussi exprimer un je entouré, accompagné et porté par les autres. C’est aussi re- chercher en soi ce qui nous est transmis par toutes

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Chemins de formation au fil du temps…

sortes de rencontres et de dialogues. Il semble aujour- d’hui évident que l’individualisme en écriture, qu’il s’agisse de littérature ou de pratiques ordinaires, ait tout à gagner à s’ouvrir à des horizons collectifs.

À quel point est-il difficile de redire nous ? Pour mesurer le poids inconscient de l’habitude du je, faites une expérience : démarrez un texte en utilisant le pronom nous. Quel que soit le contexte, l’usage du pronom renverse complètement le réflexe qui associe automatiquement, sans qu’on n’y pense plus, écriture et soi. Ce décentrage ouvre aux projets d’écriture des voies nouvelles : il permet notamment de regarder le monde avec un regard enrichi du regard des autres ; il permet de tenter une écriture de meilleure compré- hension des relations et des actes collectifs – la per- plexité est si souvent à l’ordre du jour ; il permet d’ob- server la réalité sans se laisser tromper par la subjectivité de l’ego.

Ce décentrage pose aussi des questions capitales : au nom de quel nous pouvez-vous prendre la parole ? Quel collectif peut vous autoriser à appeler en son nom ? Porte-parole, écrivain public, textes collectifs sont autant de rôles qu’il est encore temps de réhabi- liter dans une étrange société de la communication : la véritable expression publique est principalement confisquée par des médias qui tentent de maintenir l’illusion qu’ils donnent la parole. Plus les technolo- gies accélèrent la communication, moins la parole circule véritablement !

C

OMMENT RESTITUER L

EXPÉRIENCE DE VIE

?

Un dernier doute concerne la construction de sa

propre histoire par l’écriture. La narration permet à la démarche biographique de construire un discours glo- bal sur soi. Raconter permet de remplir les trous que la mémoire ou la conscience auraient spontanément lais- sés vides. Mais… une vie peut-elle avoir un sens ? Es- sayons de penser une vie comme traversée par des sens multiples, auxquels participe bien plus que le moi uni- fié : l’existence comme des états successifs qui ne se suivent pas forcément de façon cohérente…

Là aussi la littérature a apporté des expérimenta- tions intéressantes : William Faulkner, James Joyce, Virginia Woolf, Dos Passos – repensons aussi à la façon dont Proust compose des personnages par frag- ments plutôt que par traits continus –, puis le Nou- veau roman… renforcent cette idée que la perception du réel reste souvent fragmentaire et discontinue. Il s’agit encore d’équilibre : non pas renoncer à toute compréhension globale du réel, voire de sa propre vie, mais apprendre à orienter son regard vers les failles, les contradictions et les transitions plutôt que de combler les manques de façon trop hâtive par un dis- cours narratif, remplaçant les creux et les mouve- ments.

Les techniques biographiques permettent de re- mettre la personne dans la dynamique et la cohérence de son parcours de vie. Mais combien de parcours sont-ils cohérents a priori ? Et combien le devien- nent-ils a posteriori ?

À une autre échelle, quelques historiens travaillent cette même question fondamentale : comment parve- nir à écrire une chronologie sans avoir déjà à l’idée la cohérence et la vérité de l’ensemble ? Comment ne pas projeter sur les acteurs du passé des intentions qui

n’existent que dans le regard rétrospectif du temps présent ?

Ce risque fréquent de « téléologie » (voir le monde comme un rapport de causes et de finalités) convient tout à fait aux trajectoires personnelles. Pour que la démarche biographique ne provoque pas l’unification de vies composées de fragments, il resterait à explorer une forme d’écriture qui cherche à exprimer les oublis et les creux de l’existence. Apprendre à reconnaître qu’on ne sait plus bien exactement comment les choses se sont passées plutôt que de se lancer dans l’écriture du roman de sa vie. Écrire le rugueux, le contradictoire, les doubles vérités, les immobilismes et les vides en prenant garde à ne pas les rendre trop facilement lisibles.

L’ethnologie contemporaine travaille sur cette dif- ficulté : l’écriture éloigne de l’expérience dès qu’elle y touche. Sans même parler du crayon et du carnet de notes, le magnétophone lui-même, aussi petit soit-il, devient un outil qui empêche d’être dans la vie. Dès lors, comment écrire l’expérience sans la figer ? Sans la reconstituer artificiellement ?

Ce sont les formes d’écriture différentes qu’il s’agit de travailler en s’accordant sur les objectifs : s’attacher à l’action et aux mouvements de l’expérience, mettre à distance les formes narratives, chercher des styles moins unificateurs des événements, plus respectueux des gestes, de la vérité du corps et des maladresses de la langue.

R

ÉSISTER À L

IMAGE CULTURELLE QUI SE

CONSTRUIT AUTOUR DE L

ÉCRITURE

« Expérimenter des écritures collectives et publiques… »

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Chemins de formation au fil du temps…

Se situer au milieu du carrefour des écritures de soi n’est pas simple : tant de mouvements, tant de choses à voir, à essayer de comprendre… Démysti- fier l’imaginaire littéraire, se méfier du poids du sujet ou concevoir la vie comme des états successifs de situations plutôt qu’un ensemble unifié, ce n’est pas condamner l’écriture de soi mais y résister en détournant le projecteur vers des zones moins éclai- rées.

La réflexion sur l’écriture renvoie inévitablement à une action de l’écriture : il s’agit d’expérimenter des situations concrètes qui travaillent cette question de l’identité.

Les thèmes de la médiation (enseignant, agent culturel, animateur…) et des offres d’écritures (école, ateliers d’écriture, université, formation, presse…), ouvriraient un autre domaine d’interrogation – no- tamment la distance entre ceux qui écrivent et ceux qui « font écrire », l’écart entre les fonctions théo- riques et les fonctions réelles des invitations à écrire, le rôle culturel du passage à l’écriture…

Réfléchir à ces enjeux identitaires c’est ouvrir un vaste chantier de recherche sur les formes inexplorées de l’écriture de soi : expérimenter des écritures collec- tives et publiques (affichages, tracts, collages, inscrip- tions…), des écritures fragmentaires qu’on ne va pas forcément rassembler (la note, le slogan, le carnet, les petits papiers…).

D

ONNER À L

ÉCRITURE DE SOI DES FORMES

Dans le document Les écritures de soi (Page 110-113)